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Full text of "La Sylphide : modes, littérature, beaux-arts"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lasylphidemodesl03pari 


LA  SYLPHIDE, 


Paris.  —  Typographie  I.acrampe  et  O,  rue  Damiette,  2. 


LA  SYLPHIDE. 


MODES,  LITTERATURE,  BEAUX-ARTS. 


DEUXIEME  SERIE 


TOME  III. 


JJaris. 


AUX    BUREAUX    DE  LA    §1LPHI»E, 

CITÉ    DES    ITALIENS. 


1841. 


LE  BARON  DE  BAZANCOURT, 
ROGER  DE  BEAUVOIR,  LOUIS  BERGER, 
(J        MARQUIS  DE  CHATILI.ON. 
PITRE-CHEVALIER,  ALFRED  DES  ESSARTS 

THEOPHILE  GAUTIER, 
LEON  GOZLAN,  GEORGES  GUÉNOT-LECOINTE 

HUGUENET  LE  JAY,  SAMUEL  ROGER, 

,  CHARLES  ROUGET,  ALBÉRIC  SECOND. 

SCI  DO. 


A    MESDAMES 

A  BARONNE  MARIE  DE  LÉPINAY  . 

LAURE  JOURDAIN, 

VICOMTESSE  DE  SENNEYILLE. 

L    Directeur, 
I » i :   Viii.i  in  'mn  i 


*Mm„ 


ÉÉ^^    ^©L^® 


& 


LA  SYLPHIDE 


LOTTIEMTUK! 


©HATO-Min 


INTRODUCTION. 


fêjsf  n  commençant  ce  nouveau  volume,  on 
nous  permettra  peut-être  de  constater 
quelques  unes  des  causes  de  notre  suc- 
cès, et  de  jeter  un  regard  rapide  sur  la 
carrière  que  nous  venons  de  parcourir 
avec  bonheur,  sans  doute,  mais  avec  un 
bonheur  qui  doit  être  en  grande  partie 
altrihué  à  nos  efforts  que  les  premiers 
l§u<{  *  et  souvent  très  rudes  obstacles  d'une  entreprise  comme 
celle-ci  n'ont  pu  décourager. 

Lorsqu'en  1839,  l'idée  nous  vint  de  fonder  celte  revue, 
les  journaux  de  modes,  il  faut  le  dire,  ne  faisaient  pas  un 
bien  grand  honneur  aux  lettres.  La  Sylphide  n'épargna 
rien  pour  êlre  dès  le  premier  jour ,  une  œuvre  de  littéra- 
ture et  d'art;  l'attention  fut  d'abord  attirée  par  son  luxe 
extérieur;  puis  les  plus  incrédules  même  ne  tardèrent  pas 
à  s'apercevoir  que  la  littérature  y  était  comptée  pour  quel- 
que chose,  et  que  la  Sylphide,  en  dépit  de  l'usage,  n'em- 
pruntant rien  à  ses  confrères,  avait  à  cœur  de  vivre  d'une  rédaction  qui  lui 
fût  propre.  Le  premier  volume  s'acheva  de  la  sorte,  plein  d'articles  inédits 
de  MM.  Edouard  d'Anglemont,  Roger  de  Beauvoir,  Raymond  Brucker, 
Emile  Deschamps,  Léon  Escudier,  Alphonse  Esquiros,  Alfred  des  Essarts, 
Arnould  Frémy,  Guénot-Lecointe,  Arsène  Houssaye,  Lottin  de  Laval,  mar- 
quis de  Salvo,  Texier-d'Arnout  -,  de  Mm"  Junot  d'Abrantès,  Anna  des  Essarts, 
Julia  Michel,  Clémence  Robert,  etc.,  et  de  ce  moment,  la  Sylphide,  con- 
sidérée comme  le  premier  journal  de  modes,  conquit,  ainsi  que  nous  l'avions 
prévu,  sa  part  d'importance  dans  la  littérature. 


LA   SYLPHIDE. 


Cependant,  malgré  ces  succès,  nous  n'avions  pas  encore  atteint  le  but  où 
nous  devançait  l'espérance,  et  notre  second  volume,  enrichi  de  nouvelles  lettres 
ornées,  titres  et  vignettes,  devint  un  véritable  album  où  tour  à  tour  on  a  vu 
briller  les  noms  les  plus  aimés  dans  le  feuilleton  et  dans  les  revues  :  MM.  le 
baron  de  Bazancourt,  Roger  de  Beauvoir,  Raymond  Brucker,  J. -Chaudes- 
Aiguës,  Pitre-Chevalier,  Taxile  Delord,  Félix  Deriège,  A.  Des  Essarts,  Em- 
manuel Gonzalès,  Léon  Gozlan,  G.  Guénot-Lecointe,  Ch.  Calemard  de  La- 
fayette,  Stéphen  de  la  Madeleine,  Ed.  Ourliac,  J.  Robert,  S.  Roger,  marquis 
de  Salvo,  E.  Texier-d'Arnout ,  la  baronne  Sophie  Conrad,  la  baronne  Marie 
de  l'Epinay,  la  comtesse  de  Narbonne-Pelet ,  etc.  Parmi  les  artistes  auxquels 
nous  avons  confié  nos  gravures  et  nos  lithographies,  il  faut  citer  encore 
MM.  J.  Bourgarel,  Challamel,  Gzeell,  Numa,  C.-J.  Traviés,  Ch.  Vogt,  etc. 
Alors,  non  seulement  la  Sylphide  inquiéta  les  journaux  de  modes,  mais  en- 
core elle  inspira  des  craintes  sérieuses  à  certains  recueils  littéraires. 

Ainsi  encouragés  par  le  succès ,  nous  ne  nous  arrêterons  pas  en  aussi  beau 
chemin.  Le  troisième  volume  de  la.  Sylphide,  plus  recommandable  encore 
que  les  deux  premiers,  sous  le  rapport  littéraire,  riche  de  nouvelles  inédites 
de  MM.  Henry  Berthoud,  Alexandre  Dumas,  Théophile  Gautier  ,  Jules  San- 
deau ,  Frédéric  Soulié ,  n'épargnera  rien  pour  le  luxe  et  le  style  de  ses  orne- 
mentations :  ses  titres,  dessinés  par  M.  Bossigneux ,  jeune  et  habile  paléogra- 
phe, sont  tous  empruntés  aux  merveilles  du  Vatican  où  aux  plus  beaux  monu- 
mens  de  l'architecture  de  Léon  X  et  de  François  Ier  ;  M.  Rossigneux  a  encore 
composé  des  lettres  ornées  d'après  les  plus  admirables  missels  bysantins  et 
les  pittoresques  manuscrits  du  treizième  et  du  quatorzième  siècles  ;  d'autres 
vignettes,  fleurons  et  lettres  de  fantaisie  sont  dûs  au  gracieux  talent  de  M.  Ba- 
ron ,  et  c'est  le  burin  exercé  de  MM.  Lacoste  père  et  fils  qui  a  reproduit  tous 
ces  petits  chefs-d'œuvre. 

Quelquefois  la  littérature  s'était  trouvée  gênée  par  les  dimensions  restreintes 
de  la  Sylphide;  un  caractère  plus  fin,  équivalant  à  quatre  pages  de  texte 
de  plus  environ ,  nous  permettra  de  donnner  un  surcroît  de  matières  à  nos 
souscripteurs,  qui  ne  nous  en  voudront  pas ,  nous  en  sommes  certain,  d'avoir, 
pour  tant  d'améliorations  et  de  soins  fait  subir  à  la  Sylphide  une  légère 
augmentation  d'un  franc  par  trimestre. —  Nous  n'avons  d'ailleurs  aucune  pro- 
messe à  faire ,  nous  irons  toujours  au  devant  des  vœux  de  l'aristocratie  et  du 
haut  commerce  qui  nous  ont  accordé  leur  bienveillant  patronage ,  et  nous 
sommes  heureux  de  pouvoir  dire  en  finissant  que  notre  passé  est  la  plus  irré- 
cusable garantie  de  notre  avenir. 

Le  Directeur, 
DE  VILLEMESSANT. 


LA  SYLPHIDE 

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DIRECTION    1   CITÉ  DES    ITALIENS 


I.A    Ml    l'UlliL 


>-!>    Vèi 


A   Madame  '  ". 


i  décembre  ISiO. 


'est-il  permis  de  vous  demander  au- 
jourd'hui, madame,  ce  qu'il  vous  sem- 
ble du  second  volume  que  vient  de  dé- 
poser à  vos  pieds  ma  gracieuse  Syl— 
piiide?  Ne  sera-ce  pas,  dites-moi,  un 
grand  plaisir  que  de  feuilleter  dans  un 
avenir  éloigné  ce  panorama  des  moeurs, 
^coutumes  et  modes  de  nos  jours?  La 
Sylphide  ,  avec  ses  gravures  de  bon 
goût ,  ses  articles  de  littérature  distin- 
guée, est  devenue  l'ornement  obligé  de  toutes  les  bibliothèques,  et  il 
n'est  pas  une  châtelaine  qui  ne  veuille  lui  faire  une  place  au  milieu 
des  livres  d'élite  qui  couvrent  les  rayons  de  la  savante  tourelle  de  son 
vieux  manoir!  Les  antécédens  de  ce  joli  recueil  ne  laissent  pas  de 
doute  sur  le  soin  qui  sera  apporté  à  sa  suite,  et  l'envie  de  bien  continuer 
ce  qui  a  été  commencé  si  heureusement  ne  peut  faire  défaut.  Aussi , 
nous  tous  qui  contribuons  à  vos  plaisirs,  sommes-nous  disposés  à 
renchérir  sur  le  passé  ;  et ,  d'abord,  voyons  ce  que  je  pourrai  digne- 
ment vous  présenter  de  nouveau  dans  mon  bulletin  de  modes.  —  Il 
me  semble  que  les  premières  Heurs  à  vous  offrir  seront  celles  qui  se 
cueillent  dans  les  magasins  de  Delisle,  là  où  tout  a  un  parfum  de  bonne 
compagnie,  où  Palmire  et  Beaudrant  qui,  avec  Delisle,  forment  cette 
année  les  trois  oracles  de  la  mode,  viennent  choisir  les  magnifiques  étoffes  dont 
sont  composées  nos  robes  et  nos  coiffures  les  plus  riches.  Delisle  a  ,  dans  ce  mo- 
ment ,  plus  que  jamais ,  un  choix  immense  de  toutes  les  séductions   possibles , 


LA   SYMMIlDi:. 


et  il  faut  avoir  une  raison  surhumaine  pour  résister  au  désir  de  se  voir 
parée  de  sa  splcndide  royale  renaissance,  de  cette  ravissante  étoffe  nommée 
à  si  juste  titre  guirlande  royale,  et  de  l'étoffe  royale  brochée  de  couleur.  Si  vous 
saviez  la  bonne  grâce,  l'aspect  vraiment  somptueux  qu'ont  ces  robes  lorsqu'elles 
sortent  de  la  coupe  de  Palmirel  Si  vous  saviez  ce  qu'a  de  prestigieux  le  droguet 
Pompadour,  le  satin  d'Orient,  si  riche  avec  ses  bouquets  de  couleur  1  les  belles 
robes  de  chambre  qui  se  font  avec  le  satin  Argus  !  et  si  vous  voyiez  quelle  profu- 
sion d'étoffes  de  toutes  sortes,  de  marcelines  glacées,  quadrillées,  de  velours,  de 
cachemires,  encombre  ces  belles  galeries  qui  semblent  un  bazar  d'Orient ,  as- 
surément, madame,  la  tète  vous  tournerait. 

Puisque  cette  lettre  est  consacrée  à  ouvrir  une  ère  nouvelle  d'élégance  , 
je  n'omettrai  pas  de  vous  parler  de  la  maison  de  deuil  du  Sablier ,  où  il  ne  se 
trouve  que  des  étoffes  noires  toutes  spéciales  par  leur  richesse  et  leur  bon  goût. 
Je  vous  citerai,  entre  autres  choses  tout-à-fait  récentes,  le  casimir zéphir .  C'est 
une  étoffe  plus  légère  que  le  casimir  ordinaire  et  qui  fait  des  robes  d'autant  plus 
distinguées,  que  Dufresne  est  presque  le  seul  qui  en  possède.  Je  vous  nommerai 
aussi  les  mérinos  cachemire  dans  une  qualité  supérieure,  les  salamines,  éolien- 
nes,  bombasines,  tamises,  satin  laine,  stoff  uni  et  broché  dont  les  dessins  et  le 
choix  varient  à  l'infini.  Quoique  la  maison  du  Sablier  soit  aussi  assortie  que  pos- 
sible pour  tout  ce  qui  concerne  le  deuil,  les  étoffes  de  soie  riches,  noires,  qui  se 
portent  en  dehors  de  la  triste  circonstance  du  deuil  sont  chez  Dufresne  aussi  va- 
riées que  distinguées;  notre  gravure  de  ce  jour  offre  une  ravissante  toilette 
choisie  dans  ses  magasins.  Le  goût  de  Dufresne  se  retrouve  dans  sus  confections 
d'hiver,  telles  que  les  châles  ouatés,  burnous,  pelisses,  manteaux  et  dans  ses 
modes  qui  sont  charmantes.  Je  vous  ai  souvent  parlé  de  Gon  ;  eh  !  bien,  sa  vogue 
s'étend  davantage,  et  il  semble  que  rien  ne  doive  l'arrêter  dans  son  élan  ;  mais 
aussi  rien  de  mieux  justifié  que  cette  vogue,  car  quoi  de  plus  beau  que  ses  four- 
rures ?  quoi  de  plus  charmant  que  ses  manteaux  entourés  de  martre  et  doublés  de 
satin  blanc,  que  ses  pelisses  en  satin  rose  ou  bleu  bordées  d'hermine  ou  de  cygne , 
avec  leur  inappréciable  cachet  d'élégance  qui  fait  distinguer  une  femme  d'une 
autre  femme,  comme  un  habit  d'Humann  fait  distinguer  un  homme  d'un  autre 
homme  ;  la  coupe,  reconnue  première  par  la  fashion,  force,  bon  gré  malgré,  celui 
qui  la  porte  à  paraître  en  dehors  du  cercle  ordinaire. 

Vous  savez  cequeLouisXVIII  répondait  à  un  de  ses  favoris  qui  voulait,  en  dépit 
de  sa  naissance  roturière,  être  fait  gentilhomme  de  la  chambre: — Mon  ami,  si  vous 
lisez  la  Cuisinière  Bourgeoise,  vous  y  trouverez  que  pour  faire  un  pâté  de  lièvre 
il  faut  d'abord  prendre  un  lièvre,  or,  pour  faire  un  gentilhomme  il  faut  un  gen- 
tilhomme  —  Eh  !  bien,  Humann,  le  fameux  tailleur,  a  plus  d'artque 

cela  :  avec  son  talent ,  il  fera  un  gentilhomme  de  celui  qui  le  sera  le  moins.  Lui 
et  Verdier  savent  réparer  l'aspect  le  plus  endommagé  et  il  est  impossible  de  ne 
pas  avoir  l'air  d'un  homme  comme  il  faut  avec  cet  habit  si  élégamment  tourné  et 
cette  canne  plus  bijoux  que  bâton,  que  Verdier  vous  apprend  à  porter.  L'art  de  por- 
ter les  choses,  madame,  est  plus  difficile  qu'on  ne  pense,  et  n'a  pas  ce  talent  qui 
veut,  surtout  aujourd'huiquel'onasuppriméderéducation  des  femmes  ces  leçons 
déposes,  de  révérences,  que  nécessitaient  les  présentations  à  la  cour.  Je  remar- 
quais l'autre  jour  une  jeune  femme  parfaitement  bien  mise  dans  une  robe  faite 
par  MHe  de  Moismont,  couturière  dont  le  goût  élégant  se  révèle  chaque  jour.  Une 


LA    M  I  llll  hl   . 


robe  depoult  de  soie  gris  glacé  blanc,  dont  le  corsage  à  pointu  et  à  nervures  ne  lais- 
sait rien  à  désirer  pour  la  forme,  deux  plis  en  biais  légèrement  badines  en  bas  de 
la  jupe  avaient  toute  la  bonne  grâce  possible;  un  joli  chapeau  «le  velours  noirorné 
de  roses  sans  feuilles  complétait  cette  toilette  de  bon  goût,  qui,  à  mes  yeux,  eût 
perdu  toul  son  prix,  si  celle  qui  la  portait  n'eût  point  eu  dans  ses  manières,  dans 
sa  marche,  ce  cachet  de  distinction,  qui  révèle  la  coquetterie  chaste  et  permise 
que  les  femmes  de  la  haute  société  possèdent  seules. 

Les  écharpes  de  velours  sont  excessivement  à  la  mode  ;  à  la  promenade,  en 
visite,  en  soirée,  partout  elles  sont  admises;  seulement  il  faut  éviter  les  franges 
mêlées  de  couleur.  Les  deux  seules  manières  de  les  doubler  d'une  façon  dis- 
tinguée sont  le  noir  pour  le  matin  et  le  satin  blanc  pour  le  soir. 

On  fait  aujourd'hui  un  genre  de  robe  de  chambre  dont  je  laisse  la  libre  ap- 
préciation à  votre  goût:  ce  sont  des  peignoirs  en  marceline  ou  soie  légère 
ouatés,  et  dont  le  bas  de  la  jupe  est  piqué  jusqu'aux  genoux  à  points  très 
rapprochés;  c'est  la  mode,  mais  c'est  terriblement  pantoufles  de  celles  dites 
douillettes.  On  commence  à  faire  des  robes  de  bal  ;  le  crêpe,  la  gaze  brillante  sont 
fort  en  vogue  :  jusqu'à  présent  le  blanc  domine  ;  un  grand  nombre  sont  faites  en 
tuniques,  ce  qui  donne  le  moyen  d'imaginer  de  doubles  garnitures  et  de  les  va- 
rier à  l'infini.  Les  manches  plates  se  soutiendront-elles?  Je  crois  que  si  on  allait 
aux  voix,  il  y  en  aurait  plus  contre  que  pour;  car,  tout  en  les  portant,  il  n'est  point 
de  femmes  qui  ne  crient  anathème  sur  le  sans-façon  et  l'aspect  nu  et  déshabillé  de 
cette  mode;  aussi  on  leur  cherche  nombre  de  palliatifs;  le  plus  joli,  jusqu'à  pré- 
sent, est  la  large  manche  en  pardessus  à  la  religieuse.  Les  chapeaux  se  porteront 
tout  l'hiver  de  formes  capotes,  et,  Dieu  merci,  ne  seront  plus  placés  sur  la  nuque 
et  les  épaules,  ce  qui  était  si  disgracieux  et  si  contre  nature.  Les  femmes  seules 
qui  veulent  se  faire  remarquer  en  mauvaise  part  portent  aujourd'hui  leur  chapeau 
en  arrière. 

Je  me  sens  ce  soir,  madame,  en  grande  humeur  de  fronder,  aussi  vais-je 
m'arréter  et  garder  pour  un  jour  où  j'aurai  plus  d'espace  mes  observations 
critiques  sur  cette  grande  régulatrice  de  nos  goûts  et  de  nos  caprices.,   la  Mode  ! 

Baronne  mame  de  l'épinai  . 


LA   SYLPHIDE. 


a^aa  &&  sasas^»* 


l.a  plaine  un  jour  disait  à  la  montagne  oisive  : 
Rien  ne  vient  sur  ton  front  des  vents  toujours  battu  ! 
Au  poète  courbé  sur  sa  lyre  pensive, 
La  foule  aussi  disait:  —  Rêveur,  à  quoi  sers-tu? 

La  montagne  en  couroux  répondit  à  la  plaine  : 
C'est  moi  qui  fais  germer  les  moissons  sur  ton  sol  ; 
Du  midi  dévorant  je  tempère  l'haleine, 
J'arrête  dans  les  cieux  les  nuages  au  vol. 

•le  pétris  de  mes  doigts  la  neige  en  avalanches, 
Dans  mon  creuset  je  fonds  les  cristaux  des  glaciers 
Et  je  verse  du  bout  de  mes  mamelles  blanches, 
En  longs  filets  d'argent,  les  fleuves  nourriciers. 

Le  poète  à  son  tour  répondit  à  la  foule  : 
Laissez  mon  pale  front  s'appuyer  sur  ma  main  ; 
N'ai-je  pas  de  mon  cœur,  dont  mon  ame  s'écoule. 
Fait  jaillir  une  source  où  boit  le  genre  humain  ! 


4  août  1840. 
Sierra  Nevada,  sur  le  Mulej-Naraen,  près  de  Grenade. 


THEOPHILE   SABT1ER. 


"  Ces  ver>,de  même  que  lous  les  articles  publiés  par  la  sylphide,  sont  entièrement 
inédits. 


i.  v  MLi'iiiiu: 


i.  \  favorite,  opéra  en  qualrc  acles,  paroles  de  mm.  ALPHONSE  ROYER  et  GUSTAVE  VAEZ, 

musique  de  H.  donizetti.  —  Débuis  de  m.  bvrrcilhet. 


ARiii  les  compositeurs  contemporains,  aucun  assurément 
n'est  doué  d'une  fécondité  plus  merveilleuse  que  M.  Do- 
nizetti ;  le  tumulte  religieux  des  Martyrs  retentit  encore 
à  nos  oreilles,  nous  avons  le  cœur  plein  des  phrases  mé- 
lodiques de  la  Lucie ,  nous  applaudissions  hier  Lucrezia 
Borgia,  et  voici  que  l'Opéra,  rivalisant  de  promptitude 
avec  le  musicien  ,  nous  convie  au  succès  de  la  Favorite 
qu'il  a  montée  comme  par  enchantement;  tandis  que 
M.  Donizetti  va  quitter  Paris  pour  aller  écrire  une  partition 
à  Rome. — Nous  ne  recommencerons  pas  l'histoire  de  la 
Favorite.  Tout  le  monde  sait  qu'encouragé  par  la  réussite 
de  Lucie  de  Lamermoor  à  la  Renaissance,  le  maître  italien  avait  promis  de  composer  un 
opéra  pour  ce  théâtre,  MM.  Alphonse  Royer  et  Gustave  Vaez  en  firent  le  poème  auquel 
ils  donnèrent  pour  titre  Wlnge  de  Nisida  ;  dans  l'intervalle  la  fermeture  de  la  Renais- 
sance eut  lieu,  et  c'est  alors  que  l' Académie-Royale  omit  un  asile  à  VAnge  de  Nisida, 
qui  devint  la  Favorite.  Qu'était-ce  que  VAnge  de  Nisida,  et  qu'est-ce  que  la  Favorite  V 
—  Écoutez. 

Alphonse  XI  avait  succédé,  en  1312,  sur  le  trône  de  Castille,  à  son  père  Ferdi- 
nand IV.  Vingt-huit  ans  après ,  uni  au  roi  de  Portugal,  il  tua  ,  dans  une  bataille  , 
200,000  Maures,  au  point,  disent  les  historiens,  que  les  chemins  étaient  couverts  de 
cadavres  à  plus  de  trois  lieues  à  la  ronde;  le  butin  fut  si  considérable,  que  le  prix  de 
l'or  en  baissa  d'un  sixième.  Ceci  peut  passer  indifféremment  pour  un  gros  mensonge  es- 
pagnol, ou  pour  de  la  couleur  locale.  Alphonse  XI  mourut,  en  1550,  de  la  peste,  au  siège 
de  Gibraltar;  ce  fut  le  troisième  événement  notable  de  son  règne  ;  le  second  avait  été 
son  amour  pour  Léonore  de  Gusman,  cette  même  Léonore  de  Gusman  qui  joue  le 
rôle  principal  dans  te  poème  de  MM.  Royer  et  Vaez. —  Le  couvent  de  Saint-Jacques-de- 
Compostelle,  au  premier  acte,  nous  initiera  la  façon  de  vivre  passablemenl  ascétique  des 


S  LA   SYLPHIDE 

religieux  de  ce  temps-là.  L'introduction  est  de  peu  d'importance,  de  même  que  le 
chœur  d'ouverture  des  frères  qui  se  rendent  à  la  chapelle.  Cependant  au  milieu  de 
ces  capuchons  noirs  et  de  ces  robes  de  bure,  il  y  a  une  tète  qui  se  relève,  un  cœur  qui 
bat:  Feruandjàla  veille  de  prononcer  ses  vœux,  confie  au  père  supérieur  Balthazar  que 
son  amour,  avant  d'arriver  jusqu'à  Dieu,  s'est  arrêté  à  moitié  chemin  du  ciel  ; 

J'invoquais  les  anges  radieux, 

Quand  l'un  d'eux  loul-à-eoup  vint  s'olTrir  à  mes  veux. 

Pourquoi  M.  Royera-t-il  été  prendre  l'exposition  et  presque  les  paroles  de  la  romance 
du  premier  acte  des  Huguenots  ?  Ces  deux  couplets,  où  M.  Donizetti  est  toujours  resté  à 
côté  du  sentiment,  sont  presque  dépourvus  de  rhythme.  Balthazar  essaie  de  détourner 
Fernand  de  son  dessein,  mais  la  jeunesse  l'emporte,  et  Fernand  quitte  le  cloître.  II  y  a 
dans  le  finale  de  ce  duo  une  phrase  pleine  d'effet,  chantée  par  Duprez.  —  Voilà  donc 
Fernand  amoureux  et  pauvre,  qui  débarque  sur  les  beaux  rivages  de  file  de  Léon.  Des 
jeunes  filles  chantent  et  tressent  des  guirlandes.  Il  y  a  dans  tout  celade  vagues  réminis- 
cences du  chœur  des  Baigneuses  de  Meyerbeer,  et  il  faut  dire  que  le  livret  y  contribue 
pour  beaucoup.  Fernand,  d'abord,  est  bien  un  peu  inquiet  du  nom  et  de  la  naissance 
de  «  sa  femme  inconnue  ».  Léonore  paraît,  il  l'interroge,  elle  n'ose  lui  répondre,  mais  elle 
lui  remet  un  parchemin  ;  Fernand  allait  en  demander  davantage,  lorsque  le  roi  emmène 
Léonore;  Fernand  en  conclut  que  Léonore  est  une  très  haute  et  très  puissante  dame, 
d'autant  plus  que  le  parchemin  qu'elle  lui  a  donné,  est  un  brevet  de  capitaine  ;  pour 
se  procurer  un  avant-goùt  des  armes,  il  chante  un  airguerrier  sur  un  temps  de  marche 
dont  le  motif  est  assez  vulgaire.  —  En  somme,  les  deux  tableaux  qui  forment  le  premier 
acte  n'offrent  pour  toute  richesse  que  le  finale  du  duo  entre  Fernand  et  Balthazar. 

Une  galerie  dans  le  style  mauresque  laisse  voir  les  jardins  féeriques  du  palais  d^: 
l'Alcazar,  ce  qui  engage  le  roi  de  toutes  les  Castilles  à  chanter  à  pleine  voix  : 

Jardins  de  l'Alcazar,  délices  des  rois  maures  ! 

Cette  situation,  toujours  par  la  faute  de  M.  Royer  ou  de  M.  Vaez  ,  rappelle  l'entrée  de 
Kaoul  :  a  Sous  le  beau  ciel  de  la  Touraine.  »  Le  rôle  d'Alphonse  a  acquis  une  importance 
d'autant  plus  grande  qu'il  est  rempli  par  M.  Barroilhet ,  ce  baryton  célèbre,  dont  l'Italie 
voulait  nous  déposséder.  Nous  avons  écouté  avec  attention  l'air  qui  suit  :  «  Léonore  , 
viens,  j'abandonne.  »  Et  sauf  quelques  parties  fort  habilement  rendues  par  le  chanteur, 
nous  ne  lui  avons  trouvé  aucun  caractère. —  Mais  qu'est  devenu  le  capitaine  Fer- 
nand? Le  capitaine  Fernand  se  couvre  de  gloire  sur  les  bords  du  Salado  ;  le 
bruit  de  ses  exploits  retentit  jusqu'à  la  cour  et  rend  fort  triste  la  pauvre  Léonore 
qui  se  dit  infâme  et  indigne  de  son  amour.  Le  roi,  pour  la  consoler,  lui  donne 
une  fête,  et  M.  Albert  abuse  de  cette  fête  pour  nous  gratifier  d'un  divertissement 
qui  ne  dure  guères  moins  d'une  heure.  Nous  admirons  autant  que  qui  que  ce  soit  les 
cambrures ,  les  déhanchemens  et  les  tibias  lutins  de  M11'  Maria  et  de  MUe  Adèle  Dumi- 
làtre  ;  mais  nous  sommes  d'avis  que  les  évolutions  du  corps  de  ballet  pourraient  être 
moins  prolongées  dans  l'intérêt  de  nos  plaisirs  et  de  l'art.  Au  milieu  de  cette  fête, 
sans  ai'cune  préparation,  sans  aucun  motif,  le  père  Balthazar  se  présente  pour  fulminer 
l'anathème  contre  Alphonse  ,  qui  veut  répudier  sa  femme  et  épouser  sa  maîtresse.  Ce 
père  Balthazar  est  une  contrefaçon  du  cardinal  Brogni. Léonore  fuit,  accablée  des  foudres 
du  moine;  les  courtisans  restent  consternés. — Il  est  permis  de  le  dire,  ces  deux  pre- 
miers actes  sont  très  faibles. Tout  languit:  musiqueet  poème  ;  rien  d'original,  rien  d'im- 
prévu, et,  pour  comble  d'infortune  ,  un  corps  de  ballet  qui  s'amuse  tout  seul. 

Heureusement,  la  vraisemblance  mise  à  part,  l'action  va  se  nouer  et  la  musique  s'éle- 
ver à  une  hauteur  digne  du  maître.  Fernand  revient  chargé  de  lauriers  ;  le  voici  dans  une 


LA   SYLPHIDE.  >) 

des  salles  du  palais  de  l'Alcazar;  il  va  voir  Léonore,  hélas  !  et  no  se  doute  pas  que  le  se- 
cret des  amours  de  sa  dame  vient  d'être  surpris.  Les  auteurs  ne  tiennent  pas  à  nous  dire 
comment.  Tant  de  valeur  doit  être  récompensée. — Que  veux-tu,  lui  dit  le  roi? —  La  main 
de  celle  que  j'aime.  —  Au  même  notant,  Léonore  entre,  et  l'affreuse  vérité  se  dévoile 
aux  yeux  d'Alphonse.  —  Jeté  l'accorde, lui  dit-il,  après  un  long  effort  sur  lui-même. 
Puis,  s'approcliant  de  sa  pertide  maitresse,  il  chante  avec  une  admirable  expression  de 
mélancolie  et  de  douleur  : 

Pour  tant  d'amour  ne  soyez  pas  ingrate  , 
Lorsqu'il  n'aura  que  vous  pour  seul  bonheur. 
Quand  d'être  aimé  pour  toujours  il  se  Halle, 
Ne  le  chassez  jamais  de  votre  cœur. 

Nous  noterons  que  les  deux  derniers  vers  sont  très  peu  français,  ce  qui,  par  bonheur, 
ne  porte  aucun  préjudice  à  la  musique,  et  puisque  nous  sommes  sur  le  chapitre  de  la 
grammaire,  nous  citerons  cet  autre  passage,  probablement  écrit  en  langue  castillanne  : 

Je  puis  mourir  mais  non  pas  vous  le  dire. 

Sans  aucun  doute,  le  rôle  de  Barroilhet  avait  été  arrangé  tout  exprès  pour  lui  ;  on  avait 
calculé  des  effets,  ménagé  des  airs.  Eh  !  bien,  le  passage  dans  lequel  il  transporte  la  salle 
est  celui  probablement  sur  lequel  on  n'avait  pas  compté:  c'est  cette  mélodie  dont  les  pre- 
mières phrases  sont  si  suaves,  cette  mélodie  qui  n'est  ni  un  air  ni  un  cantabile,  et  qui 
s'élève  comme  une  voix  du  ciel,  un  soupir  de  l'ame,  au  milieu  de  cette  scène,  fort  belle 
du  moment  qu'on  en  accepte  l'impossibilité. 

Remarquez, en  effet, que  la  conduite  de  ce  roi  franchit  toutes  les  limites  do  l'absurde: 
ou,  en  donnant  la  main  de  samaitresse  à  Fernand  ,  il  croit  faire  un  sacrifice  immense, 
et  alors  c'est  un  niais  de  la  meilleure  espèce;  ou  bien  il  sait  ce  qui  va  résulter  de 
cet  hymen,  et  alors  c'est  un  misérable  monarque  qui  paie,  à  force  d'ingratitude  et  de 
vengeance,  le  guerrier  auquel  il  doit  sa  puissance  et  ses  victoires,  hypothèse  qui  n'est  ad- 
missible à  aucun  titre.  —  Déplus,  pourquoi  donc  Fernand  est-il  le  seul  qui  ignore  ce 
que  tous  les  autres  savent?  Il  part  pour  ses  conquêtes  et  n'apprend  rien  ;  il  revient  et 
n'en  sait  pas  davantage  ;  c'est  y  mettre  en  vérité  par  trop  de  complaisance. — Ensuite  cette 
femme  était-elle  tellement  infâme  pour  avoir  été  la  maîtresse  du  roi?  Ce  ne  serait  pas 
une  infamie  aujourd'hui ,  c'en  était  bien  moins  une  au  quatorzième  siècle. — Que  fe- 
riez-vous  donc,  sans  cela,  du  duc  Antoine,  qui  se  glorifiait  d'être  le  Grand  Bâtard  de 
Philippe-le-Bon?  de  Don  Juan  d'Autriche,  qui  était  bâtard  de  Charles-Quint? et  de  tant 
d'autres  bâtards  fort  illustres.  Du  côté  des  femmes,  qui  de  nos  ancêtres  a  jeté  la  première 
pierre  à  Agnès  Sorel,  à  Diane  de  Poitiers,  à  Gabrielle  d'Estrées,  à  M»c  de  Pompadour? 
Nous  nous  arrêterons  à  Louis  XIV  pour  ne  pas  effrayer  nos  contemporaines. —  Revenons 
à  l'hymen  de  la  Favorite  qui  va  se  célébrer.  Comment  Léonore  découvrira-t-elle  à  Ferdi- 
nand le  secret  fatal?  Car  elle  ne  veut  pas  abuser  de  son  honneur.  Inès,  sa  camériste, 
se  charge  de  l'instruire.  Seule,  Léonore  s'abandonne  à  toute  sa  douleur  et  à  tout  son 
amour.  L'air  :  «  0  mon  Fernand  !  d  a  été  chanté  par  M"»  Stoltz  avec  un  très  grand 
style,  et  dans  la  strette  :  «Venez  cruels!  »  elle  a  déployé  une  énergie  où  le  drame  per- 
çait à  chaque  note.  Quoi  qu'il  en  soit,  Inès,  arrêtée  en  chemin,  ne  peut  parvenir 
jusqu'à  Fernand;  Léonore  le  croit  averti,  et  le  mariage  se  consomme.  Tandis  que 
la  cérémonie  a  lieu  à  l'église,  il  y  a  une  scène  fort  dramatique  entre  les  seigneurs, 
et  le  chœur  : 

Ali  !  que  du  moins  notre  mépris  qu'il  brave, 

est  d'une  admirable  facture.  Les  seigneurss'éluignentde  Fernand;  il  leurdemande  raison 
'de  cette  insulte,  la  venue  du  père  Balthazar  augmente  le  trouble  et  la  présence  du  roi 


10  LA  SYLPHIDE. 

précipite  la  catastrophe.  Fernand  trompé  brise  son  épée  et  la  jette  aux  pieds  d'Alphonse, 
Duprez  est  admirable  dans  cette  scène.  Tout  ce  finale  est  magnifique  :  par  la  disposition 
des  masses  chantantes  et  les  effets  de  l'orchestre,  il  remet  peut-être  en  mémoireles  finales 
des  Martyrs  et  de  la  Lucia  et  celui  du  second  acte  de  Lucrczia  Borgia  ;  mais  qu'im- 
porte? Un  chef-d'œuvre  n'a  jamais  empêché  un  autre  chef-d'.œuvre. 

Nous  voici  revenus  au  couventde  Saint-Jacques.  Fernand  prononce  ses  vœux;  tandis 
que  sa  voix  s'élève,  un  novice  l'écoute  et  le  reconnaît.  —  C'est  vous  Léonore  !  —  C'est  toi 
Fernand! — Et  alors,  une  scène  déchirante,  quelque  chose  qui  brise  l'àme,  tour  à  tour 
des  reproches,  des  regrets,  des  adieux  et  des  transports  devant  des  tombes  ouvertes;... — 
la  dernière  entrevue  d'Héloïse  et  d'Abeillard  au  Paraclet.  —  Voyant  cette  femme  qu'il  a 
tant  aimée  qu'il  aime  encore  plus  que  tout ,  à  demi  morte  dans  ses  bras,  Fernand  n'hé- 
site plus  entre  elle  et  Dieu.  —  Oh  !  s'écrie-t-il  avec  un  indéfinissable  accent,  oh  !  je 
t'aime  ! 

Viens,  je  cède  éperdu, 

Au  transport  qui  m'enivre. 

Et  Léonore  reprend  avec  un  lyrisme  qui  n'a  jamais  été  égalé  à  l'Académie-Royale  : 

C'est  mon  rêve  perdu 
Qui  rayonne  el  m'enivre. 

Puis  elle  meurt  :  Balthazar  lui  voile  la  face,  —  et  tout  est  dit. 

Il  y  a  dans  la  voix  humaine  de  même  que  dans  les  hautes  merveilles  de  la  nature 
des  choses  qui  ne  se  peuvent  rendre.  Je  n'essaierai  donc  pas  de  reproduire  les  émotions 
partagées  par  la  salle  tout  entière  dans  cette  sublime  scène  qui,  interprétée  avec  une 
grandeur  inouïe  par  Duprez  et  Mmc  Stoltz  couronne  si  glorieusement  l'œuvre  de  Donizetti . 
De  toutes  les  créations  de  Duprez,  et  j'entends  par  créations  les  rôles  dans  lesquels  il 
n'a  pas  été  obligé  de  succéder  à  Nourrit ,  la  création  de  Fernand  est  à  coup  sûr  la  plus 
complète.  Nous  avons  entendu  comparer  la  méthode  deBarroilhet  à  celle  de  Duprez. 
Nous  voyons  de  notables  différences  entre  les  deux  artistes  :  Barroilhet  ne  phrase  pas  les 
récitatifs  comme  notre  grand  ténor ,  il  porte  sa  voix  autrement  que  lui  ;  toutefois  ce 
baryton  va  remplir  un  vide  immense  à  l'Opéra,  et  l'accueil  qu'il  a  reçu  du  public 
aux  deux  premières  représentations  de  la  Favorite  est  bien  de  nature  à  dissiper  ses 
craintes,  si ,  comme  on  nous  l'a  assuré,  il  lui  en  reste  encore.  Mais  l'artiste  qui  nous  a  le 
plus  profondément  ému,  nous  le  répétons,  est  sans  contredit  Mme  Stoltz,  qui  dé- 
sormais a  conquis  par  son  beau  rôle  de  Léonore  une  très  haute  place  à  l'Académie 
royale.  Assez  long-temps,  sansqu'on  puisse  s'expliquer  pourquoi,  le  talent  de  Mme  Stollz 
était  resté  dans  l'ombre  ;  assez  long-temps  sa  noble  voix  si  passionnée  et  si  vibrante 
avait  été  condamnée  à  un  ignominieux  silence  !  Pour  elle  ,  le  jour  de  la  réhabilitation 
est  enfin  venue ,  et  la  salle  entière,  en  la  rappelant  avec  Duprez,  a  voulu,  je  n'en 
doute  pas  ,  lui  demander  pardon  de  son  injuste  oubli. 

La  mise  en  scène  de  la  Favorite ,  ordonnée  par  M.  Duponchel ,  est  de  la  vérité  histo- 
rique la  plus  sévère.  Les  décors  du  premier  et  du  troisième  acte ,  par  MM.  Philastre  et 
Cambon  ,  ceux  du  deuxième  et  du  quatrième  ,  par  MM.  Feuchères ,  Séchan,  Diéterle 
et  Despléchain  ,  sont  généralement  bien  entendus.  —  Il  se  peut  au  reste  que  dans 
cette  analyse  d'une  œuvre  importante  et  qu'on  ne  saurait  juger  du  premier  coup,  nous 
ayons  omis  beaucoup  de  passages  remarquables  et  de  beautés  qui,  plus  tard,  seront 
comprises;  en  écrivant  sous  l'influence  immédiate  de  nos  impressions  d'hier,  nous  ne 
prétendons  point  avoir  tout  dit  :  l'orchestre  qui  nous  a  paru  peut-être  un  peu  bruyant, 
un  peu  trop  chargé  quelquefois  de  cuivre,  mériterait  à  lui  seul  un  examen  sérieux  et 
approfondi.  Nous  nous  souvenons  encore  avec  charme  de  certains  accompagnemens  de 
harpe,  et  nous  avons  éprouvé  un  véritable  sentiment  religieux  en  écoutant  ces  larges  el 


LA   SYLPHIDE.  1  I 

puissans  soupirs  de  l'orgue  qui,  au  commencement  du  quatrième  acte,  accompagnent 
soûls,  pendant  quelques  mesures,  le  chœur  et  les  récitatifs.  L'emploi  de  l'orgue  dans  les 
scènes  où  se  déploient  les  austérités  ou  les  pompes  du  catholicisme  a  toujours  été  d'un 
effet  certain,  et  au  quatrième  acte  de  la  Favorite,  Donizetti  a  su  lui  emprunter  de  ma- 
gnifiques ressources. 

Que  dirons-nous  de  Barroilhet  ?  C'est  un  de  ces  artistes  supérieurs  qu'il  serait  au  moins 
imprudent  de  vouloir  apprécier  après  une  seule  audition.  Barroilhet  nous  arrive  avec 
les  qualités  hors  ligne  et  aussi  avec  quelques-uns  des  défauts  de  l'école  italienne.  Comme 
Duprez,  il  a  à  lutter  contre  son  physique  ;  comme  lui,  c'est  un  chanteur  plein  de  style  et 
et  d'ame  :  goût  épuré,  amo  tendre,  voix  flexible  qui  se  plaît  surtout  aux  mélodies  tem- 
pérées, et  qui  ont  besoin  d'être  chantées  autant  avec  le  gosier  qu'avec  le  cœur.  Peut-être, 
à  notre  avis,  cette  voix  manque-t-elle  quelquefois  de  timbre,  ou  se  voile-t-elle  ;  peut-être 
est-ce  la  crainte  qui  domine  Barroilhet,  quand  son  organe  faiblit;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  Barroilhet  apporte  à  l'Académie  royale  une  méthode  qui ,  marchant  de 
front  avec  celle  de  Duprez,  régénérera,  dans  un  avenir  prochain,  le  chant  sur  notre  pre- 
mière scène  lyrique.  Quelques  moisd'étudecorrigerontcet  artiste  de  ses  gestes  saccadés, 
de  ses  mouvemens  brusques  ;  il  apprendra  à  jouer  en  France,  comme  il  a  appris  à  chanter 
en  Italie. — Nous  croyons  donc  au  succès  de  la  Favorite,  surtout  si  M.  Donizetti  es  résigne 
à  fondre  ses  deux  premiers  actes  en  un  seul  ;  son  œuvre  y  gagnera  en  intérêt  et  en  en- 
semble, et  le  public,  en  la  comprenant  mieux,  lui  conservera  plus  long-temps  ses  faveurs. 

G.   GUËNOT-LECOIXTE. 

THEATRE  DE  LA  PORTE-SAINT-MARTE 

RÉOUVERTURE. 

Ce  n'est  pas  sans  inquiétude  que  nous  assistons  au  grand  mouvement  qui  se  mani- 
feste depuis  deux  ou  trois  ans  dans  le  monde  de  la  littérature  et  des  arts  ;  mouvement 
de  transformation  qui  tend  à  déplacer  toutes  choses ,  et  dont  les  conséquences  sont 
beaucoup  plus  graves  qu'on  ne  le  pense.  Nos  chansonniers  ,  nos  feuilletonistes,  nos 
poètes  même  ,  ont  si  souvent  redit  que  la  gloire  n'était  que  fumée  ,  que  la  génération 
nouvelle  a  cru  faire  une  œuvre  sage  en  affichant  pour  tout  ce  qui  ressemble,  de  près 
ou  de  loin  ,  à  la  renommée  ,  pour  tout  ce  qui  peut  conduire  tôt  au  tard  à  la  célébrité 
même  la  plus  infime,  un  mépris  tout-à-fait  impertinent.  Ainsi ,  dans  ce  mouvement  de 
transformation  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure ,  chacun  cherche  à  descendre,  bien 
peu  s'efforcent  de  grandir. 

Pour  un  entrepreneur  qui  se  fait  artiste,  nous  avons  des  artistes  qui  se  font  entre- 
preneurs ;  pour  un  palais  d'or  et  de  marbre  comme  la  Cité  des  Italiens ,  nous  avons 
vingt  hôtels  mesquins  où  la  lumière  et  l'espace  semblent  vraiment  confus  de  se  trou- 
ver réunis.  Des  écrivains  qui  se  font  éditeurs  ,  et  des  auteurs  dramatiques  qui  se  font 
directeurs  de  théâtre  ,  que  dirons  nous  ?  Parmi  eux  il  y  a  des  hommes  de  cœur  et  de 
talent  que  nous  avons  applaudi  bien  souvent;  à  ceux-là  nous  ne  pouvons  que  souhaiter 
le  succès.  Aujourd'hui  nous  en  avons  un  à  constater. 

L'ouverture  du  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  a  eu  lieu  lundi  dernier,  sous  la  direc- 
tion des  frères  Cogniard.  La  troupe  de  la  Porte-Saint-Martin  ,  telle  que  la  première 
représentation  nous  l'a  montrée,  est  remarquable  par  son  ensemble;  on  peut  la  diviser 
en  deux  :  vaudeville  et  drame.  A  la  tète  de  la  première,  Philippe,  cette  vieille  réputation 
de  la  jovialité  française,  se  place  tout  d'abord  ;  M.  Clarence,  artiste  dramatique  dont  le 
nom  se  trouve  pour  la  première  fois  sous  notre  plume ,  est  sans  contredit  le  sujet  le 
plus  distingué  de  la  seconde.  — Un  prologue  d'ouverture  ,  sorte  d'à-propos  local ,  et  un 
drame  historique ,  le  Comte  de  Mansfeld,  ont  fait  les  frais  de  la  première  représen- 
tation. Il  y  a  de  la  gaîté  franche  et  communicative  dans  le  prologue,  quelques  jolis 
costumes  ,  de  spirituels  couplets,  et  deux  actrices  transfuges  des  Folies-Dramatiques 


12  LA   SYLPHIDE. 

et  de  la  Gaîté,  Mmos  Pauline  Amant  et  Lorry,  dont  les  heureuses  dispositions  exigent 
quelques  encouragemens ;  l'avenir  leur  réserve  mieux  cela. 

Mais  le  véritable  succès  de  la  soirée,  nous  devons  le  dire,  appartient  à  M.  Zara, 
peintre  à  peu  près  inconnu,  et  dont  le  talent  s'est  révélé  d'une  manière  brillante  par 
la  composition  du  rideau.  Cette  toile  immense  est  un  véritable  tableau  ,  qui  tient  à 
la  fois  du  genre  et  de  l'allégorie.  Les  figures  sont  groupées  avec  bonheur,  et  le  mou- 
vement général  de  cette  peinture  ne  laisse  rien  à  désirer.  Les  draperies  de  velours 
qui  l'encadrent  ont  toute  l'empleur  et  tout  le  moelleux  de  l'étoffe;  mais  nous  n'ai- 
mons pas  les  trois  ou  quatre  lignes  de  cables  dorés  qui  coupent  perpendiculairement 
la  draperie ,  et  qui  semblent  tout  à  fait  placées  là  pour  servir  à  une  démonstration 
géométrique  des  deux  lignes  parallèles.  —  La  décoration  générale  de  la  salle  est  d'une 
simplicité  et  d'une  sobriété  de  bon  goût.  Le  vert ,  l'or  et  le  blanc  se  fondent  dans 
une  nuance  douce  et  généralement  en  harmonie  avec  tous  les  accessoires  de  plafond  , 
dont  nous  n'avons  pu ,  à  la  première  vue,  saisir  facilement  les  détails.  Un  mot  encore  : 
le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  a  remporté  un  avantage  marqué  dans  cette  pre- 
mière rencontre  avec  le  public  ;  mais  le  Comte  de  Mans/eld,  qui  devait  décider  de  la 
victoire  ,  n'a  tenu  que  ce  qu'il  promettait,  et  ce  n'est  pas  assez. 

CHARLES   ROUGET. 

Concerts. 

Nous  voici  revenus  au  bon  temps  des  fêtes  musicales,  des  concerts  d'amateurs  et  des 
soirées  bourgeoises.  On  fait  de  la  musique  partout,  et  trois  fois  heureux  les  honnêtes 
gens  qui  ne  trouvent  pas  chaque  matin  chez  leur  concierge  une  demi-douzaine  d'invita- 
tions pour  des  matinées  ou  des  thés  d'artistes.  La  mélomanie  nous  accable,  le  bal  masqué 
nous  ruine,  les  théâtres  nous  tuent.  Que  l'on  vante  donc  encore  l'hiver  après  toutes 
les  catastrophes,  les  inondations,  les  gelées  et  les  brouillards  qu'il  amène  à  sa  suite.  Le 
Rhône  est  rentré  dans  son  lit,  mais  un  autre  fléau  s'est  déchaîné  sur  nos  tètes  et  com- 
plote incessamment  contre  le  repos  de  nos  oreilles  :  les  musiciens  de  société,  les  chan- 
teurs de  charge,  les  Henri  Monnier  et  les  Levassor  en  pantalons  crottés  sont  descendus 
de  leur  mansarde.  Fermez  bien  vos  portes  et  faites  dire  que  vous  n'y  êtes  pas. 

Après  cela,  on  comprendra  sans  peine  avec  quel  plaisir  nous  signalons  au  milieu  de 
ces  charivaris  humanitaires  les  concerts  où  l'art  et  la  musique  sont  l'objet  d'un  véritable 
culte.  —  Le  festival  delà  Renaissance  a  parfaitement  rempli  les  vœux  de  la  Commission 
des  secours.  Mmcs  Pauline  Viardot-Garcia  et  Gras-Dorus  ont  été  ce  qu'ils  sont  toujours  : 
admirables.  M.  de  Bériot  a  transporté  son  auditoire  avec  le  trémolo.  —  Le  premier  des 
concerts  par  abonnement  de  MM.  IL  Herzet  Labarre  avait  réuni  la  plus  élégante  société 
dans  la  belle  salle  de  la  rue  de  la  Victoire.  M""1  Viardot-Garcia  et  Ponehard  ont  obtenu 
un  très  grand  succès,  de  même  que  M.  H.  Herz  dans  sa  fantaisie  de  l'E/isir  d'/imorc. 
Nous  ne  dirons  rien  du  violon  de  M.  Allard  que  nous  voudrions  n'avoir  pas  entendu.  — 
Dimanche  (i,  Mme  Duchambge,  le  gracieux  auteur  de  tant  de  jolies  romances,  donne  une 
matinée  musicale  chez  M.  II.  Herz.  Mmf  AnnaThillon  chantera  deux  ou  trois  des  plus 
nouvelles  mélodies  de  M"""  Duchambge  avec  le  goût  et  le  sentiment  qu'on  lui  connaît. 
Nous  souhaitons  de  tout  notre  coeur  que  les^uccès  de  Mrae  Anna  Thillon  à  l'Opéra-Comi- 
que  ne  l'empêchent  pas  de  se  faire  entendre  souvent  dans  les  réunions  musicales  de  cet 
hiver  ;  comme  artiste  et  comme  femme,  sous  le  double  rapport  de  la  voix  et  de  la  beauté, 
Mmr  Thillon  est  un  de  ces  rares  talens  qu'on  aime  à  retrouver  partout.  —  Dimanche  a 
également  lieu  dans  la  salle  Vivienne  la  grande  matinée  de  Théodore  Hauman  au  profit 
des  inondés  du  Rhône.  Le  célèbre  violoniste  sera  secondé  dans  sa  bonne  œuvre  par 
Mmcs  Gras-Dorus,  Guenée  et  M.  Géraldy.  La  réunion  de  ces  artistes  éminens  ne  peut 
manquer  d'attirer  la  foule.  ***. 


LA  SYLPHIDE 


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DIRECTION    1  CITE     DES    ITALIEN» 


I.  *    SI  I.PHIDE. 


%    SEadmue 


12  décembre  1840. 


n  sent  ici,  madame,  un  doux  parfum  d'é- 
trennes,  qui  fait  épanouir  les  jeunes  visa- 
ges et  sourire  les  petits  enfans.  J'ai  tou- 
jours pensé  qu'il  y  avait  une  chose  encore 
plus  agréable  que  celle  de  recevoir  des 
étrennes ,  c'était  d'en  donner  ;  aussi  je  ne 
plains  rien  tant  que  les  gens  qui ,  par  leur 
position  de  fortune,  sont  dans  l'impos- 
sibilité  de  se  procurer  ce  plaisir  :  donner 

est  une  si  douce  chose  ! de  combien 

d'émotions  n'est-on  pas  cause?  que  d'ex- 
pression dans  ces  yeux  qui,  fixés  sur  vous,  cherchent  à  deviner  ce  que  vous  tenez 
là  mystérieusement  enveloppé...  Donnez,  parens;  donnez,  maris  ;  et  surtout  si 
vous  voulez  plaire  davantage,  allez-vous-en  dans  les  beaux  magasins  de  Thiébaùd- 
Guichard  ,  choisir  quelques  unes  de  ces  belles  étoffes  dont  la  richesse  ne  doit  pas 
vous  effrayer,  car  les  prix  en  sont  aussi  raisonnables  que  possible.  Rien  ne  peut 
être  offert  de  plus  agréable  à  une  femme  ,  qu'une  robe  de  soie  en  barége  dia- 
manté,  qui  semble,  sur  un  fond  d'azur  ou  ponceau,  une  petite  pluie  brillante. 
Qu'y  a-t-il  aussi  de  plus  élégant  que  ces  pelisses  à  la  bonne  femme,  en  velours 
popeline  ouatées,  ou  ces  élégans  burnous  blancs  avec  cordons  algériens''  En  ve- 
nte, les  magasins  de  Thiébaud-Guichard  offrent  chaque  jour  des  séduction, 
nouvelles  qui  attirent  la  foule  élégante  des  acheteurs  ;  car,  cette  année  on  s'est 
mis  a  donner  des  étrennes  utiles.  Les  magasins  de  la  Barbe  dOr,  qui  comptent 
une  si  ancienne  et  si  aristocratique  clientelle,  sont  aussi  une  preuve  à  l'appui  de 
mon  assertion  ;  Delon  voit  plus  que  jamais  aujourd'hui  ses  belles  habituées 
venir  choisir  ces  étoffes  d'un  goût  si  parfait;  parmi  celles  qui  sont  les  plus  re- 


: 


I  l  I.A   SYLPHIDE. 

cherchées,  je  vous  citerai  le  salin  impérial  chiné  ,  le  façonné  Montespan,  le 
satin  glacé  Iiachel  à  guirlandes ,  les  façonnés  Uriel ,  la  moire  d'Orient.  Voilà, 
madame,  de  beaux  présens  à  faire  et  de  charmantes  robes  à  porter  ,  avec  leurs 
manches  plates,  leurs  corsages  à  pointes  et  leurs  riches  garnitures  de  fourrures 
prises  chez  Gon  ,  le  fourreur-innovateur,  qui  vient  de  faire  adopter  à  nos  dan- 
dies,  d'élégans  pelits  manchons  en  martre  ,  tels  que  ceux  qu'on  appelait  autre- 
fois des  marquis. 

Je  ne  sais  point  en  vérité  pourquoi  les  hommes,  si  soigneux  de  leur  personne 
aujourd'hui,  n'avaient  point  encore  repris  ce  confortable  objet  de  toilette  qui,  au 
moins,  a  une  utilité  incontestable  et  donne  beaucoup  de  bonne  grâce  quand 
il  est  bien  porté.  Il  appartenait  à  Gon  de  faire  renaître  cette  mode  aristocratique  ; 
aussi,  depuis  l'apparition  des  nouveaux  marquis,  ses  magasins  ne  désemplissent 
plus.  Les  hommes  savent  qu'une  belle  main  est  chose  très  séduisante  et  que  c'est 
une  beauté  fort  remarquée  ;  bien  certainement  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  négli- 
gera le  moyen  de  préserver  les  siennes  de  la  teinte  violette  que  le  froid  y  im- 
prime. Une  chose  que  je  trouve  tout-à-fait  prestigieuse,  à  propos  de  manchons, 
est  le  parfum  que  leur  chaleur  conserve  aux  odeurs;  il  suffit  qu'un  mouchoir 
imprégné  des  senteurs  de  Guerlain  y  ait  séjourné  quelques  heures  pour  que  les 
émanations  les  plus  douces  s'en  échappent  pendant  plusieurs  jours  ;  mais  il  faut 
pour  cela  que  les  essences  soient  de  celles  de  Guerlain,  car  ce  parfumeur  célèbre 
est  le  seul  qui  ait  trouvé  le  secret  de  perpétuer  les  odeurs  et  de  leur  donner  cette 
inapréciable  exhalaison  des  fleurs  naturelles.  Que  de  femmes  attendent  avec  im- 
patience un  bouquet,  promis  de  chez  Guerlain  !  Un  objet  d'envie  aussi,  un  objet 
choisi  des  yeux  et  que  les  lèvres  n'ont  point  encore  osé  demander,  c'est  un 
cachemire  de  Rosset  !  un  de  ces  beaux  cachemires  longs  ou  carrés,  français  ou 
de  l'Inde,  mais  toujours  avec  Se  riches  dessins,  des  couleurs  orientales,  toute 
la  somptueuse  élégance  qui  fait  si  bien  deviner  le  rang  de  la  femme  qui  le  porte  ; 
il  n'est  jamais  sorti  des  magasins  de  Rosset  un  chàie  qui  ne  soit  marqué  au 
coin  de  l'élégance,  et  qui  nesoit  un  type  aristocratique  auquel  on  ne  peut  se  tromper. 
Que  n'êtes  vous  à  Paris,  madame,  pour  visiter  avec  moi  tous  nos  élégans  ma- 
gasins! Que  n'avez-vous  pu,  comme  je  l'ai  fait  aujourd'hui,  voir  toutes  les  modes 
gracieuses  préparées  par  les  soins  de  Mme  Hnguenet-Lejay  !  Cette  modiste,  que 
vous  connaissez  par  ses  nombreux  succès,  emploie  pour  chapeaux  de  promenade 
le  velours  épingle  lilas-gris,  vert-chou,  ornés  de  guirlandes  faites  de  petites  tètes 
déplumes,  car  il  faut,  hélas  !  le  dire,  la  plume  plate  couchée  est  déjà  tombée  dans 
le  domainede  Vimportàblel  Or  donc,  ces  guirlandes  sont  une  mode  toute  nouvelle 
el  par  conséquent  toute  charmante;  les  chapeaux  gris  se  doublent  en  rose,  les  lilas 
ou  verts  en  blanc.  Mme  Lejay  fait  ses  chapeaux  de  visite  en  satin,  ornés  de  beaux 
points  de  Bruxelles,  ou  blonde  guipure  ;  ceci  est  facile  à  dire,  mais  ce  qui  le  serait 
beaucoup  moins,  serait  de  vous  expliquer  la  pose  toute  particulière  des  boutons 
de  roses  qui  complètent  les  ornemens  de  ces  chapeaux  ;  c'est  à  vous,  qui  connaissez 
le  goût  élégant  de  la  modiste,  à  suppléer  à  mon  insuffisance  ;  ce  que  je  voudrais 
vous  faire  comprendre,  c'est  tout  le  charme  de  certaines  coiffures  sans  fonds,  qui 
ne  couvrent  que  le  sommet  de  la  tète  et  descendent  avec  une  grâce  indescriptible 
sur  le  bas  des  joues,  où  quelques  fois  elles  se  terminent  par  des  glands  arabes  ou 
des  nœuds  frangés  d'or  ou  de  perles.  Il  y  a  dans  ce  moment  un  magasin  dans  la 
rue  A^  ivienne,  qui  fait  vraiment  émeute  !  C'est  celui  de  Clamorgam  ;  il  a  imaginé 


LA    SYLPHIDE.  15 

une  manière  de  disposer  ses  éventails,  si  légère,  si  coquette,  que  nul  ne  peut 
passer  devant  ce  musée  aérien,  sans  s'arrêter  en  face  des  belles  glaces  de  la  de- 
vanture ;  il  est  rare  que  si  on  a  un  présent  à  faire  on  passe  outre  sans  entrer, 
tant  il  y  a  de  séductions  attachées  à  ces  branches  d'ivoire,  d'écaillé,  de  nacre  ou 
de  laque,  encadrant  de  belles  et  brillantes  peintures  ou  des  étoffes  pailletées  der- 
rière lesquelles  deux  beaux  yeux  empruntent  tant  d'éclat  ! 

Un  objet  de  toilette  que  beaucoup  de  personnes  choisiront  cette  année  pour 
étrennes,  sera  une  collection  de  gants  Mayer  ;  jamais  on  n'avait  poussé  aussi  loin 
la  perfection  dans  la  façon  des  gants.  Mayer  vient  de  faire  à  l'étranger  un  envoi 
magnifique  dont  je  vous  parlerai  la  prochaine  fois.  La  contrefaçon,  véritable  plaie 
de  toutes  les  inventions  remarquables,  a  voulu  imiter  les  gants  lacés  de  Mayer  ; 
mais  ou  ne  peut  s'y  tromper,  et  la  réussite  m'en  paraît  impossible.  Vous  me  de- 
mandiez, madame,  ce  qu'on  pourrait  offrir  à  un  bon  mari,  pas  contrariant,  qui, 
au  retour  de  la  chasse  dans  les  montagnes,  passait  volontiers  ses  soirées  près  de 
sa  femme  à  lui  faire  des  lectures,  les  pieds  sur  les  chenets,  puis  le  dimanche  venu, 
la  conduisait  à  la  ville  voisine  faire  des  visites,  comme  c'est  l'usage  en  province  ; 
eh!  bien,  à  ce  mari-là  qui  vaut,  certes,  bien  la  peine  qu'on  le  gâte,  il  faut 
donner,  pour  ses  soirées,  une  des  magnifiques  robes  de  chambre  de  Richard-Lau- 
rent, si  belles  d'étoffe  ,  si  élégantes  de  façon  ;  vous  avez  déjà  un  échantillon  du 
talent  de  Richard-Laurent,  par  les  beaux  gilets  de  lui  que  je  vous  ai  envoyés,  et 
vous  savez  qu'il  a  une  réputation  incontestable  pour  ces  spécialités.  Puis,  pour 
en  revenir  à  ce  bon  mari,  vous  lui  donnerez  encore  pour  les  visites  du  dimanche, 
la  canne  de  Verdier,  car  il  n'est  plus  permis  à  un  homme  élégant ,  fût-il  à  deux 
cents  lieues  de  Paris,  de  sortir  sans  une  canne  dont  le  luxe,  la  pomme  ouvragée 
et  riche  ne  crie  tout  haut  le  nom  de  l'unique  et  fameux  faiseur  !  Je  vous  ai  déjà 
quelquefois  parlé  de  Mmc  Leclère,  modiste,  dont  le  bon  goût  perce  davantage 
chaque  jour.  Ses  capotes  et  en  général  toutes  ses  modes  ont  un  joli  cachet  d'élé- 
gance ;  ses  nuances  sont  parfaitement  assorties,  et  dans  ses  ornemens  on  devine 
un  talent  gracieux  et  de  bonne  compagnie. 

J'aurais  tant  de  choses  à  vous  dire  sur  nos  bonnes  faiseuses  aujourd'hui,  ma- 
dame, que  la  place  me  manque  pour  vous  donner  une  teinte  de  la  mode  en  gé- 
néral ;  je  remets  cela  à  un  autre  courrier,  mais  je  puis  vous  dire  d'avance  que 
aucun  changement  notable  ne  s'est  présenté  à  ma  critique  ;  les  formes,  les  façons 
sont  dans  un  statu  quo  qui  peut  vous  faire  attendre,  sans  crainte,  ma  première 
lettre.  Baronne  marie  de  l'****** 


I.A    SYLPHIDE. 


'■  '  '   \    S 


LA  RELIQUE  D'UN  CARDINAL. 


a  ville  de  Nantes,  bien  qu'une  des  plus  anciennes  de 
France,  est  peut-être  une  des  moins  riches  en  anti- 
quités. Excepté  sa  cathédrale,  dont,  la  fondation  re- 
monte aux  Druides,  et  son  château-fort,  célèbre  par 
le  mot  de  Henri  IV,  presque  aucun  monument  origi- 
nal, presque  aucune  ruine  historique  n'y  témoigne 
des  faits importans  de  ses  annales  ;  annales  si  variées 
cependant  et  si  intéressantes,  comme  l'ont  démontré 
les  beaux  ouvrages  de  M.  Guépin.  La  cité  comme  i 
v,des  derniers  siècles  a  effacé  sans  pitié  la  cité  gothique 
du  moyen-âge;  les  marchands  n'ont  pas  demandé  aux 
vieilles  pierres  qui  ont  formé  leurs  boutiques,  si  elles 
n'avaient  pointquelques  chroniques  àleur  raconter, et 
voilà  qu'ils  délibèrent  aujourd'hui  s'ils  ne  jetteront  pas 
par  terre  leur  dernier  monument,  cette  tour  du  BoufFay, 
de  si  terrible  mémoire!  Que  Dieu  et.M. Mérimée  veillent 
sur  elle  et  la  garantissent  des  démolisseurs  et  des  ba- 
digeonneurs!  Cependant  tout  le  monde,  à  Nantes,  ne 
préfère  pas  la  Bourse  neuve  au  vieux  palais  de  Conan,  et  j'y  sais  jusqu'à  trois  personnes 
qui  mettent  une  page  d'histoire  ou  d'art  au  dessus  d'une  quittance  de  loyer.  Le  cheva- 
lier de  B...,  ancien  directeur  du  Muséum  ,  est  de  ce  petit  nombre  de  vrais  amateurs  ;  il 
possède,  dans  un  cabinet,  ouvert  seulement  à  quelques  élus,  des  antiquités  qui  trouble- 
raient la  joie  de  M.  Dussommerard,  au  fond  de  son  hôtel  de  Cluny.  Un  jour  que  ce  bon 
chevalier  me  montrait  et  m'expliquait  chacune  de  ces  reliques,  avec  l'érudition  d'un 
savant  et  la  complaisance  d'un  collectionneur,  il  termina  en  me  conduisant  devant  une 
armoire  étroite  et  haute,  fermée  le  plus  soigneusement  du  monde.  —  C'est  ici,  me  dit-il 
mystérieusement,  que  vous  allez  voir  mon  trésor  ! — Il  ouvrit  l'armoire  avec  une  précau- 
tion respectueuse;  il  écarta  doucement  un  rideau  qui  en  voilait  le  fond  ,  et  j'aperçus 


LA    Sï  LPHIUE.  I" 

une  ample  robe  de  soie  rouge,  suspendue  à  un  porte-manteau.  Je  la  touchai  avec  beau- 
coup moins  de  respect  que  mon  hôte;  et  je  ne  pus  qu'en  trouver  l'étoffe  magnifique,  en 
attendant  que  j'en  connusse  la  valeur  relative. 

—  Oui,  oui ,  dit  M.  de  B...  en  souriant,  cette  soie  est  belle,  en  effet!  elle  m'a  coûte 
quelques  milliers  de  francs  l'aune,  et  je  n'en  donnerais  pas  un  seul  fil  au  même  prix . 
Puis,  se  penchant  vers  moi  pour  me  révéler  le  grand  secret  :  —  C'est  une  simarre  du 
cardinal  de  Retz!  me  dit-il,  et  vous  allez  voir  quelle  simarre!  — Une  des  plus  curieuses 
équipées  du  fameux  frondeur  !  Une  page  dont  il  n'a  osé  écrire  que  la  moitié  dans  ses 
Mémoires!...  Mais  suivez-moi,  ajouta  vivement  le  chevalier,  je  vais  vous  décrire  cette 
scène,  sur  les  lieux  même  qui  en  furent  le  théâtre. — Et  me  prenant  aussitôt  par  le  bras, 
il  me  conduisit.au  château  des  ducs  de  Bretagne. 

Après  avoir  été  successivement  une  forteresse,  une  prison  d'État ,  une  caserne,  un 
arsenal,  cet  édifice  est  encore  aujourd'hui  quelque  chose  de  tout  cela.  Les  hommes  de  la 
révolution  l'ont  enlevé  d'assaut  en  1850;  il  est  devenu  ,  peu  de  temps  après,  la  prison 
delà  duchesse  deBerry  ;  en  ce  moment  les  soldats  de  la  garnison  y  logent ,  et  la  garde 
nationale  y  surveille  une  forte  poudrière.  —  Ce  massif  en  ruine,  me  dit  mon  cicérone, 
en  m'arrètant  sur  le  pont-levis,  était  jadis  la  tour  des  Espagnols;  voici  celle  du  Pied-de- 
Biche,  celle  de  la  Boulangerie  et  celle  des  Anglais.  Ce  bastion  aux  croix  de  Lorraine 
porte  le  nom  du  duc  de  Mercosur,  qui  le  fit  élever  au  temps  de  la  Ligue.  Ces  deux  tours 
sont  celle  de  la  Loire  et  celle  du  Fer-à-Cheval  ;  cette  dernière  renferme  la  chapelle  où  la 
duchesse  Anne  épousa  le  roi  Louis  XII.  —  Maintenant,  nous  voici  dans  l'ancienne  prison 
d'Etat,  continua  M.  de  B...  en  m'introduisantdans  des  appartemens  restaurés  à  la  nou- 
velle mode,  et  c'est  ici  que  mon  histoire  commence,  ajouta-t-il  d'un  ton  solennel. 

Un  soir  du  mois  d'août  de  l'année  163  î,  trois  hommes  ,  assis  dans  cette  salle  ,  parais- 
saient réfléchir  sur  les  vicissitudes  des  choses  humaines.  Un  de  ces  hommes  était  Paul 
de  Gondy,  coadjuteur  de  l'archevêque  de  Paris,  cardinal  de  Retz  et  chef  de  la  Fronde  ; 
les  deux  autres  étaient  son  médecin  et  le  frère  de  son  intendant,  l'abbé  Rousseau.  Après 
avoir  tour  à  tour  soulevé  et  calmé  le  peuple  ,  servi  et  dupé  la  Reine  mère  et  Mazarin  , 
joué  sa  vie  et  sa  fortune  dans  le  parlement  et  dans  la  rue,  le  cardinal,  brisé  comme  un 
hochet  entre  les  épées  de  Condé  et  de  Turenne,  venait  de  succomber  avec  toute  la  Fronde, 
au  moment  où  il  saisissait  la  mitre  d'archevêque.  Arrêté,  comme  on  sait,  au  milieu  du 
Louvre,  où  il  avait  osé  paraître  après  le  traité  qui  le  condamnait,  il  avait  vu  enfin  que  le 
succès  peut  manquera  l'audace  ;  et  il  n'était  parvenu  à  passer  de  Vincennes  à  Nantes 
qu'en  renonçant  à  cet  archevêché  si  attendu,  que  venait  justement  de  lui  léguer  son 
oncle!  Du  reste,  il  n'y  avait  pas  vingt-quatre  heures  qu'il  était  enfermé  dans  sa  nouvelle 
prison ,  et  déjà  sa  dévorante  activité  s'y  trouvait  au  supplice.  Il  méditait  le  projet  le  plus 
téméraire  qui  lui  eût  jamais  passé  par  la  tète  ! — «  Mes  amis,  dit-il  tout-à-coup  à  ses  tristes 
compagnons,  en  fixant  sur  eux  ce  regard  qui  électrisait  la  multitude,  mes  amis,  avez- 
vous  du  courage  et  du  sang-froid  ?  —  Le  docteur  et  l'abbé  se  réveillèrent  en  sursaut  et 
se  levèrent  avec  une  résolution  comique.  —  Eh  !  bien,  reprit  le  cardinal,  se  levant  à  son 
tour ,  demain  soir  je  serai  libre,  et  la  Fronde  ressuscitera!  n 

Ses  deux  compagnons  se  regardèrent  avec  surprise,  et  semblèrent  se  demander  s'ils 
avaient  bien  entendu. — Je  vous  dis,  répéta  le  cardinal  en  leur  serrant  les  mains,  que 
demain  je  quitterai  le  château  de  Nantes  !  Ce  soir  je  vous  expliquerai  tout  cela  ;  mais, 
d'abord,  avons-nous  de  l'argent?  —  Son  Eminence  ,  répondit  humblement  l'abbé ,  sait 
que  mon  frère  doit  lui  expédier  ses  fonds  dans  huit  jours.  — Huit  jours  ?  c'est  trop  de 
sept!  dit  Paul  de  Gondy  ;  je  n'ai  pas  de  temps  à  perdre.  Demain,  vous  dis-je,  demain  ! 
Mais  ,  morbleu  !  il  nous  faut  de  l'argent  !...  Ah  !  le  gouverneur  du  château,  ajouta-t-il 
en  caressant  sa  moustache,  il  m'afaitl'effet  d'un  excellent  personnage...  Si  je  lui  deman- 
dais... —  Après  une  demi-minute  de  réflexion  ,  le  cardinal  trouva  son  idée  si  divertis- 
sante qu'il  se  rejeta  dans  son  fauteuil  en  éclatant  de  rire.  Le  docteur  et  l'abbé  se  regar- 
daient toujours  l'un  l'autre  ,  et  attendaient,  pour  partager  l'hilarité  du  captif,  qu'il  vou- 


|S  LA   SYLPHIDE. 

lût  bien  leur  en  expliquer  la  cause;  mais  le  cardinal ,  ne  voyant  que  son  projet,  sonna 
un  de  ses  valets  de  chambre  et  lui  remit  une  lettre  pour  le  gouverneur,  a  Le  cardinal  de 
»  Retz,  disait  cette  lettre,  impatient  de  connaître  son  nouvel  hôte,  le  prie  de  vouloir 
«  bien  souper  ce  soir  avec  lui.  » 

—  Mes  amis,  s'écria  le  coadjuteur  en  se  frottant  les  mains,  vous  savez  que  j'ai  joué  de 
bons  tours  dans  ma  vie,  n'est-il  pas  vrai?  Eh  !  bien,  je  crois,  vive-Dieu  !  que  celui-ci  sera 
mon  chef-d'œuvre  ! 

Puis,  s'adressant  au  médecin  qui  ouvrait  de  grands  yeux  : 

—  Vous  connaissez  le  gouverneur  du  château?  lui  demanda-t-il.  —  Assez  pour  le  dé- 
clarer un  geôlier  impitoyable  !  —  Impitoyable,  soit,  mais  crédule  et  bon  vivant? —  C'est 
son  caractère  en  effet.  —  Et,  du  reste,  homme  d'honneur?  —  Homme  chevaleresque. 

—  Capable  de  tenir  ses  engagemens,  quels  qu'ils  soient?  —  Je  me  ferais  sa  caution.  — 
C'est  tout  dire  !  Vous  buvez  sec,  docteur  ;  vous  tiendrez  tète  au  gouverneur  à  souper. 

—  Votre  éminence  sera  satisfaite.  —  A  ce  soir,  mes  amis.  —  A  ce  soir,  répéta  l'abbé  qui 
ne  comprenait  rien  du  tout.  Le  médecin  ne  comprenait  pas  davantage;  mais  il  connais- 
sait son  rôle,  et  cela  lui  suffisait. 

Deux  heures  après,  les  quatre  convives  étaient  à  table,  arrosant  d'un  délicieux  vin 
d'Anjou,  les  aloses  de  la  Loire  et  les  perdrix  du  pays  de  Mauves.  Loyal  et  simple  militaire, 
confiant  dans  les  murailles  de  sa  forteresse,  honoré  d'ailleurs  des  avances  d'un  illustre 
captif  et  enchanté  de  rencontrer  un  si  joyeux  compagnon,  le  gouverneur  se  laissa  ré- 
galer le  plus  complaisamment  du  monde,  et  fit  si  bien  raison  aux  santés  du  docteur  que 
le  dialogue  suivant  s'établit  entre  lui  et  le  cardinal. 

—  Mon  cher  gouverneur,  vous  êtes  bien  le  plus  aimable  geôlier  qui  ait  jamais  tenu  les 
clés  d'un  donjon.  — Ma  foi,  monseigneur,  nous  ne  nous  devons  rien,  car  c'est  tout 
plaisir  de  garder  un  prisonnier  tel  que  vous.  Je  compte  en  remercier  le  premier  ministre 
dansmes  prochaines  dépèches.  —  Véritablement?  Eh  !  bien,  hàtez-vous  de  les  lui  expé- 
dier; je  vous  le  conseille.  —  Pourquoi  cela,  éminence?  —  Parce  que  tout  aimable  que 
vous  êtes,  j'espère  vous  quitter  bientôt?  —  Vous  échapper  ,  monseigneur  !  —  Mon  Dieu  ! 
oui,  m'échapper...  —  Ah  !  ah!  vous  voulez  rire... 

Tout  cela  en  effet  se  disait  en  riant  et  en  vidant  les  verres,  et  le  gouverneur  animé  n'y 
voyait  qu'un  sujet  de  conversation,  tandis  que  poussant  sa  pointe  sous  cette  plaisanterie, 
le  cardinal  l'observait  d'un  œil  imperturbable.  —  Cela  vous  ferait  de  la  peine  si  je  m'en 
allais,  gouverneur?  lui  dit-il  en  se  penchant  familièrement  vers  lui.  Le  gouverneur  sourit 
et  hocha  la  tète  en  homme  sûr  de  son  fait.  —  Quand  môme,  au  lieu  de  railler,  vous  parle- 
riez sérieusement,  répondit-il,  je  vous  jure,  monseigneur,  que  je  dormirais  sur  les  deux 

oreilles. Eh  !  eh  !  dit  le  cardinal,  j'en  ai  trompé  de  plus  malins  que  vous,  sans  vous 

faire  offense  !  —  Il  excitait  ainsi  la  présomption  du  militaire,  tout  en  continuant  de  tour- 
ner la  chose  en  plaisanterie.  —  Je  ne  doute  certes  pas  de  l'adresse  de  votre  éminence,  ré- 
pliqua celui-ci  avec  un  aplomb  provocateur,  mais  je  doute  encore  moins  de  la  solidité  du 
pont-levis  et  de  la  profondeur  des  fossés  du  manoir.  Si  vous  aviez  des  ailes,  monseigneur, 
nous  pourrions  parier....  Mais  à  moins  de  cela  ou  d'un  miracle  de  là-haut....  —  Oh  !  dit 
le  coadjuteur  souriant  sous  sa  moustache,  Mazarin  m'a  mis  trop  mal  là-haut  pour  que 
j'en  attende  un  miracle  ;  mais  on  a  vu  de  simples  mortels  s'évader  de  prison,  gouverneur  ; 
et  puisque  le  mot  de  pari  vous  est  échappé...  —  Soit,  dit  avec  étourderie  le  militaire,  com- 
bien gageons-nous,  éminence?  —  En  voyant  la  souris  donner  ainsi  dans  le  piège,  le  car- 
dinal tendit  la  main  par  un  mouvement  de  chat  et  s'écria  gaîment  :  —  Vingt  mille  écus  ! 

—  Je  les  tiens,  dit  le  gouverneur  qui  fit  le  même  geste.  —  Et  prenant  à  témoin  le  doc- 
teur et  l'abbé,  tous  doux  échangèrent  leur  parole  sur  une  dernière  rasade. 

Le  cardinal  laissa  la  comédie  s'achever  par  de  longs  éclats  de  rire,  après  quoi  il  changea 
la  conversation  jusqu'au  départ  du  gouverneur. 

—  Vingt  mille  écus,  mes  amis,  dit  le  prisonnier  à  ses  compagnons  stupéfaits  ;  voilà 
justement  ce  qu'il  nous  faut  pour  quitter  Nantes  ,  et  le  bon  gouverneur   paiera  les 


LA    SM.PI1IIIE. 


irais  de  notre  Cuite  et  de  notre  voyage.  —  Vous  passerez  la  nuit  près  de  moi,  docteur, 
poursuivit-il,  à  l'effet  de  me  guérir  d'une  migraine  affreuse  qui  me  saisit  à  l'instant 
même.  C'est  une  maladie  qui  est  au  service  des  abbés  comme  des  jolies  femmes;  et, 
quand  vous  aurez  dormi  un  somme  sur  votre  souper,  nous  pourrons  parler  de  mon 
plan  d'évasion.  —  Quant  à  vous,  mon  cher  confrère  eu  Dieu  ,  ajouta  le  cardinal  en  frap- 
pant sur  le  ventre  de  l'abbé  Rousseau,  vous  n'êtes  pas  d'une  circonférence  telle  que 
vous  ne  puissiez  vous  entortiller  de  quelques  brasses  de  bonne  corde  ,  et  voilà  ce  que 
je  vous  charge  de  m'apporter  demain  matin  de  la  ville.  Allez!... —  L'abbé  se  retira  , 
enchanté  de  la  simplicité  de  son  rôle ,  et  le  cardinal  passa  la  nuit  à  donner  ses  ins- 
tructions à  ses  deux  valets  de  chambre. 

Tout  l'espoir  du  prisonnier  reposait  sur  la  permission  qu'il  avait  obtenue  de  se 
promener  chaque  soir  dans  le  ravelin  du  bastiou  de  Hercœur,  surveillé  pas  à  pas  par 
deux  sentinelles,  et  séparé  du  sol  par  une  hauteur  de  quatre-vingt-dix  pieds. 

C'était  peut-cire  la  voie  d'évasion  la  plus  périlleuse  et  la  plus  impraticable  ;  mais  il 
l'avait  choisie  précisément  à  cause  de  cela ,  dans  sa  préférence  calculée  pour  les 
moyens  qui  déconcertent  le  vulgaire.  —  Le  lendemain  donc,  vers  les  sept  heures  du 
soir,  le  cardinal  parut  sur  le  ravelin  de  Merceeur,  accompagné  de  son  médecin  ,  de 
l'abbé  Rousseau  et  suivi ,  à  distance  ,  par  ses  deux  valets  de  chambre.  Le  premier 
objet  qui  frappa  leurs  regards  fut  le  gouverneur  en  personne ,  arrivant  au  devant 
d'eux  ;  abbé ,  docteur  et  valets,  crurent  d'abord  que  tout  était  perdu  ;  mais  l'imper- 
turbable prélat ,  les  rappelant  par  uu  coup  d'œil  à  leurs  rôles,  s'avance  d'un  air  poli 
et  dégagé  vers  le  gouverneur,  et  s'assure  que  sa  présence  sur  le  rempart  n'est  motivée 
par  aucun  soupçon.  Alors  il  entame  avec  lui  une  conversation  familière  et  enjouée  , 
comme  celle  de  la  veille.  Tous  deux  plaisantent  de  nouveau  sur  la  gageure  des 
vingt  mille  écus  ,  et  bientôt  le  gouverneur  croit  devoir  s'excuser  en  se  retirant  pour 
une  inspection  d'armes. 

A  peine  est-il  parti,  le  coadjuteur  reprend  sa  promenade  avec  ses  compagnons: 
puis,  s'arrètant  à  peu  de  distance  des  sentinelles,  il  se  fait  servir  une  collation  en 
plein  air.  En  cinq  minutes  une  petite  table  est  couverte  de  fruits  et  de  vins  déli- 
cieux. Les  soldats  regardent  le  tout  d'un  œil  d'envie,  excitée  habilement  par  les  plai- 
santeries du  cardinal  ;  et  quand  il  se  lève  de  table  en  ordonnaut  aux  valets  de  desser- 
vir, ceux-ci,  entrant  alors  dans  leur  rôle,  se  mettent  à  vider  furtivement  les  bouteilles. 
Témoins  obligés  de  cette  opération,  les  sentinelles  sont  loin  de  la  désapprouver  ;  des  si- 
gnes et  des  provocations  arrivent  à  leur  adresse  ,  et  on  finit  par  leur  proposer  une 
part  du  régal.  Jamais  gosiers  de  soldats  refusèrent-ils  pareille  offre  ?  Ceux-ci  accep- 
tent d'autant  plus  volontiers  que  personne  assurément  ne  peut  les  voir.  D'ailleurs,  les 
valets,  pour  plus  de  précaution,  les  attirent  à  l'écart  derrière  une  guérite  ;  là,  ils  leur 
font  généreusement  un  rempart  de  leurs  corps,  de  façon  à  les  rendre  aussi  aveugles 
qu'invisibles  ;  et ,  tandis  que  ses  flacons  participent  largement  au  complot ,  le  cardi- 
nal, qui  a  suivi  de  l'œil  tout  ce  manège,  procède  sans  tarder  au  dénoùment  de  la  co- 
médie. 

Otant  d'abord  sa  si  marre  rouge,  il  la  pose  sur  un  bâton  entre  deux  crénaux,  de  manière 
à  ce  qu'on  puisse  la  prendre  pour  lui-même.  En  même  temps,  l'abbé  Rousseau,  aidé 
du  docteur,  déroule  la  longue  corde  cachée  sous  sa  soutane  ,  et  au  bout  de  laquelle  est 
une  petite  escarpolette.  Fortement  attaché  par  les  reins  à  cet  appareil  ,  le  prélat  est 
poussé  en  dehors  du  parapet,  et  tout  en  faisant  semblant  de  regarder  la  campagne  ,  on 
le  laisse  glisser  doucement  contre  le  mur  du  rempart...  I!  va  sans  dire  que  tout  ceci  est 
l'affaire  d'une  minute  ;  mais  combien  cette  minute  renferme  de  périls!...  D'abord  le 
cardinal  est  suspendu  en  l'air  à  quatre-vingt-dix  pieds  du  sol  ;  un  moment  de  trouble  ou 
de  faiblesse,  et  le  voilà  brisé  !  Un  seul  regard  des  sentinelles,  et  le  voilà  découvert  !  En- 
suite, et  pour  comble  de  terreur,  deux  jeunes  gens  qui  se  baignent  au  bord  de  la  Loire, 
l'aperçoivent  et  se  mettent  à  pousser  des  cris;  mais,  par  une  incroyable  coïncidence 


I.A    SYLPHIDE 


d'événemens,  un  moine  qui  se  baigne  aussi,  vient  d'appeler  au  secours  ,  et  les  cris  des 
jeunes  gens  sont  attribués  à  cette  cause. 

Cependant  le  cardinal  n'est  pas  sauvé  encore;  il  s'en  faut!  Au  moment  même  où  son 
pied  touche  la  terre,  une  sentinelle,  qui  veille  sous  les  remparts  à  vingt  pas  de  lui,  le 
couche  en  joue,  en  lui  criant  :  Qui  vive?  Mais,  lui,  sans  se  déconcerter  devant  cette 
menace  ,  marche  droit  au  soldat,  traînant  la  corde  qui  lui  sert  de  ceinture,  et  du  ton 
d'un  supérieur  qui  commande  :  — Si  tu  tais  feu,  lui  dit-il,  tu  seras  pendu  demain  !  La 
sentinelle  croit  que  le  gouverneur  est  du  complot  *  et  abaisse  respectueusement  son 
arme...  Ainsi  donc  plus  d'obstacles,  voilà  le  prisonnier  libre  !  voilà  le  frondeur  déchaîné! 
Un  cheval  et  un  ami  l'attendent;  il  monte,  il  galope,  il  s'éloigne  du  château,  il  va  s'em- 
barquer ,  gagner  la  frontière,  avertir  son  parti ,  prêt  à  se  relever  à  sa  voix,  et  rallumer 
la  guerre  civile  dans  tout  le  royaume  !  —  Mais  la  fortune  se  plaît  à  frapper  au  moment 
où  l'on  compte  le  plus  sur  elle;  la  fortune  ,  comme  aux  temps  mythologiques,  presse 
d'invisibles  aiguillons  le  cheval  du  prisonnier;  il  s'emporte,  se  cabre  et  tombe;  le  cardi- 
nal, lancé  contre  une  borne,  se  rompt  l'épaule  gauche,  et  cette  chute  providentielle 
épargne  à  la  France  une  nouvelle  Fronde  ! 

Paris,  après  avoir  célébré,  par  des  illuminations,  la  délivrance  de  son  archevêque,  et 
entonné  déjà,  pour  le  recevoir  ,  des  chants  de  victoire  et  de  révolte  ,  Paris  apprit  qu'il 
était  blessé,  qu'il  était  poursuivi,  et  enfin  qu'il  avait  gagné  l'Espagne  sur  une  frêle  em- 
barcation. Il  ne  rentra  en  France  qu'à  la  suite  de  soumissions  qui  furent  le  coup  de  grâce 
pour  son  parti  ;  et  la  seule  vengeance  qu'il  put  désormais  exercer  sur  Mazarin,  ce  fut , 
comme  l'a  si  bien  dit  Bossuet,  de  le  poursuivre  jusqu'au  bout  de  ses  tristes  et  intrépides 
regards.  —  Dans  une  telle  déconvenue ,  cependant ,  ne  croyez  pas  qu'il  eût  oublié  le 
gouverneur  du  château.  Celui-ci ,  le  lendemain  même  de  l'évasion  ,  eut  à  verser  aux 
mains  d'un  tiers,  autorisé  ad  hoc,  la  somme  de  vingt  mille  écus  ,  à  l'ordre  de  Paul  de 
Gondy,  cardinal  de  Retz.  Le  scrupuleux  militaire  fit  honneurà  sa  parole  ,  sans  se  vanter 
de  tant  d'exactitude,  et  il  déchargea  sa  mauvaise  humeur  sur  les  sentinelles,  en  les  fai- 
sant fusiller  dans  les  vingt-quatre  heures. 

—  Du  reste,  ajouta  le  chevalier  de  B...  après  avoir  achevé  ce  curieux  récit,  le  digne 
homme  fut  dédommagé  de  la  perte  du  cardinal  par  la  possession  de  la  simarre,  et  c'est 
au  dernier  de  ses  descendans  que  j'ai  acheté  cette  inestimable  relique. 

TITRE-CHEVALIER. 

*  C'est  ce  qu'elle  avoua  quelques  heures  après,  en  subissant  l'interrogatoire.  (Arcbiret  <lu 
Château  do  Nantes. 


LA   SV  LPIIIIIK. 


LES  FUNÉRAILLES  DE  NAPOLEON, 


i  jamais  un  grand  événement  fut  réservé  à  notre  ép 

c'est  bien  sans  aucun  doute  le  retour  des  cendres  de 
l'empereur.  En  1815,  l'aigle  volait  de  clocher  en  clocher, 
hardi  précurseur  de  l'exile  de  l'île  d'Elbe;  en  1840,  le 
cercueil  de  Napoléon  traverse  triomphalement  la  . 
qui,  oublieuse  des  fautes  du  passé,  s'agenouille  avec 
amour  pour  le  bénir!  —  C'est  ainsi  que  nous  comprenons 
les  hommages  à  rendre  au  plus  illustre  capitaine  de  tous 
les  temps  :  cet  enthousiasme  mêlé 
sorte  d'adoration  pour  !  les  d'un  homme  qui  a 

comblé  notre  pays  de  tant  d'illustrations  et  de  tant  de 
gloires,  me  semble  préférable  à  tous  ces  programmes  de  cérémonies  improvisées  a  la 
hâte,  et  à  ce  déploiement  de  pompes  théâtrales  dont  le  moindre  malheur  est  d'être  d'une 
vulgarité  désespérante.  Ne  préférez-vous  pas  les  mille  coups  de  canon  qui,  à  deuxrepri- 
ses,  salueront  le  catafalque  impérial  lorsqu'il  quittera  Cherbourg,  aux  oripeaux  sans 
nombre  que  l'on  va  étaler  depuis  Neuilly  jusqu'aux  Invalides  ?  Ne  trouvez-vous  pas  plus 
de  magnificence  et  de  grandeur  réelle  dans  ces  flots  de  populations  émues  qui  vont 
border  la  Seine  sur  le  passage  de  l'escadrille  funèbre  depuis  le  Havre  jusqu'à  Courbe- 
voie,  que  dans  les  colonnes  de  bois  peint  et  les  feux  de  Bengale  dont  on  va  embellir  les 
Champs-Elysées? — J'aime  mieux,  je  l'avoue,  les  ouvriers  qui  -descellent  les  grilles  et  qui 
abattent  les  murs  de  la  barrière  de  l'Etoile  que  les  peintres  qui  perdent  leur  temps  à 
barbouiller  des  trophées  d'armes  sur  de  méchans  morceaux  de  toile.  En  effet ,  pour  que 
Napoléon  rentre  dans  ce  Paris  qu'il  a  fait  si  beau,  jamais  il  n'y  aura  trop  vaste  brèche, 
et  c'est  ainsi  d'ailleurs  que  procédaient  jadis  les  triomphateurs  de  la  Grèce  et  de 
Rome. 

Que  Dieu  nous  garde,  au  reste ,  de  combattre  par  un  programme  de  notre  façon  le 
programme  du  gouvernement  ;  il  ne  nous  est  venu ,  hélas  !  aucune  idée  grandiose  et 


22  LA   SYLPHIDE. 

digne  do  la  réception  des  cendres  impériales  ;  mais  on  nous  permettra  de  dire  notre  mot 
sur  ce  que  nous  voyons  se  préparer  autour  de  nous.  Du  fond  de  notre  conscience,  nous 
sommes  d'avis  que  les  ordonnateurs  de  ces  fêtes  célèbrent  le  retour  presque  inespéré 
des  restes  de  l'empereur,  comme  d'honnêtes  enfans  qu'ils  sont. — Nous  jouons  au  triom- 
phe.— Il  est  beau  sans  doute  de  convier  aux  funérailles  de  celui  dont  le  trône  fut  si  élevé 
au  dessus  de  tous  les  trônes,  les  rois  qui  ont  présidé  aux  destinées  de  la  France,  depuis 
les  Capétiens  jusqu'aux  Bourbons,  avec  le  cortège  de  leurs  plus  illustres  capitaines  ;  c'est 
encore  une  idée  heureuse  de  faire  saluer  par  les  emblèmes  des  vertus  de  la  paix  et  de  la 
guerre,  l'ombre  du  héros  qui  ne  fut  pas  moins  grand  dans  la  guerre  que  dans  la  paix  ; 
j'absous  donc  ces  myriades  de  guerriers  et  de  monarques  en  plâtre  qui  ne  vivront  qu'une 
semaine,  mais  je  suis  sans  miséricorde  pour  ces  colonnes  triomphales,  pour  ces  casso- 
lettes en  bois  blanc  et  ces  bas-reliefs  brossés  à  la  colle  ;  cela  nous  reporte  aux  plus  fâ- 
cheuses époques  du  mauvais  goût;  cela  nous  ramène  à  cette  incroyable  barraque  de 
charpente  et  de  lattes  dont  de  grossiers  badigeonneurs  avaient  prétendu  faire  il  y  a  deux 
ans, .dans  le  carré  Marigny,  le  palais  de  l'Industrie  Française. 

Il  est  ainsi  de  la  dernière  évidence  que  les  funérailles  de  Napoléon,  au  lieu  de 
profiter  à  l'art,  ne  feront  que  l'engager  davantage  dans  la  fausse  route  où,  depuis 
si  long-temps,  il  recule.  Si  la  mémoire  de  César  ne  jouit  pas  du  privilège  d'inspirer  de 
nobles  choses,  en  revanche, il  ne  manque  pas  de  gens  qui  en  profitent  pour  se  livrera 
tous  les  genres  de  folie.  Les  uns  persistent  à  ne  pas  vouloir  de  l'église  des  Invalides,  sous 
prétexte  que  c'est  l'œuvre  de  Louis  XIV,  comme  si  Maximilien  Ier  avait  élevé  la  cathédrale 
d'Insprùck,  où  ses  cendres  reposent  ;  d'autres,  pour  mettre  a  exécution  des  projets  dont 
le  premier  plan  n'existe  point  encore,  ne  demandent  rien  moins  que  Chaillot,  ses  collines, 
les  plaines  environnantes,  la  Seine,  que  sais-je?  Pour  ces  illustres  artistes,  la  place 
manque,  le  monde  est  trop  étroit  ;  ils  montent  sur  des  échasses  et  se  déguisent  en  Ti- 
tans afin  qu'on  ne  les  prenne  point  pour  des  pygmées. — Je  ne  vois  pas  cependant  qu'après 
le  vote  des  Chambres  et  à  moins  d'une  décision  nouvelle,  on  puisse  placer  le  tombeau  de 
l'empereur  ailleurs  que  sous  la  coupole  des  Invalides ,  et  il  est  au  reste  assez  étrange  que 
l'on  s'évertue  à  contrarier  ainsi  ses  ordres  souverains.  Ce  n'est  pas  sous  la  colonne  que 
Napoléon  voulait  que  fussent  déposés  ses  restes,  non  plus  qu'aux  Invalides,  non  plus  qu'à 
Chaillot,  au  Mont-Valérien,  ou  dans  l'île  Louviers;  c'était  dans  les  caveaux  légitimes  de 
Saint-Denis^au  milieu  des  rois  de  France,  ses  prédécesseurs  ,  qu'il  espérait  dormir. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  paraîtrait  que,  dans  cette  cause  importante,  un  grand  point  aurait 
été  gagné.  Le  roi,  qui ,  en  fait  d'art  surtout ,  règne  et  gouverne,  est  décidé ,  assure-t-on, 
à  ne  point  confirmera  M.  Marochetti  les  faveurs  dont  M.  Thiers  ou  M.  de  Rémusat  se 
plaisaient  a  le  combler  sans  trop  de  motifs.  Le  monument  impérial  serait  mis  au  con- 
cours. Nous  verrous  bien  si,  dans  cette  libre  carrière  ouverte  au  génie,  les  artistes  qui  ont 
le  plus  crié  à  l'arbitraire  seront  les  plus  forts.  —  Vous  avez  beau  faire,  en  effet,  soyez  gou- 
vernement, vous  n'aurez  pas  d'adversaires  plus  implacables  que  les  artistes.  Nous  autres, 
pauvres  écrivains,  dotés  d'un  fonds  d'encouragement  de  quelques  vingtaines  de  mille 
francs  qui  s'engloutissent,  à  bien  peu  de  chose  près,  dans  les  chiffonnières  de  ces 
dames,  nous  avons  pris  le  parti  de  garder  le  silence.  Les  artistes,  au  contraire,  sculpteurs 
ou  peintres,  favorisés  tous  les  jours  de  nouvelles  commandes,  dans  ce  siècle  où  l'un 
démolit  et  où  l'on  bâtit  sans  relâche,  les  artistes  ont  éternellement  la  plainte  sur  les 
lèvres. — Exemple  :  — Le  ministère  a  besoin  de  quatre  ou  cinq  douzaines  de  statues  de 
plâtre  pour  la  cérémonie  funèbre  :  Hugues  Capet,  Bavard,  Duguay-Trouin,  l'Agriculture, 
la  Prudence  ;  une  somme  de  1,500  francs  est  allouée  par  chaque  statue,  et  tout  natu- 
rellement on  n'accorde  des  commandes  qu'à  ceux  qui  courent  après.  La  preuve ,  c'est 
que  Desprcz ,  ce  grand  statuaire  auquel  nous  devons  le  marbre  du  général  Foy,  à  la 
Chambre  des  Députés,  n'étant  pas  sorti  de  chez  lui,  n'a  rien  obtenu....  Eh!  bien,  une 
fois  ces  statues  commandées,  il  s'est  trouvé  des  Pygmalions  pour  se  plaindre,  et  pour 

dire  que  1,300  francs,  c'était  trop  peu,  et  qu'il  fallait  au  moins  doubler  la  somme En 

voilà  assez  sur  ce  chapitre  ;  si  nous  devions  l'épuiser,  le  papier  nous  manquerait. 


IV    sv  M'IIIIIK 


Heureusement,  la  partie  religieuse  de  la  cérémonie  rachètera  beaucoup  de  fautes.  II 
avait  été  question  d'abord  de  demander  une  messe  à  Rossini  ;  on  s'est  ravisé    et  en 
fouillant  dans  ta  bibliothèque  de  la  Chapelle  du  roi,  on  en  a  découvert  on    i 
par  Chérubini  pour  les  funérailles  de  Louis  XVIII  :  on  enterrera  l'empereur  do  dix- 
huit  brumaire  avec  les  chants  qu'avait  inspirés  le  monarque  parla  grace  de  Dieu,  «.'est 
une  anomalie  passablement  choquante;  mais  en  l'ait  d'art  et  de  convenances  il  va 
des  hommes  d'Etat  qui    n'y  regardait  pas  de   trop  pies.  On  sait  aussi  que  H.    ' 
avait  été  choisi,  il  y  a  plusieurs  mois,  pour  écrire  la  marche  funèbre;   il  n'est  plus 
question  de  lui  à  l'heure  qu'il  est:  toute  cette  instrumentation  de  tambours  e1  d'o- 
phicléidesa  été  remise  aux  soins  de  MM.  Auber,  Balévj  et  Ad.   Adam, 
l'on  ne  change  encore  d'idée  d'ici  à  mardi  prochain.  —  Après  la  messe  de  Chérubini , 
on  chantera  le  magnifique  Requiem  de  Mozart.  Cent  cinquante  voix  et  autant  d'instru- 
mens,  dirigés  par  M.  Babeneck,  ébranleront  les  voûtes  de  l'église  des  Invalides.  Nos 
trois  théâtres  lyriques  enverront  leurs    premiers  artistes  à  cette  solennité;  p  il 
soprani,  nous  aurons  M™»  Grisi ,  Persiani,  Doras-Gras  et  Damoreau;  pour  les  atti: 
Mn.cs  Pauline  Yiardot-Carcia ,  Stoltz ,  Eugénie  Garcia  .  Albertazzi  ;  pour    les  ténors  : 
Duprez,  lUibini,   Alexis   Dupont,    Massol;  pour   les    basses:   Lablache,   Tarobl 
Levasseur  et  Alizard.  Jamais,  sans  doute,  la  messe  de  Chérubini  et  le   II  qui- m   de 
Mozart  n'auront  été  aussi  pompeusement  chantés. —Au  résumé  donc,  et  en  dépit  des 
erreurs   commises,    de    l'imprévoyance  qui   a  présidée  quelques  détails,  el   de  la 
précipitation  qui  en   a  été   la  conséquence  pour  quel. nies  autres,  les  funérailles  du 
grand  empereur  ne  seront  pas  dépourvues  d'un  certain  éclat ,  si  toutefois  les  poêles 
de  circonstance  consentent  à  nous  laisser  tranquilles.  g.  cuénot-lecoi.me. 


Théâtres.  —  Concerts* 

Le  succès  de  la  Favorite  à  l'Académie-Royale  grandit  de  jour  en  jour;  Dupiez,  Bar- 
roilhet  et  M">«  Stoltz  s'y  maintiennent  à  une  remarquable  hauteur,  aussi  bien  dans  le 
chant  que  dans  le  drame.  Nous  réitérons  les  vœux  que  nous  avons  déjà  formés  pour  que 
les  deux  premiers  actes  soient  réunis  en  un  seul ,  et  que  le  divertissement,  très  peu  ré- 
créatif de  M.  Albert,  soit  considérablement  revu  et  diminué. —  Quoiqu'il  en  soit  l'hiver 
avance  ;  nous  touchons  à  la  saison  des  [plaisirs.  Déjà  l'Opéra  donne  le  signal  ;  nous'  tenons 
de  source  certaine  que  son  premier  bal  aura  lieu  le  2  janvier.  Avec  sa  salle  si  brillante 
et  si  fraîche,  les  préparatifs  pourraient  être  des  plus  simples,  et  pourtant  on  nous  annonce 
des  merveilles.  Musard  aussi,  sacrifiant  l'intérêt  à  ses  affections ,  revient  de  Londres 
pour  reprendre  la  direction  de  son  miraculeux  orchestre,  auquel  il  ajoute  cette  année 
dit-on ,  une  masse  étonnante  d'iustrumens  de  cuivre.  On  fait  bien  de  se  presser-  car 
cette  année  le  carnaval  est  court.  —  Depuis  le  commencement  de  la  saison  Donizelti  et 
Belliui  avaient  fait  tous  les  frais  du  répertoire  italien  ;  ou  s'étonnait  que  Rossini  fût  ou- 
blié de  la  sorte;  mais  cet  oubli  provenait  moins  de  M.  Dormoy  que  des  chanteurs  oui 
aiment  mieux  paraître  dans  des  rôles  écrits  exprès  pour  leur  voix  et  qui  font  ressortir 
tous  leurs  moyens,  que  d'être  les  interprètes  de  la  grande  musique  de  Rossini  chantée 
par  tant  d'autres  beaux  talents  avant  eux.  Néanmoins,  les  artistes  italiens  se  sont  exé- 
cutés de  la  meilleure  grace;  deux  représentations  du  Barbier  deSévil/e  ont  successive- 
ment eu  lieu;  Tamburini  a  été  admirable,  nous  n'en  dirons  pas  autant  de  Mario  ni  de 
M™  Albertazzi,  qui,  malgré  de  fort  belles  notes  de  contralto,  ne  nous  a  pas  entièrement 
satisfait.  Jeudi  on  devait  reprendre  à  l'Odéon  la  Donna  del  Lago,  par  Rubini,  Morelli, 
Mirate ,  M"«  Persiani  et  Albertazzi  ;  une  indisposition  de  Rubini  a  forcé  de  donner  à 
la  place  Norma.  Quoi  qu'il  en  soit,  avec  la  troupe  italienne  organisée  telle  qu'elle  l'est 
aujourd'hui,  l'exécution  des  chefs-d'œuvre  de  Rossini  sera  toujours  beaucoup  moins  ir- 
réprochable que  celle  des  partitions  plus  récentes  de  Bellini,  de  DonizettietMercadante. 


LA    SYLPHIDE. 


Guy  on  le  transfuge  de  la  Renaissance,  qui  avait  débuté  au  Théâtre-Français  dans  le 
rôle  du  vieil  Horace,  a  obtenu  lundi  dernier  du  succès  dans  le  rôle  de  Mithridate.  On 
annonce  toujours  pour  samedi  la  reprise  de  Marie  Stuart  avec  Mlle  Rachel.  —  Pas  de 
nouvelles  de  l'Opéra-Comique.  La  rose  de  Pêronne  est  encore  à  venir  ;  en  attendant  on 
nous  présente  des  débutantes:  MlleS  Révilly  et  Willaume.  —  Le  Vaudeville  fait  tout  ce 
qu'il  peut  pour  mourir. — LeGymnase  s'émancipe.  Il  était  permis  de  croire  que  M.  Scribe 
devenant  vieux  se  ferait  ermite;  le  voici,  pour  se  distraire,  qui  nous  fabrique  du  vaude- 
ville vertueux  quant  au  fond,  et  considérablement  égrillard  quant  à  la  forme.  Le  Lion 
amoureux,  qui  se  donne  par  ci  par  là  des  allures  de  la  morale  en  action  ,  ne  contient 
pas  moins  de  deux  tentatives  de  viol ,  sans  compter  la  grande  scène  â'Antony  et  je  ne 
sais  combien  d'autres  petites  impertinences  du  même  genre. 

Les  concerts  se  succèdent,  et  ce  n'est  encore  là,  pourtant,  que  le  prélude  des  jouis- 
sances musicales  qui  nous  attendent.  —  La  matinée  de  M"10  Pauline  Duchambge  a  été 
fort  bien  remplie  par  les  artistes  qui  figuraient  sur  son  programme.  —  Mllc  Aglaé  Masson , 
premier  prix  de  piano  du  Conservatoire,  va  donner  un  concert.  —  M.  Hector  Rerlioz  en  an- 
nonce également  un  pour  dimanche,  dans  la  salle  des  Menus-Plaisirs. — 11  y  a  peu  de  jours, 
une  matinée  musicale  a  été  donnée  dans  le  salon  de  M.  Foumier,  facteur  de  piano,  par  le 
jeune  violoniste,  Bernardin.  Miss  Clara  Loveday ,  l'habile  pianiste,  a  parfaitement 
exécuté  une  fantaisie  sur  les  motifs  S! Anna  Bolena.  Un  solo  de  harpe  de  Mllc  Beltz  n'a 
pas  fait  moins  de  plaisir.  M.  Chaudesaigues  a  beaucoup  fait  rire  avec  le  Bon  Curé  Pa- 
tience, do  Mlk  Loïsa  Puget  ;  et  enfin,  le  jeune  Bernardin  a  terminé  le  concert  en  jouant 
d'une  façon  remarquable  un  air  varié  de  Bériot.  —  La  place  nous  manque  pour  parler  au- 
jourd'hui des  Albums  publiés  par  nos  principaux  éditeurs  de  musique;  nous  espérons 
pouvoir  en  rendre  compte  la  semaine  prochaine,  ainsi  que  de  quelques  unes  des  publi- 
cations littéraires  qui  méritent  d'être  signalées.  On  nous  a  parlé  d'un  volume  devers 
qui  va  bientôt  paraître.  Ce  volume  est  l'œuvre  d'une  dame,  et  il  a,  dit-on,  pour  titre  : 
Échos  et  Reflets. 

La  matinée  musicale  donnée  dimanche  dernier  par  Théodore  Hauman ,  au  profit 
des  inondés  de  Lyon,  sera  sans  contredit  la  plus  belle  solennité  de  la  saison  d'hiver. 
M»,c  Dorus  et  Géraldi  ont  dit  avec  une  verve  et  un  entrain  vraiment  extraordinaires 
le  beau  duo  du  Maître  de  Chapelle  ou  Paër  a  déployé  toutes  les  richesses  de  son  imagi- 
nation. Mme  Dorus  a  été  parfaite  dans  le  grand  air  du  Cheval  de  bronze,  et  Mlle  Guénée 
a  fait  preuve  d'une  énergie  rare  jointe  à  un  charme  entraînant  dans  le  solo  de  piano 
qu'elle  a  exécuté  avec  le  talent  qui  la  distingue.  — Mais  toutes  les  formules  de  la  louange 
sont  insuffisantes  pour  donner  la  moindre  idée  du  jeu  large,  grandiose  et  passionné  de 
Théodore  Hauman.  Jamais  lajustesse,  l'énergie,  la  grâce  et  le  goût  n'ont  été  portés  plus 
loin,  aussi  l'enthousiasme  des  auditeurs  ne  connaissait-il  plus  de  bornes:  les  solos,  les 
points  d'orgue  étaient  interrompus  par  des  applaudissemens ,  des  vivats,  des  cris  arra- 
chés par  l'impatience  d'exprimer  un  plaisir,  arrivé  à  son  plus  haut  degré  d'exaltation. 


Concerts  nui*  abonnement   de  IM1.  H.  Herz  et  Labnrrr. 

A  la  demande  d'un  grand  nombre  de  souscripteurs,  et  pour  donner  plus  d'éclat  à  leurs 
concerts  pur  abonnement,  MM.  H.  Herz  et  Labarre  ont  décidé  qu'à  l'avenir  ils  auraient 
lieu  les  jeudi  soir,  de  quinzaine  en  quinzaine,  à  partir  du  deuxième  concert  fixé  au  jeudi 
ii  décembre,  à  huit  heures  du  soir,  et  dans  lequel  on  entendra  Mme  Pauline  Viardot- 
Garcia,  Mmc  Labarre,  MM.  Mecatti ,  Dorus,  Ravina,  H.  Herz,  Labarre,  et  d'autres  ar- 
tistes d'un  talent  éprouvé.  S'adresser  chez  M.  H.  Herz,  rue  de  la  Victoire,  58. 


LA   SYLPHIDE 


DIRECTION    1    CITE    DES   ITALIENS 


L\    SM.PII1UK. 


1     Sliiclaïui* 


\!|  £2tà\&mjïï  ous  venons  de  passer,  madame,  quelques  jours  de 
pompe  vraiment  féerique  ,  et  tout  parait  pâle  après  les 
y,\  magnificences  que  nous  avons  eues  sous  les  yeux  ;  ce- 
|$P  pendant,  pour  vous  qui,  de  loin,  n'avez  pu  juger  de 
jlj/  toutes  ces  belles  choses  ;  pour  vous  qui  n'avez  pu, 
1}  comme  nous,  vous  émouvoir  à  la  vue  de  cette  vieille 
■4  gloire  ressuscitée,  je  mettrai  de  côté  toute  l'idéalité 
et  le  prestige  dont  sont  encore  environnées  mes 
pensées  pour  vous  initier  aux  choses  plus  matérielles  de  la  vie  parisienne. 
Nous  voici  bien  proche  de  ce  jour  si  impatiemment  attendu  par  tons  ,  de 
ce  jour  où  l'émotion  de  l'attente  cause  l'insomnie,  que  vient  encore  prolonger 
celle  du  plaisir.  Comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  les  étrehtus  utiles  sont  en  grar.de 
vogue  cette  année,  et  vous  pensez  dès-lors  que  la  maison  Delisle  ne  désemplit 
pas  ;  comme  chaque  année  à  pareille  époque,  elle  ouvre  ses  portes  le  dimanche  à 
ses  nombreux  acheteurs,  qui  au  moins  lui  prouvent  par  leur  empressement  la 
reconnaissance  que  leur  inspire  cette  attention  toute  particulière.  Delisle  a  ,  dans 
ce  moment,  beaucoup  d'étoiles  nouvelles,  destinées  à  faire  les  plus  ravissantes 
robes:  la  royale  renaissance,  ta  guirlande  royale ,  le  moiré  à"  Orient,  le  drogùet, 
puis  les  fantaisies  de  toutes  sortes,  les  burnous  ,  les  châles  ouatés  ou  de  cache- 
mire, les  écharpes  de  velours,  de  gaze,  que  sais-je,  moi  ;  il  faudrait  des  pages  en- 
tières pour  détailler  toutes  les  beautés,  toutes  les  frivolités  séduisantes  que  con- 
tiennent les  magasins  Sainte-Anne  et  qui  les  placent  au  plus  haut  rang  de  lafashion. 
Tout  ce  luxe  des  étoffes  déployé  chez  Delisle  se  retrouve  dans  les  coiffures  as- 
sorties de  nos  bonnes  modistes.  Mme  Séguin  ,  par  exemple,  qui  entend  si  bien  la 
spécialité  des  coiffures  d'hiver,  en  a  dans  ce  moment  qui  ont  pris  le  nom  d'algé- 
rienne et  de  mandarine,  qui  sont  charmantes  et  que  les  femmes  vraiment 
élégantes  porteront  seules.   Mme  Séguin  fait  ses  chapeaux  de  visite  en  velours , 


I.A   SM. l'HP  ni. 


citron  ,  mauve ,  bleu  de  France  et  blanc.  Lorsqu'ils  sont  ornés  de  plumes, 
ce  qui  arrive  le  plus  souvent ,  les  plumes  sont  de  la  nuance  du  chapeau  , 
mais  panachées  de  diverses  couleurs  s'harmoniant  toujours  parfaitement  avec 
Je  ton  du  chapeau;  il  en  est  de  même  lorsque  ce  sont  des  ornemens  de  fleurs  : 
ces  fleurs  sont  toujours  si  belles,  ainsi  que  les  plumes ,  que  l'on  voit  bien 
qu'elles  ont  été  fournies  par  Mme  Lainnée  ,  la  fleuriste  élégante  et  habile  qui 
sait  prendre  la  nature  sur  le  fait.  Mme  Lainnée  vient  de  composer  des  roses  en 
velours  noir  et  rose,  qui  sont  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  joli,  et  dont  la 
destinée  est  d'orner  les  robes  en  dentelles  noires,  en  vogue  cet  hiver,  portées  sur 
•du  satin  rose  ;  ces  toilettes  s'appelaient  autrefois  à  la  Marlborounh  et  étaient  tou- 
jours fort  distinguées  ;  il  en  sera  de  même  maintenant,  et  les  roses  de  Mme  Lain- 
née y  contribueront  pour  une  bonne  part. 

Je  me  souviens  de  vous  avoir  parlé  de  la  coiffure  Hélène ,  délicieuse  création 
de  Mme  Dasse  ,  dont  vous  connaissez  le  goût  et  la  distinction  ;  je  ne  saurais  vous 
dire  le  succès  qu'obtient  cette  coiffure  ,  qui  diffère  de  toutes  les  autres  et  peut  se 
faire  avec  un  luxe  vraiment  royal.  J'en  ai  vu  une,  entre  autres,  qui  avait  le  fond 
en  tulle  blanc,  parsemé  de  pierres  fines  de  couleur;  les  barbes,  retombant  de 
chaque  côté  jusque  sur  le  cou  ,  étaient  en  dentelles  d'or,  et  les  marabouts  blancs 
qui  ornaient  cette  coiffure  étaient  pailletés  d'or,  ce  qui  composait  un  ensemble 
d'une  richesse  et  d'une  élégance  tout-à-fait  remarquables.  J'ai  vu  aussi  chez 
Mme  Dasse  un  chapeau  en  velours  épingle  ,  blanc,  orné  de  chaînons  en  or  avec 
glands  algériens  ,  or  et  blanc  ,  une  plume  neige  parsemée  d'or  venait  encore  en- 
richir ce  chapeau ,  qui  était  destiné  à  la  duchesse  de  D....;  une  autre  coiffure  , 
Olympe,  consiste  en  barbes  en  velours  nuance  rubis,  avec  foudres  noires  et  ornée 
de  coraux  enlacés  d'or.  La  coiffure  Isabelle  est  en  brocard  or  et  nuance  améthyste , 
dont  la  barbe ,  retenue  par  des  diamans  ,  est  enlacée  à  tout  le  reste  de  la 
coiffure  avec  une  grâce  indéfinissable.  Une  coiffure  faite  en  rubans  mauresques 
et  or,  d'un  côté  s'échappait  légère  et  transparente  avec  une  touffe  de  marabouts  , 
tandis  que  de  l'autre  une  gerbe  de  fleurs  scintillantes  venait  lui  donuer  un  ca- 
chet tout  particulier  et  qui  révélait  le  talent  de  son  auteur.  —  Les  mouchoirs 
de  Chapron  jouent  un  grand  rôle  dans  les  étrennes  ,  car  la  possibilité  d'en  faire 
des  présens  fort  chers  ou  bon  marché  les  fait  rechercher  par  toutes  les  fortunes; 
il  a  dans  ce  moment  des  mouchoirs  garnis  de  malines  à  dessins  gothiques,  et  il 
se  charge  d'en  faire  faire  de  pareils  aux  femmes  qui  ont  de  vieilles  dentelles.  Le 
prince  et  la  princesse  de  Capoue  viennent  de  faire  chez  lui  de  nombreuses  acqui- 
sitions ,  et  ils  n'ont  pas  oublié  ,  pour  conserver  leur  magnifique  collection  de 
mouchoirs,  les  élégans  sachets  de  satin  brodé,  avec  les  chiffres  et  les  armoiries  , 
et  que  parfument  si  délicieusement  les  odeurs  de  Guerlain. — Les  excellentes  mon- 
tres de  Benoit ,  véritables  bijoux  de  mécanisme  et  d'élégance  ,  font  aussi  partie 
des  élrennes  utiles  ;  chaque  jour  la  supériorité  de  l'horlogerie  Benoit  se  fait  re- 
marquer davantage,  et  ses  montres  sont  un  présent  qui  se  trouve  dans  toutes  les 
corbeilles,  et  quechaque  femme  voudrait  se  voir  offrir  aujourdel'an.  A  ceux  qui 
aiment  véritablement  l'utile,  je  recommande  la  maison  du  Pète  de  famille,  car 
Tachy  a  su  prévoir  tous  les  minutieux  détails  qui  justifient  le  nom  de  sa  maison. 
Ouvrages  faits  et  à  faire,  merceries  complètes  ,  assortiment  des  mieux  choisis  , 
pour  tous  les  travaux  que  les  femmes  font  aujourd'hui ,  rien  ne  manque,  rien  ne 
fait  défaut  ;  l'obligeance  gracieuse  avec  laquelle  on  vous  enseigne  ce  que  vous 


LA   STLPHIDE. 

ignorez  ,  l'empressement  avec  lequel  on  vous  sert,  continue  la  bonne  et  ancienne 
renommée  de  la  maison  du  Père  de  famille,  dont  le  nom  est  pour  nous  une  tra- 
d.t.on  de  mère  en  fille  ! 

Seulement  maintenant  les  bals  elles  réunions  commencent  à  poindre,  éclairé, 
par  les  lustres  ;  c  est  le  moment  de  juger  l'aspect  de  la  mode  en  général  et,  sinon 
de  préciser  encore  du  moins  de  préjuger  ce  qui  s'élèvera  ou  tombera  dans  les  us 

loZlT  v     n  ?qUi  "  l°mbera  paS  d,ab0rd'  ce seront  les  «^J«Pes 

bouffantes  en  çr.nohne  Oud.not,  car  les  jupes  se  portent  plus  amples  que  j  „L 

»  dis!"  T  °Ur  *  m  iSPCnSab'e  ;  "  e"  s<™de™™  *  celles  de  Delannoy, 
se  d.st.nguant  par  une  légèreté  qui  en  fait  un  accessoire  de  toilette  aussi  néce s 
a.re  que  le  corset  Josselin  ;  sous  les  robes  de  bals  les  sous-jupes  spéciales  de  D  - 
jy  dont  le  t.ssu  rappelle  ,  par  sa  transparence,  les  ail  demouches  sont 
out  ce  qu  on  peut  porter  de  mieux.puisque  leur  légèreté  no  les  empêche  pas  de 
bouffer  et  que  néanmoins  elles  ne  se  brisent  jamais. 

A  la  répétition  à  l'Opéra,  du  fameux/?^,,,  qui  a  été  chanté  aux  Invalides  les 
emmes  étaientfort  parées;  j'ai  remarqué  Mme  la  marquise  de  R....  qui  avait  une 
^armante  coiffure  en  cheveux  avec  de  longues  anglaises  touffues  auxquelles  vë- 
na.t  se  mê  er  une  guirlande  de  roses  qui  passait  sur  le  haut  du  front  ets  re  a_ 
ça.  ensu.te.ui  cheveux  de  derrière  ;  au  reste  la  gravure  de  notre  Stlph  L 
^ous  portera  aujourd'hui  le  fidèle  modèle  de  cette  coiffure,  et  vous  montrera  en 
même  temps  une  robe  de  satin  avec  un  volant  riche,  dont  les  fleurs  posées  d'une 
graceuse  manière  ontun  cachetde  nouveauté  qui  se  retrouve  dans  le  court  man- 
tel  de  satin  et  velours  dont  la  forme  capricieuse  et  élégante  révèle  un  talent  d'in- 
vention qu.  ne  peut  manquer  de  nobles  encouragemens.  Une  fort  belle  personne 
avait  une  robe  de  velours  noir  avec  une  bordure  de  cachemire;  par  dessus  la  robe 
un  burnous  en  cachemire  ponceau  entouré  de  cygne,  ouaté  et  doublé  de   satin 

Ïet'd    IS  f    7"  argCnt  Ct  dGS  t0FSadeS  al8érie"neS  ■  ,e  -»-'-  -^5 

collet ,  des  gants  pa.lleque  recouvraient  des  mitaines  en  filet  noir,  et  un  manchon 
d  hermine,  serré  aux  deux  bouts  par  de  grands  rubans  en  velours 

L  est  plus  que  jamais  le  moment,  madame,   de  vous  parler  des  modes  char- 
mantesdeUmon mer-Pelvey.   Autant,  dans    les  époques  de  la  chaleur  eds 

u^s  ^rT  f'eySa'td-'Pl0yer  ^  léSèretéetde  8-e  dans  ses  coif- 
Ture,,  autant,  dans  la  sa.son  où  nous  sommes,  il  excelle  à  approprier  nos  cha- 
P  aux  et  nos  capotes  de  visite  ou  de  promenade  et  nos  coiffûres'de  s  rées  ou 
de  bal  aux  ex.gences  du  froid  et  du  grand  monde  ;  le  velours  et  le  satin  se  trans- 
it en  merve.I.es  dans  les  mains  ingénieuses  de  Lemonnier-Pelvey.  Quoi 
que  Ion  désire  en  fa.t  de  coiffures,  c'est  dans  ses  beaux  salons  qu'il  faut  s 
rendre.  Lemonnier-Pelvey  est  le  modiste  par  excellence 

habillée  !T  r"1*0.8  ^  Trtent  P'ateS'  maiS  °n  p6Ut  les  0rner>  P°"r  1«  ^beS 
habillées   de  trois  vo  ans  de  hauteur  décroissante  et  de  revers  gantelets  ;  on  peut 

u    T     r'    7      h3U!'  d6S  P"'S  e"  bi3iS  qUG  b°rdent  de  ?<***  dentelles       a 
seule  varat.on  des  manches  plates  sont  celles  à  la  religieuse.  Pour  les  manches 

X f  méïnPaS°ded  S0Dt  HT  e"  Y0SUe  :  °n  C—  aUSSi  de  vola^I  de„- 
teles  mélanges  a  des  nœuds  de  rubans,  les  manches  courtes-plates.  Pour  les 
petites  soirées  dansantes,  les  jupes  blanches  avec  des  corsages  à  pointe  en  velours 

icoTdn  r  portéeKi 0n  verra  beaucoup  de  robcs  - dente"-  «■£  - 

dessous  de  sat.n  rose,  bleu,  paille,  lilas  ;  la  robe  de  dentelle  est  le  plus  souvent 


LA   SYLPHIDE. 


ouverte  en  tunique  ;  une  écliarpe  en  dentelle  noire  est  indispensable  avec  cette 
toilette.  Les  robes  d'étofl'es  orange  et  blanc,  bleu  Japon,  rose  Chine  sont  fort  à  la 
mode  :  beaucoup  de  cordelières  ou  cordons  algériens  avec  des  glands  en  or,  en 
argent,  en  soie,  mates  ou  à  jours  vont  avec  ces  robes.  Les  robes  de  demi-soirées 
sont  en  tarlatane  brodée.  On  peut  les  orner  de  bouquets  de  fleurs  au  bas  de  la 
jupe.  Je  ne  saurais  vous  dire  la  multiplicité  dépolisses,  de  manteaux,  de  bur- 
nous que  l'on  voit  cette  année  ;  les  dentelles,  les  fourrures,  les  passementeries, 
les  broderies,  tout  cela  est  adopté  pour  l'ornement  de  ce  vêtement,  dont  le  velours, 
le  cachemire,  le  satin  et  le  mérinos,  pour  les  moindres  fortunes,  font  le  corps. 
Les  robes  de  velours,  ornées  de  dentelles  blanches,  continuent  à  être  bien  por- 
tées. Pour  soirées,  des  mitaines  en  filet  noir  ou  blanc  brodées  en  or.  On  ne  porte 
plus  de  gants  demi-longs  sans  être  ornés  du  haut.  Les  formes  des  chapeaux  se 
portent  plus  grandes  ;  les  coiffures  de  soirées  en  velours,  dentelles  et  rubans  se 
soutiennent.  Comme  bijoux,  le  corail  s'allie  d'une  manière  assez  distinguée  avec 
le  noir  ou  le  blanc  ;  les  épingles,  à  tètes  d'or  énormes,  dans  les  cheveux  ;  on 
porte  les  cassolettes  fort  grandes,  les  épingles  ou  broches  aussi  ;  souvent  un 
seul  bracelet.  Les  éventails  Pompadour,  avec  un  miroir,  sont  fort  distingués.  Il 
y  en  a  aussi  en  plumes  peintes  avec  des  pointes  de  marabouts  qui  sont  charmans. 
A  propos  de  choses  charmantes  et  d'étrennes  à  donner,  voilà  l'album  de  la 
Sylphide  en  vente  dans  ses  bureaux  et  chez  Susse.  Si  vous  saviez  les  élé- 
gantes reliures  en  chagrin  et  or  que  lui  a  fait  Ildefonse  Rousset,  vous  ne  se- 
riez pas  étonnée  du  nombre  d'amateurs  qui  recherchent  cet  élégant  volume.  Les 
reliures  de  Rousset  ont  une  fraîcheur  et  un  fini  vraiment  superbes  ;  je  ne  saurais 
vous  dire  la  quantité  de  livres  d'étrennes  qui  se  trouvent  dans  ses  magasins,  tous 
sont  destinés  à  faire  les  plus  beaux  présens...— Encore  quinze  jours  et  1840  aura 
pris  fin...  Les  prophètes  ont  l'oreille  assez  basse,  les  poltrons  relèvent  les  leurs 
et  prennent  des  airs  fanfarons  à  la  vue  de  ce  beau  soleil,  qui  n'a  rien  de  bien 
menaçant...  Gare  cependant,  en  quinze  jours  il  peut  s'amonceler  bien  des  nuages, 
et  en  attendant  voici  la  neige  La  baronne  marie  de  l'*'* 


I.  \     SI  Ll'llllll 


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LE  QUINZE  DECEMBRE. 


■. 


aris  tout  entier,  Paris  d'habitude  si  peu  matinal ,  s'esl 
levé  ce  jour-là  dans  la  nuit.  —  Dès  six  heures,  le  tambour 
battait  le  rappel;  la  veille  au  soir,  la  grande  ville  présen- 
tait je  ne  sais  quel  aspect  anxieux  ;  et  pour  nous-même  . 
la  nuil  ne  fut  qu'une  insomnie  pénihle,  interrompue  a 
peine  par  le  mélancolique  tintement  des  heures.  —  Nou> 
nous  étions  remis  du  soin  de  notre  réveil  sur  un  portier 
et  sur  un  domestique  ;  hélas  !  domestique  et  portier  dor- 
maient encore,  lorsque  nous  descendîmes  l'escalier,  où 
vacillaient  les  dernières  clartés  de  la  lampe  de  nuil  . 
luttant  avec  les  premières  et  pâles  teintes  de  l'aube.  — 
C'est  que  nous  avions  eu  la  bonhomie  de  nous  fier  au  programme  officiel ,  qui  annonçait 
que  le  cortège  funèbre  partirait  sans  faute  de  Courbevoie  à  huit  heures  du  matin,  e( 
qu'il  serait  dans  les  Champs-Elysées  à  dix  heures  au  plus  tard.  —  Aussi  notre  impa- 
tience fut-elle  à  son  comble  lorsque,  arrivé  au  lieu  où  plusieurs  de  nos  amis  devaient 
se  réunir,  nous  nous  trouvâmes  seul.  De  plus  en  plus  le  jour  blanchissait  les  murs  de 
la  Cité  des  Italiens,  il  descendait  de  corniche  eu  corniche,  fouillant  les  sculptures, 
éclairant  les  statues  dans  leurs  niches,  et  faisant  sourire  les  gracieuses  tètes  de  Houil- 
lard  dans  leurs  cartouches.  Personne  ne  venait.  —  Nous  envoyâmes  alors  aux  quatre 
points  cardinaux  de  Paris  tous  les  grooms  dont  il  nous  fut  possihle.  de  disposer,  pour 
réveiller  des  camarades  paresseux  ,  attendant  peut-être  que  les  cendres  de  Napoléon 
vinssent  les  trouver  dans  leur  lit. — Enfin,  à  neuf  heures  et  demie,  notre  petite  caravane  , 
bien  munie  de  manchons,  de  cache-nez  ,  le  dirai-je  même?  de  chaussons  de  lisières, 
empruntés  au  père  enrhumé  des  Saltimbanques,  se  mit  en  marche  par  les  boulevarts. 
Alors  se  déroula  devant  nos  yeux  un  spectacle  tour  à  tour  majestueux  ,  solennel  , 
pittoresque,  populaire ,  accidenté  de  mille  façons:  des  gardes  nationaux  en  retard 
sortaient  de  chez  eux  emmaillotés  dans  leur  giberne  et  leurs  buffleleries,  avec  un 
fusil  qui  leur  donnait  l'onglée  et  un  bonnet  à  poil  qui  leur  fanait  perdre  l'équilibre; 
d'autres  se  précipitaient  la  tète  la  première  chez  les  marchands  de  vin  ;  mais  je  dois  dire 


50  I.A   SYLPHIDE. 

à  la  gloire  des  vins  de  France  et  des  ciioyens-soldals  de  notre  beau  pays,  qu'on  en 
voyait  beaucoup  entrer  et  fort  peu  sortir.  D'ailleurs,  les  boulevarls  étaient  encombrés  ; 
tout  le  monde  courait  vers  la  Madeleine;  personne  ne  descendait  du  côté  de  la  Bastille. 
Un  instinct  irrésistible  entraînait  la  foule  à  Neuilly,  et  presque  malgré  nous,en  observant 
cette  multitude  bigarrée,  ces  femmes  qui  cachaient  leurs  jolis  visages  et  leurs  cheveux 
mal  peignés  dans  une  capote  qu'elles  n'avaient  pas  eu  le  temps  d'ajuster  avec  leur  co- 
quetterie do  la  veille;  ces  comtesses  et  ces  marquises  que  le  préfet  de  police  dépossédait 
pour  un  jour  de  leur  carrosse  ou  de  leur  coupé ,  et  qui  se  résignaient  avec  une  grâce 
charmante  à  écraser  sous  leurs  petits  pieds  frileux,  le  givre  des  trottoirs;  il  nous  sem- 
blait que  nous  assistions  à  la  sortie  d'un  immense  bal  masqué. 

Dans  la  rue  Royale,  l'horizon  commença  à  se  développer  devant  nous  avec  plus 
d'immensité  et  d'éclat;  c'était  le  prélude  de  la  fête.  Le  soleil  montait  aux  cieux  :  par 
intervalle  il  faisait  resplendir  d'un  rayon  d'or  la  flèche  des  Invalides,  tandis  qu'au 
travers  des  brumes  blanches  et  roses  qui  ensevelissaient  encore  la  place  de  la  Concorde, 
apparaissaient  çà  et  là,  vaguement  comme  dans  un  rêve,  sans  forme  précise,  et,  pour 
ainsi  dire,  sans  couleur,  les  colonnes  rostrales  de  M.  Hitlorf,  l'obélisque  de  Sésostris  ou 
de  Ptolémée  et  le  fronton  inachevé  do  M.  Corlot.  —  Qui  donc  résisterait  aux  idées  de 
grandeur  qu'un  pareil  spectacle  inspire?  —  La  matinée  sera  magnifique,  disait-on  ;  c'est 
le  soleil  d'Austerlitz  qui  veut  assister,  pour  la  seconde  fois  ,  au  triomphe  de  son  héros  ! 
—  Et  en  vérité,  ce  soleil ,  ces  monumens,  ces  cavaliers  qui  caracolaient,  ce  déploiement 
de  forces,  le  peuple  et  l'armée  en  quelque  sorte  confondus,  un  million  d'hommes  attirés 
sur  un  seul  point  pour  voir  passer  la  dépouille  d'un  seul  homme  ;  tout  cela  était  bien  ca- 
pable de  grandir  hors  mesure  la  mémoire  de  Napoléon  dans  le  cœur  de  ceux  même  dont 
d  n'obtint  jamais  les  sympathies. 

D'abord  nous  avions  eu  quelques  craintes  de  ne  pouvoir  gagner  l'avenue  des  Champs- 
Elysées  ;  vous  jugez  de  notre  surprise  en  ne  les  trouvant  guère  plus  remplis  qu'ils  ne 
ne  le  sontledimanche. — Cependant  il  était  dix  heures. — Les  troupes  défilaient  ou  s'éche- 
lonnaient en  haie  sur  la  chaussée;  dans  les  contre-allées,  ou  marchait  fort  à  son  aise,  et 
nous  arrivâmes  aisément  jusqu'à  la  maison  où  nous  avions  loué  une  fenêtre,  à  deux  pus 
de  la  Brasserie  Ang'aise.  — L'épisode  des  fenêtres  restera  à  coup  sur  dans  le  récit  des 
funérailles  de  l'Empereur,  comme  un  des  témoignages  les  plus  irrécusables  de  notre  al- 
liance avec  l'Angleterre,  si  bien  prèchée  par  M.  Tliiers.  On  ne  pousse  pas  plus  loin  l'ex- 
ploilaiion  de  l'enthousiasme  impossible  à  décrire  ;  on  n'abuse  pas  avec  une  impunité 
plus  extravagante  de  la  flânerie  parisienne. 

Comme  nous  participons  fort  peu  aux  faveurs  du  gouvernement, comme  nous  ne  possé- 
dons pas  un  seul  parent, un  seul  voisin  qui  soit  surnuméraire  dans  la  plus  microscopi- 
que des  administrations  ou  le  dernier  des  ministères;  comme  en  outre  les  billets  d'ad- 
mission à  l'église  des  Invalides  étaient  plus  spécialement  réservés  aux  comtes  danois, 
aux  marquis  italiens,  aux  tambours-majors  de  la  garde  nationale  et  aux  actrices  de  là 
rus  Richelieu,  qu'aux  citoyens  qui  sont  fiers  d'être  Français;  on  nous  procura  le  plaisir. 
de  nous  priver  de  toute  espèce  de  carte  d'entrée,  aussi  bien  pour  les  tribunes  de  l'Es- 
planade que  pour  celles  de  la  cour  Royale.  Dimanche  et  lundi  donc,  un  de  nos  amis 
M.  D*****se  chargea  de  trouver  une  croisée  dans  les  Champs-Elysées.  Après  bien  îles  re- 
cherches il  finit  par  en  découvrir  une  au  numéro 61 . —  Combien  *?  —  100  francs  !  —  C'est 
énorme.  —  Pas  un  inonaco  de  moins! — A  la  suite  de  chaleureux  débats,  le  propriétaire  se 
laisse  attendrir  jusqu'à  130  francs.  —  M.  D*"*  accepte  et  remet  deux  louis  d'arrhes, 
en  demandant  un  reçu.  —  Le  propriétaire  prend  la  plume  et  trace  l'autographe  suivant 
que  nous  avons  conservé  et  que  nous  reproduisons  mot  pour  mot  : 

Reçue  de  M.  D"*"  la  somme  de  carante  franc  à  conte  sure  une  crouizee  de  lace 
que  je  louer  1Ô0  fr.  areqiie  la  condition  que  je  uni  raniret  dan  kis  150  fr.  (liais  à 
i  heures  du  son  ire. 


I-  V   SYLPHIDE. 

'■i*  ne  lui  pas  sans  neiiip  min  M    ri-*-»  ■  ,     ■    .  ■     i  •  ,  ■„ 
—ou.  1  Von,  SaVee  nll,,  Z^tTiï»?"  '  ^  "'  U"^ 
-,  s'irait  pas  „,„„,  hommo  pul  _,„.  ,,.  XmLJ^  1^1^ 

Je  ne  racontera,  pas  avec  quelle  patience  héroïque  il  fallut  attendre  „,   ,„<         , 

nent  des  -un-landes  .tri»  ftmb.       kl'  q  S  qU1  d  u,le   mai"  s°"tieii- 

s  oui"»iWi-s  et  de  I  autre  embouchent  a  trompette  de  la  R,„lr,„„„  •  . 

j«  j  a», .»  „•„,,  „„ ,  „  i.  ,,,„,„ ,  „  ■  fzzjrss^r 

bouclier  esl  d'or;  il  a  |,  form>  „„,„  „„„„„,;,         |(  .      °"  '  ™"  .«•»«»»•.  -  U 

«"•«»  d'or  «  do  »«|0Urs  ,  pri,  j,  ,„    ieJ     ,    .       "  "   ,"""l«-'"«  « 

».  d«  l,„„,,,  ,0,„  rop„,,,„iB  ,ei  „„,,  u<  Jej        P  «o   ,  d    glu» 

roulettes  et  à  leur  faire  prendre  l'air  de  Paris  m,'il  ,  ••  '«ançoi*  I»  sur  des 

ce  trophée  dV  les  dépou.Hes  de  1  ol« ^ïp 2  I  £  V'nT a'T?'  ^ 
que  confusion  etdésordre  :  des  troupes  de  ligne  soi  'dts ^ieurs  "doTI  efdi  2" 

des  nanonaux  à  la  débandade.  Les  Champs-Elysées  ne  se  sont  ZtÙ^t-T 
mesure  que  le  cortège  est  descendu  vers  la  place  de  la  Concorde;  toutle"  le  s<  ^ 
porte  des  le  mat.n  sur  les  hauteurs  de  Neuillv  ;  mais  ce  peuple,  don,  £  g    ,^  ' 


:;■>  I.A   SM.I'IUDI. 

nombre  appartient  à  la  génération  nouvelle,  ne  manifestait  d'autre  enthousiasme  pour 
les  cendres  de  Napoléon  que  celui  delacuriosité.  On  ne  pouvait  crier  :  Vive  l'Empereur! 
devant  une  dépouille  inerte,  encore  moins  pouvait-on  crier  :  Vive  le  Roi  !  sur  le  passage 
des  restes  de  Napoléon.  —  Mais  ça  et  là  on  voyait  briller  une  larme  sous  la  paupière  des 
vieux  braves. 

Quant  à  nous,  nous  devons  dire  que  notre  attente  a  été  complètement  déçue  ,  et 
pour  rendre  ici  toute  notre  pensée,  nous  avouerons  que  les  funérailles  impériales  nous 
ont  produit  l'effet  d'une  représentation  théâtrale  manquée  ;  dans  le  cortège  la  majesté 
et  la  pompe  étaient  absente  ;  il  n'y  avait  même  pas  cette  vénération  religieuse  que  l'on 
doit  aux  morts  ,  et  Paris  a  été  certainement  moins  ému  de  l'ombre  de  Napoléon  ren- 
trant dans  son  enceinte  après  vingt-cinq  ans  d'exil ,  que  du  mariage  de  l'Empereur  avec 
Marie-Louise  et  de  la  naissance  du  roi  de  Rome.  Tout  a  été  incomplet,  jusqu'aux  déco- 
rations matérielles;  témoins  celte  colonne  de  Neuilly  inachevée,  ces  trophées  de  l'Espla- 
nade auxquels  on  travaillait  une  demi-heure  encore  avant  la  venue  du  convoi,  et  le» 
dispositions  intérieures  de  l'église  des  Invalides,  qui  ont  présenté,  en  certaines  parties, 
un  délabrement  déplorable.  Les  tribunes  de  l'Esplanade  étaient  assez  dégarnies  ,  celles 
de  la  cour  Royale  étaient  presque  désertes,  exposées  les  unes  et  les  autres  au  vent  et 
à  la  neige  ,  et  il  n'y  avait  guère  que  des  chanteurs  et  des  uniformes  dans  l'église. 

En  ce  qui  concerne  le  côté  artistique  de  ces  funérailles,  nous  n'avons  pas  à  y  revenir: 
il  a  été  très  faible,  et  pour  ne  parler  que  des  cassolettes,  c'était  une  idée  pitoyable  que 
d'y  faire  brûler  des  esprits  en  plein  jour  ;  on  ne  voyait  pas  la  flamme  et  on  n'avait  que 
l'avantage  d'une  fumée  noire,  épaisse  et  nauséabonde  qui  à  chaque  minute  s'abattaii 
snrle  cortège.  —  Nous  redoutions  les  poètes  de  circonstance  ;  hélas  !  ils  ne  nous  ont  pa-. 
lait  faute.  De  tous  côtés  il  pleut  des  vers  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  ;  on  n'échappe  à  une 
ode  que  pour  tomber  dans  un  dithyrambe.  Au  dessus  de  ce  cahos  de  rimeurs,  quelques 
unes  de  nos  intelligences  les  plus  hautes  ont  élevé  la  voix,  et  Hugo  a  encore  trouvé  des 
strophes  magnifiques  après  son  Ode  à  la  Colonne;  jetant  un  regard  de  tristesse  sur  les 
champs  de  Waterloo  et  sur  ce  lion  anglais  qui  depuis  un  quart  de  siècle  menace  la  France, 
il  s'est  écrié,  relevant  son  noble  front,  plein  de  consolation  et  d'orgueil  : 

Oh  !  qu'il  tremble,  au  vent  qui  s'élé\e, 

Sur  son  piédestal  incertain, 

t;e  lion  chancelant  qui  rêve, 

neboul  dans  le  champ  du  destin  ! 

Nous  repasserons  dans  sa  plaine! 

I.aisse-le  donc  rontersa  haine 

Et  répandre  son  ombe  vaine 

Sur  tes  braves  ensevelis! 

Quelque  jour,  — el  je  l'attends  d'elle  !  — 

Ton  aigle,  à  nos  drapeaux  Adèle, 

I.e  sciufneltera  d'un  coup  d'aile 

Un  s'en  allant  vers  Ausleiïilz  ! 

M.  Casimir  Delavigne  qui  naguère  avait  puisé  dans  l'annonce  du  retour  des  cendres 
impériales,  une  assez  pauvre  Messénienne,  a  essayé  de  prendre  sa  revanche  en  com- 
posant la  Napoléonne;  outre  que  ce  titre  est  assez  vulgaire  ,  c'est  la  poésie  de  la  Pa- 
risienne et  de  la  f'arsovienne  ;  c'est  de  l'enthousiasme  de  rhétorique  et  du  dévoùmentde 
commande.  M.  Barthélémy  s'est  cru  aussi  dans  l'obligation  de  déposer  son  hommage, 
et  en  moins  de  cent  vers,  a  propos  de  Napoléon  ,  il  a  trouvé  le  moyen  de  parler  des 
Argonautes,  de  Christophe  Colomb  et  de  Pizzarre  ,  de  Bénarès,  de  Delhi  et  du  dieu 
Wishnou  ;  ensuite  il  a  entassé  comme  à  plaisir  les  plus  fantastiques  métaphores  :  l'arc  de 

triomphe ,  ce 

N'est  point  une  porte  voûtée  ; 
C'esi  nue  arche  de  pont  jetée 
Sur  le  fleuve  des  nations. 


LA    SYLPHIDE. 

Le  d6me  des  Invalides, 

C'esl  un  casque  bien  failsans  doute 
Pour  celle  lèle  de  géanl. 

M.  Barthélémy  vent  à  toute  force  se  faire  ranger  dans  la  classe  des  fabneans  de 
vers  dont  on  ne  parle  pas.  M.  de  Lamartine  a  gardé  le  silence,  qu'aurail-il  pu  dire 
après  son  admirable  Méditation?  H  y  a  des  chefs-d'œuvre  que  l'on   ne  recommence  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  derniers  hommages  ont  été  rendus  à  Napoléon  ;  nous  ne  con 
naissons  guère  que  les  propriétaires  et  les  portiers  des  Champs-Elysées  qui  aient 
gagné  quelque  chose  à  cette  fête  ;  beaucoup  d'autres  y  ont  contracté  des  phlhisies  ,  des 
fluxions  de  poitrine  et  des  rhumatismes.  Mais  qu'y  faire?  c'est  la  commune  loi.  Le 
quinze  décembre  n'en  restera  pas  moins  comme  une  date  immortelle  à  cause  du  nom  de 
l'homme  dont  il  consacre  à  jamais  la  rentrée  dans  notre  patrie,  et  non  à  cause  de  ses 
tristes  funérailles.  Le  quinze  décembre  sera  encore  une  date  désormais  ineffaçable  , 
puisqu'il  a  inspiré  celte  belle  strophe  à  Victor  Hugo,  tandis  que  mardi  dernier  il  s'ache- 
minait pensif  sous  les  arbres  dépouillés  et  couverts  de  L'ivr.'  de  l'avenue  de  Neuilly  .' 

Ciel  glacé!  soleil  pur!  —  Oh  !  brille  dans  l'histoire. 

Du  funèbre  triomphe  impérial  flambeau  : 

Que  le  peuple  a  jamais  le  garde  en  sa  mémoire. 

Jour  beau  comme  la  gloire, 

Froid  comme  le  lombeau  ! 

G.    GOÉNOT-l.ECOJSTE. 


CAUSERIES  CRITIQUES. 


A   II.  le  Directeur  de  la  Sylphide. 


\  vérité,  monsieur,  voire  proposition  est  fort  galante,  mais 
vous  conviendrez  qu'elle  n'est  pas  moins  téméraire.  Quoi! 
vous  voulez  que  LA  Sylphide  devienne  l'oracle  des  cabineis 
.le  lecture  et  des  bibliothèques ,  comme  elle  est  devenue 
bi  le  génie  familier  des  théâtres  et  des  salons  ;  quoi  !  vous  en- 
reprenez  de  mettre  le  scalpel  de  la  critique  littéraire  aux 
mains  délicates  de  celte  fée  ,  si  toutefois  ces  mains  ne  sont 
pas  de  véritables  ailes  ;  et ,  quand  il  faudrait  pour  une  telle 
mission  tout  le  stvle  et  tout  l'esprit,  toute  la  finesse  et 
toute  la  dextérité  imaginable,  c'est  à  une  femme,  que  vous  osez  demander  presque 
l'impossible?... 

Mais  n'importe!  je  serai  le  rédacteur-critique  de  la  Sylphide,  bien  que  l'Académie 
refuse  à  ces  deux  mots  le  genre  féminin.  Pendant  que  cette  fée,  aux  ailes  roses,  pour- 
suivra son  vol  gracieux  dans  les  jardins  enchantés  de  la  mode,  je  me  dévouerai  à 
l'œuvre  la  plus  courageuse  et  la  plus  méritoire,  en  plongeant  dans  le  torrent  périodi- 
que des  nouveautés  littéraires;  et,  toules  les  fois  que  j'y  découvrirai  quelques  perles 
dignes  de  s'enchâsser  entre  les  belles  mains  de  nos  lectrices,  toutes  les  fois  que  j'y 
verrai  surnager  quelques  fleurs  reconnaissables  au  parfum  du  bon  goût,  je  m'empres- 
serai de  joindre  ces  perles  et  ces  fleurs  à   la  riche  moisson  que    votre  Sylphide  nous 


I.A    NYI.PIIIHE. 


apporte  chaque  dimanche.  Encore  un  mot,  cependant,  un  mot  sur  mes  conditions,  et 
sur  ma  profession  de  foi. 

Je  ne  suis  ni  classique,  ni  romantique,  attendu  que  je  n'ai  jamais  su  ce  que  cela  vent 
dire.  Je  trouve  que  tous  les  genres  sont  bons,  hors  le  genre  ennuyeux;  j'ajouterais,  hors 
le  genre  mauvais-goùt,  si  pour  moi  le  premier  n'était  pas  frère  du  second.  Quant  au 
genre  commun,  il  résume  les  deux  autres,  et  c'est  un  épouvantai!  que  je  reconnais 
d'une  lieue. 

Sous  le  rapport  de  la  morale,  je  ne  suis  ni  d'un  puritanisme,  ni  d'une  tolérance  ex- 
cessive. Sans  condamner  nos  auteurs  à  écrire  pour  les  petites  filles,  je  tiens  a  ce  que 
les  grand'mères  puissent  du  moins  apprécier  leurs  ouvrages. 

Littérairement  parlant,  j'estime  tout  ce  qui  est  bon  ,  j'admire  tout  ce  qui  est  beau  , 
j'aime  tout  ce  qui  est  vrai ,  je  préfère  tout  ce  qui  est  amusant,  j'adore  tout  ce  qui  est 
distingué,  je  pardonne  tout  ce  qui  est  original,  et  via  versa. 

Au  point  de  vue  de  la  critique,  je  n'abuserai  point  de  l'inviolabilité  que  m'assure 
mon  sexe,  mais  j'userai  largement  de  la  liberté  qu'il  me  permet;  et  je  dirai  à  chacun 
la  raison  assez  clairement  pour  que  personne  n'ait  besoin  de  me  la  demander. 

Quoique  mon  esprit  soit  assez  sérieux,  la  folle  du  logis  en  est  toujours  la  reine;  ainsi, 
je  me  garderai  bien  de  parlera  vos  lecteurs  des  livres  qui  pourraient  les  endormir,  et 
je  bornerai  mes  critiques  à  la  poésie,  aux  romans,  aux  mémoires,  aux  voyages,  aux 
ouvrages  d'art,  de  luxe  et  d'agrément,  en  un  mot,  aux  publications  qui  doivent  orner 
le  cabinet  d'un  homme  du  monde,  ou  le  boudoir  d'une  femme  à  la  mode. 

Comme  le  beau  devient  d'autant  plus  rare  que  le  médiocre  se  multiplie  davantage,  je 
ne  vous  adresserai  qu'une  fois  par  mois  mes  Causeries  Critiques ,  et  je  les  diviserai , 
pour  l'édification  de  tous,  en  deux  parties  bien  distinctes.  Dans  ma  Bibliothèque,  je 
rangeraï  les  ouvrages  à  lire  et  à  conserver  ;  dans  mes  Papillottes,  je  rejetterai  les  livres 
destinés  à  ma  femme  de  chambre.  Tant  mieux  pour  les  écrivains  qui  grossiront  ma  bi- 
bliothèque !  Tant  pis  pour  ceux  qui  ne  me  fourniront  que  des  papillottes! 

C'est  vous  dire  assez  clairement,  monsieur,  que  la  camaraderie  est  un  mot  rayé  de 
mon  dictionnaire,  comme  de  celui  de  l'Académie  Française,  et  que,si  rien  ne  peut  m'em- 
pêcher  de  louer  ce  qui  sera  bon  ,  ce  qui  sera  mauvais  ne  saurait  obtenir  que  la  faveur  de 
mon  silence. 

Voilà  un  ton  bien  décidé,  sans  doute  ;  mais  mon  expérience  et  mon  âge  me  le  permet- 
tent. J'ai  diné  à  Coppet  entre  Mme  de  Staël  et  Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  mon  père  était 
avec  M.  de  Voltaire  à  la  cour  du  grand  Frédéric,  et  mon  aïeule  allait  à  Marly  dans  le 
carrosse  de  Mme  de  Sévigné.  Croyez  cependant  que  je  n'en  serai  pas  plus  pédante  pour 
cela,  et  que  ce  n'est  point  moi  qui  mettrai  des  bas  bleus  aux  pieds  charmans  de  votre 
Sylphide. 

Maintenant,  monsieur,  si  vous  exigez  aujourd'hui  même  une  application  de  princi- 
pes, je  vous  parlerai  du  nouveau  roman  de  George  Sand,  que  je  viens  de  parcourir.  Ce 
roman,  qui  est  intitulé  le  Compagnon  duTour  (te  France,  était  d'autant  plus  impatiem- 
ment attendu  que  l'auteur  d' André  gardait  le  silence  depuis  l'écheede  Cosima.  Tout  le 
monde  voudra  doue  lire  le  Compagnon  du  Tour  de  France,  mais  devinez  un  peu  quelle 
surprise  cette  lecture  ménage  à  tout  le  monde  !  Hélas!  je  savais  que  l'esprit  prodigieu\ 
de  George  Sand  est  l'esprit  le  plus  mobile  et  le  plus  fantasque  de  ce  temps-ci  ;  je  savais 
qu'après  avoir  écrit  deux  chefs-d'œuvre  de  sentiment  et  de  passion,  Indiana  et  f'alen- 
tine,  elle  avait  réalisé  le  terrible  cauchemar  de  Lélia,  et  raconté  l'impossible  histoire  de 
Jacques  ;  je  savais  qu'à  la  ravissante  pastorale  d'André  avait  succédé  le  sombre  mélo- 
drame de  Mauprat ;  que  le  roman  méthaphysique  de  Spirid'um  était  venu  après  les 
scènes  psycologiques  des  Cordes  de  la  Lyre;  je  savais  enfin  que  l'infatigable  rêveur 
qui  a  changé  jusqu'à  son  sexe  parcourrait  encore  bien  de  l'espace  dans  la  sphère  de  l'acti- 
vité intellectuelle  ;  mais  je  n'aurais  jamais  cru  que  George  Sand  passerait  d'un  seul  bond 
des  fantaisies  sociales  de  Cosimu  aux  élucubralions  républicaines  du  Compagnon  du 


la  sylphide.  .., 

Sn*S!f i  ?>  rns,eur' le  c?mpagnon  du  r""r  *  Fr™* est  -  ~  -pu- 
ai,,;!.      ^       /" W'""  *  r""r  *  *>««  es.  un  roman  «mmtmfafe /  Or, 

que  veut  d.re  ce  mot  effrayant  et  barbare  ?  Apprenez-le  de  l'auteur  lui-même 

livre  «irl^Sr,'dit.Ge°rgeSandà  10"le  '~  **  °«vrirason 

dL  ■ .  >rP7'  rt'PreSeme  ""  géanl  au  be,ceau  '  1ui  co'"™"ee  ^  «mtir  b  vie 

dtb  rde     de  son   se»  puisât     et  qui  se  lève  pour  essayer  ses  pas  au  bord  d'un 

S I     w  !       -     Z2T  °U   ^  IUI   y  l°mbera?  Madame!  madame!  Bâtez-vous  d'être 

e  e  t  ar  ïF,,ïr  d,an,a,,s;  ,,oi't-oire  soi"-iis  tre»^  *-  «-  ««  «££ 

et  peut-être  faudra-t-d  un  jour  les  cacber  ou  les  jeter  loin  de  vous  I . 
Et  plus  loin  : 

•  il  l0ZT°\leS  tf  1fr,SSe"l-:lsdanS  l0  "*»>  la"dis  q««  vous  travaillez  dans 
Dieu    I     '    a?'        QUt"œ  d°"C  qUe  C6,a  Signifie?  Les  P-lres  ««  diront  que 

.  Non     t  ;  rM  eteS"°US  bie"  SÙrS  ^  Dieu  le  veuill<-'  ««,   eu  effet? 

»  Ron,  ii  est-ce  pas?  Vous  êtes  sûrs  du  contraire!...» 

lelles  sont    les  doctrines  du  nouveau  livre  de  George  Sand ,  et  je  n'ai  pas  besoin 
de  vouS  ,,pll  d  ele  sensdecetemb|e  m°0[  Je      ^ J  PJ^-J 

puple  ce  j^  .   m,^      paslecomprendro  ,rop  ^^  ^^  ■»•■£ 

n     àï  ;,.r  *'  qua,ca^Cf  "o***™***  ou  à  les  jeter  loin  de  nous. 

Jt  e  de  I    v  ~<^  d«  0-W«.  Ai  TYrarA,  i^nce,  c'est  le  tableau 

anime  de  la  vie  de  ces  compagnons  du  devoir,  qui  prétendent  remonter  à  la  cons.ruc- 
Uou  du  temple  de  Jérusalem  et  avoir  pour  chef  et  pour  fondateur  le  fameux  roi  <a- 
lomoi.  Ln  de  ces  compagnons,  comme  vous  pensez  bien ,  aime  une  grande  dame 
dont  .1 1  rêve  tout  en  faisant  de  la  menuiserie.  Quel  est  le  son  et  le  résultat  do  cei 
amwr  C  tet  une  surprise  dont  je  dois  vous  ménager  la  peme  ou  le  plaisir.  Du  reste 
cec,  est  le  moindre  souc,  de  l'auteur,  qui  se  complaît  surtout  aux  moindres  diHi 
compagnonnage  Le  héros  du  livre  est  un  garçon  menuisier  comme  vous  n'en  avez 
jamais  vu  un  chef-d'œuvre  du  créateur,  au  physique  et  au  moral ,  un  jeune  homme 
alatete  fine,  aux  petits  pieds,  aux  mains  délicates  ,  à  l'esprit  émiueni  et  profond 
en  un  mot  une  organisation  princier*...  comme  s'il  y  avait  des  organisations  ,  ,,  ' 
cieres  dans  une  république,  ô  George  Sand  !...  S«"sawons  pnu- 

Par  bonheur,  le  roman  fourmille  de  contradictions  de  ce  genre,  et  par  bonheur 
aussi,  le  style  en  est  for,  au  dessus  de  l'intelhgence  des  compagnons  du  devoir.  Est-ce 
dire  que  George  Sand  n'ait  pas  su  retrouver  ici  l'admirable  et  simple  langue  àVndiana 
de  J  alentw  et  VAnOrè  ?  Tout  au  contraire  !  Jamais,  peut-être ,  je  me  5m  d'en  coin  e' 
nir,  cette  plume  merveilleuse  n'avait  revêtu  d'une  forme  plus  parfaite  un  fond  plus  de 
plorable,  n.  donne  autant  de  relief  et  d'éclat  à  un  paradoxe  aussi  vulgaire  et  aussi  triste! 
Voila  justement  pourquoi  les  menuisiers  ne  comprendront  pas  le  Compagnon  du  Tour 
de  France    et  le  ciel  en  soit  loué  !  car  s'ils  le  comprenaient,  les  malheureux  se  croise 
raient  les  bras  ,  et  Dieu  sait  qui  fabriquerait  à  l'avenir  nos  tables  et  nos  armoires  ' 
Somme  toute     ce  livre,  trop  bien  écrit  pour  les  gens  du  peuple  ,  et  trop  mal  pensé 
pour  les  gens  du  monde    n'aura  qu'un  faible  succès  de  curios, té,  dont  l'auteur  55 
Cana  fera  bien  de  prendre  sa  revanche. -Mais  je  m'aperçois ,  monsieur,  que  j'ai  at- 
teint   es  limites  imposées  par  l'abondance  des  matières  ;  ainsi  donc  au  mois  prochain 
ma  Mhothequeet  mes  Papillottes.  MAI;ilL1SE  DE  , ,„„  ^"jd'a"' 


I 


LA    SYLPHIDE 


Revue  de  la  semaine. 

L'Opéra  vit  toujours  avec  le  beau  succès  de  la  'Favorite,  et  les  représentations  fruc- 
tueuses du  Diable  amoureux.  On  avait  parlé  de  la  reprise  des  Noces  de  Gamache ; 
mais  la  direction  a  cru  devoir  retarder  l'apparition  de  ce  ballet  burlesque  jusqu'à  l'époque 
du  carnaval.  Nous  n'avons  plus  que  quelques  semaines  à  attendre  ;  car  on  sait  que  le 
premier  bal  masqué  de  l'Opéra  aura  irrévocablement  lieu  le  2  du  mois  prochain.  — 
Une  indisposition  de  Mlle  Rachel  a  empêché  la  représentation  depuis  si  long-temps  at- 
tendue de  Marie  Stuart,  à  la  Comédie-Française.  On  nous  l'annonce  maintenant  poul- 
ies premiers  jours  do  la  semaine  qui  va  venir.  —  Jeudi  les  Italiens  devaient  reprendre 
la  Donna  del  Lago  ;  n'ayant  pu  aller  au  Faubourg-Saint-Germain  ce  soir-la,  nous 
ignorons  si  l'affiche  aura  tenu  sa  promesse;  nous  voulons  croire,  dans  tous  le*  cas, 
que  les  intempéries  de  l'air  auront  respecté  le  gosier  de  Rubini.  —  L'Opéia-Comi- 
que  a  donné  jeudi  la  première  représentation  de  la  Rase  (h-  Péronne ,  de  M.  Adam. 
Nous  sommes  (orcés  de  remettre  à  la  semaine  prochaine  le  compte-rendu  de  cet  ouvrage. 
—  D'ailleurs  les  théâtres  sont  aux  premières  représentations  :  il  y  en  a  eu  une  au  Vau- 
deville, 86  moins  i;  le  titre  est  aussi  bizarre  que  la  direction,  et  la  pièce  en  elle-même, 
se  réduit  à  zéro.  —  Chariot  des  Variétés  est  une  pièce  fort  agréable  qui  attirera  long- 
temps la  foule  au  charmant  spectacle  du  boulevart  Montmartre.  —  Enfin  Mazariii  du 
Palais-Royal  continue  avec  bonheur  les  succès  dont  la  direction  Doriucuil  a  contracté  la 
lionne  habitude.  —  A  la  Gaîté,  Rai  pli  le  Bandit,  de  M.  Desnoyers,  est  un  mélodrame  du 
bon  temps  qui  fait  verser  chaque  soir  des  lorrens  de  larmes. 

Concert»  Vivlenne. 

Les  Concerts  Vivienne  croient  devoir  donner,  cette  année,  le  signal  de  l'ère  joyeuse  du 
carnaval;  samedi  19  ils  inaugureront  leurs  bals  masqués;  l'orchestre  nombreux  sera 
conduit  par  M.  Pellerin;  la  salle  sera  décorée  et  éclairée  avec  un  luxe  extraordinaire. 
Rien  doue  ne  manquera  aux  plaisirs. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


4    Slailaïuc   '". 


r.   vais  aujourd'hui ,   madame,  ne   vous   parler   qu<? 
d'étrennes  !  Nous  allons  entrer  dans  la  grande  semaine 
des  émotions.  Les  enfans  sont  devenus  bien  sages,  les 
femmes  douces  et  prévenantes....  Huit  jours  de  bon 
temps  pour  les  parens  et  les  maris  :  voilà  ce  que  leur 
valent  les  étrennes.  Il  ne  faut  pas  le  leur  reprocher  ! 
Vous  sentez  bien  que  l'on  n'a  plus  ici  que  l'em- 
barras du  choix ,  et  que  les  magasins  regorgent  des  plus 
■  '.,  "*-'  j^-         élégantes  et  des  plus  brillantes  nouveautés.  Je  ne  sau- 
^^•M»    •  rais  vous  dire  ce  qu'il  y  a  de  séduisantes  choses  chez 

Mme  Ferrières-Penona  :  c'est  un  étourdissement  de 
belles  dentelles,  des  plus  beaux  points  d'Alençon,  de 
mantelets,  de  pelisses,  de  manteaux  qui  en  sont  déli- 
cieusement ornés,  de  jolis  et  frais  bonnets  si  bien 
montés,  si  bien  enlacés  de  coquets  rubans;  puis  de 
niaguitiqucs  robes  en  moire  brochée,  en  velours,  avec  trois  volans  de  points 
d'Alençon,  de  trois  hauteurs  différentes,  et  les  dessins  de  chaque  volant  créés 
tout  exprès  pour  sa  hauteur.  Ceci  est  une  recherche  qu'on  ne  connaissait  point 
encore;  elle  est  due  au  talent  inventif  de  Mme  Penona,  qui  obtient  chaque  jour 
plus  de  succès. 

Puisque  je  parle  de  succès,  je  dois  vous  signaler,  comme  grandissant  sans 
contestation,  celui  de  Constantin,  le  fleuriste,  recherché  par  le  bon  goût  aristo- 
cratique des  femmes  les  plus  élégantes  de  Paris.  Dans  ce  moment  où  les  bals 
commencent  à  s'ouvrir,  Constantin  a  créé  les  plus  ravissantes  parures  de  fleurs 
qu'il  soit  possible  de  voir  ;  ses  charmans  boudoirs  sont  un  véritable  jardin  où 
chaque  jour  les  plus  belles  mains  vont  cueillir  le  bouquet  auquel  le  soir  on  devra 
tant  de  succès,  car  les  fleurs  sont  le  complément  indispensable  de  toules  les  toi- 


.A    SYLPHIDE 


Jettes,  surtout  lorsque,  ainsi  que  Constantin,  on  sait  leur  donner  cette  fraîcheur, 
cette  vérité,  qui  n'est  habituellement  due  qu'à  la  nature.  A  propos  de  la  nature 
qui  offre  aux  femmes  les  fleurs  pour  les  embellir,  il  est  un  objet  de  toilette 
qu'elle  leur  octroie  également,  non  seulement  pour  les  faire  belles,  mais  encore 
pour  leur  faire  ressentir  cette  douce  et  chaude  influence  qui  les  préserve  des  at- 
teintes rigoureuses  de  la  saison  ;  vous  avez  déjà  deviné  que  je  veux  parler  des 
fourrures,  car  les  fourrures  sont  la  providence  des  femmes,  elles  ornent  admi- 
rablement leurs  costumes  et  garantissent  leurs  blanches  épaules.  C'est  avec  la 
parfaite  entente  de  tous  ces  avantages  que  Bougenaux-Lolley  et  Auprêtre-Pelle— 
vrault  ont  obtenu  les  brillaus  succès  qu'ils  recueillent  cette  année.  Leurs  magni- 
fiques fourrures  qui,  soit  martre,  soit  chinchilla,  renard  bleu  ou  hermine,  ne 
laissent  rien  à  désirer,  ne  leur  ont  pas  moins  amené  la  plus  fashionable  clientèle 
que  leur  ravissante  invention  des  manchons  aérifères,  dont  la  vogue  va  toujours 
croissant. 

Je  vousai  déjà,  il  me  semble,  parlé  de  l'adoption  qu'ont  faite  quelques  hommes 
des  manchons  ,  selon  l'usage  du  dix-septième  siècle  ;  cette  mode,  encore  dans 
son  enfance  cet  hiver,  sera  générale  l'année  prochaine,  et  il  ne  pouvait  en  être 
autrement  lorsque  l'on  a  vu  la  première  apparition  de  la  coupe  des  douillettes 
d'autrefois,  qu'accompagnaient  toujours  les  manchons.  Carie  paletot  n'est  que 
la  douillette  accommodéo  au  goût  du  jour,  plus  étroite,  plus  courte  ,  partant 
plus  élégante,  sinon  plus  confortable.  Cependant  le  paletot  se  perfectionne  cha- 
que jour,  et  Blay-Laffitte,  dont  le  talent  ne  reste  jamais  oisif ,  en  compose  d'un 
genre  qui  obtient  le  plus  grand  succès  :  c'est  le  paletot  arrivé  à  l'apogée  de 
l'élégance,  sans  cesser  d'être  le  plus  commode  et  le  plus  chaud  des  vêtemens. 
Au  reste,  tous  les  habits  confectionnés  par  Blay-Laffitte  obtiennent  l'assentiment 
des  hommes  distingués  qui  tiennent  à  être  vêtus  avec  grâce. 

Je  viens  de  voir  une  expédition  d'objets  d'étrennes  fort  remarquable,  faite  par 
la  maison  de  commission  Giraud  ;  cette  maison,  qui  se  distingue  par  son  exacti- 
tude et  son  bon  goût,  ne  s'adresse  qu'aux  notabilités  commerçantes  de  la  capi- 
tale, aussi  est-on  sûr,  en  s'adressant  à  elle,  d'avoir  toujours  ce  qui  paraît  de  plus 
nouveau  et  de  plus  distingué,  avantage  immense  pour  les  personnes  éloignées  de 
Paris,  et  qui  ne  peuvent  juger  par  leurs  yeux  de  l'actualité  de  la  mode.  Laho- 
che-Boin  avait  contribué  dans  cet  envoi  à  tout  ce  qui  concerne  les  cristaux  et 
les  porcelaines ,  unis  aux  plus  beaux  bronzes  et  aux  plus  riches  dorures  ;  j'ai 
remarqué  des  porte-bouquets  en  porcelaine,  montés  sur  des  socles  d'or  guillo- 
ché  ,  entourés  de  guirlandes  de  fleurs  ;  d'autres  représentant  une  corne  d'abon- 
dance en  porcelaine  ou  en  cristaux  de  couleur  ,  dont  le  pied  repose  dans  des 
touffes  de  feuilles  ou  de  roseaux  ;  des  porte-cigarres,  des  vases  céladon  ,  toscan, 
vénitien  ,  enfin  mille  fantaisies  que  l'on  nomme  des  riens,  mais  qui  font  de  /'  Es- 
calier de  cristal,  une  des  maisons  les  plus  en  réputation  de  Paris. 

Une  ample  provision  avait  aussi  été  faite  chez  Giroux,  dont  le  nom  devenu 
européen  ,  nous  dispense  do  tout  éloge.  Jamais,  plus  que  cette  année  ,  Giroux 
n'a  rassemblé  de  belles  et  jolies  choses,  et  l'on  s'étonne  qu'au  milieu  de  cet 
innombrable  choix  de  ravissans  objets,  il  s'en  trouve  une  si  grande  quantité 
pouvant  convenir  aux  fortunes  médiocres  ;  mais  Giroux  est  un  homme  doué 
d'autant  d'habileté  que  de  goût,  et  s'il  sait  attirer  dans  ses  salons  une  riche  et 
noble  clientèle,    il  ne  dédaigne  pas  de  s'occuper  de  ce  qui  peut  convenir  aux 


gens  désireui  d'offrir  des  étrennes  tout  en  conservant  l'économie  que  leur  impose 
une  position  médiocre;  on  ne  saurait  Irop  remercier  M.  (iiroux  de  savoir  placer 
sur  le  même  rang,  le  luxe  et  la  simplicité.  L'album  de  ia  Sylphide  n'est  pas  un 
des  moins  beaux  parmi  ceux  qui  se  trouvent  dans  les  maisons  Giroux  et  Susse  : 
avec  ses  magnifiques  reliures  or  et  velours,  c'est  sans  conlredit  le  pics  gracieux 
présent  que  l'on  puisse  donner  en  étrennes  à  une  jolie  femme.  Si  nous  aimons  a 
lire  dans  l'avenir  ,  nous  n'aimons  pas  moins  à  revenir  sur  le  passé  ;  l'album  de 
la  Sylphide  qui  nous  offre  les  costumes  avec  lesquels  nous  fûmes  belles,  en  remet- 
tant bous  nos  yeux  les  jolies  nouvelles  qui  nous  firent  sourire  ou  pleurer  ,  nous 
ramène  a  une  vie  de  souvenir  qui  souvent  a  plus  de  charmes  que  le  présent! 

Baronne  mauik  i>k  i 


LE  JEU  D'UNE  COQUETTE . 


N  était  au  mois  d'août,  a  ce  mois  ou  Paris  de- 
vient triste,  morne  et  silencieux.  —  On  ne 
voyait  çà  et  là  que  des  agens  de  change  qui 
couraient  à  la  Bourse ,  des  avocats  qui  cou- 
raient au  palais,  et  le  long  des  boutiques  quel- 
ques oisifs  échappés  à  leurs  bureaux  ou  aux 
postes  de  la  garde  nationale.  —  Plus  un  seul 
visage  auquel  on  puisse  donner  un  nom  ami, 
plus  rien  de  ce  Paris  brillant  et  parfumé,  élé- 
gant et  jeune  qui  fait  les  joies  et  l'orgueil  de 
l'hiver.  —  Celui  qui  ne  fuit  pas  loin,  bien 
loin  de  ce  palais  abandonné,  sans  même  dé- 
tourner la  tête  comme  les  habitans  de  Sodôme,  la  ville  embrasée,  doit  se  soumettre 
a  tout  ce  que  le  présent  a  de  plus  sombre,  à  tout  ce  que  les  souvenirs  ont  de  plus. 

"  Cet  article  étant  la  propriété  .le  la  Sylphide,  ne  pourra  être  reprmhnt. 


tll  l.A    SVLl'UlBli. 

cuisant;  il  doit  se  résigner  à  ne   rencontrer  sur  son  chemin  que  tii^s  omnibus,  des 
fiacres  de  toutes  dimensions  et  par  fois  des  Urbaines  :  —  qu'il  les  accepte  donc  ,  si  tel 

-  '  son  bon  plaisir. 

Aussi,  sur  les  boulevarts,  à  peu  près  en  face  du  Jockey-club,  deux  jeunes  gens  l'urenl- 
ils  fort  étonnés  de  se  rencontrer;  ils  allèrent  avec  une  sorte  d'enthousiasme  l'un  à  l'air 
ire  comme  iraient  deux  voyageurs  dans  un  désert.  —  L'un  d'eux,  le  comte  Léon  de 
Malleville,  était  un  élégant  fort  enchanté  de  l'être,  un  lion  enfin  comme  il  est  convenu 
de  dire  à  présent;  sa  vie  presque  entière  se  passait  de  la  rue  Lepcllelier  à  la  rue  Gran- 
ge-Batelière ,  c'est-à-dire  de  l'Opéra  au  Jockey-club;  il  était  toujours  et  sans  cesse 
pommadé,  frisé,  verni ,  adonisê  sur  toutes  les. coutures,  ce  qui  peut  être  une  qualité, 
je  n'en  sais  rien,  mais  ce  qui  à  coup  sûr  n'est  pas  un  délaut.  —  L'autre,  Rodolphe  de 
Beaufort  était  un  jeune  homme  de  vingt-trois  ans,  dont  les  cheveux  d'un  chàtain-clair  , 
coupés  assez  courts,  cachaient  les  tempes,  et  se  soulevaient  parfois  un  peu  au  souffle 
irrégulier  du  vent;  il  était  resté  jeune,  même  à  vingt-trois  ans,  presque  naïf,  h  peu  près 
confiant ,  et  n'avait  peut-être  jamais  adressé  la  parole  à  une  fille  d'Opéra.  —  Selon  les 
uns  c'était  un  jeune  homme  charmant ,  et  selon  les  autres  un  jeune  homme  manqué; 
mais  certainement  tout  l'opposé  du  comte  Léon  de  Malleville. 

—  Parbleu  ,  dit  celui-ci  en  allant  à  Rodolphe  et  lui  tendant  la  main  ,  voilà  donc  un 
visage  de  connaissance;  je  devrais  faire  une  croix,  car  par  le  mois  qui  court  la  chose 
devient  assez  rare. 

—  De  rencontrer  le  comte  Léon  de  Malleville,  l'élégant  du  Jockey-club  et  des 
salons,  oui;  mais  de  rencontrer  un  indifférent  comme  moi ,  la  chose  n'est  pas  éton- 
nante. 

—  Tu  n'es  pas  allé  hier  à  l'Opéra  ? 

—  Je  suis  allé  au  Vaudeville. 

—  Il  y  a  donc  un  théâtre  qui  s'appelle  le  Vaudeville  ? 

—  Comme  il  y  en  a  un  qui  s'appelle  l'Opéra. 

Les  deux  jeunes  gens  se  prirent  par  le  bras  et  marchèrent  ensemble  le  long  des 
boulevarts. 

—  Ah  !  ça,  mon  jeune  ami ,  dit  le  comte  de  Malleville  en  prenant  sa  voix  du  sommet 
Je  la  tète  ,  vraiment  tu  n'es  pas  du  siècle  actuel  ;  je  commence  à  désespérer  de  toi  ;  tu 
repousses  comme  indignes  et  pernicieux  tous  les  pauvres  plaisirs  de  ce  monde,  tu  fuis 
la  société  de  tes  semblables  de  tout  sexe ,  tu  vis  renfermé  comme  un  cénobite  ou 
comme  un  sage  surnuméraire  ;  en  vérité  tu  me  fais  de  la  peine  ;  je  veux  opérer  ta  con- 
version,—  tu  me  remercieras  plus  tard. 

—  Mais  je  t'assure,  mon  cher  Léon  ,  que  je  ne  suis  ni  à  plaindre  ni  à  convertir.  Je  ne 
luis  pas  mes  semblables  le  moins  du  monde,  seulement  je  vois  une  autre  espèce  de  sem- 
blables que  toi  ;  car  il  y  en  a  de  plusieurs  espèces  ,  c'est  peut-être  une  particularité  que 
lu  ignores  ;  et  quant  à  être  sage,  je  t'assure  d'avance  que  je  ne  le  suis  pas...  plus  que  toi. 

—  Seulement  tu  vas  à  droite,  je  vais  à  gauche,  c'est  pourquoi  nous  ne  nous  rencontrons 
jamais. 

—  Alors,  fais-moi  le  plaisir,  par  souvenir  de  notre  amitié  d'enfance,  d'aller  un  peu  a 
droite. — Je  suis  sûr  que  tu  caches  dans  quelque  rue  bien  ignorée  une  blonde  jeune  fille 

tu  as  toujours  aimé  les  blondes) ,  à  laquelle  tu  as  donné  ton  cœur  naïf  et  pur,  et  auprès 
de  laquelle  tu  rêves  jour  et  nuit  le  ciel  et  les  étoiles. 

—  Mon  Dieu,  non! 

—  Ou  bien  quelque  vertu  méconnue,  calomniée,  qui  a  versé  ses  larmes  et  ses 
douleurs  dans  ton  sein  ,  qui  t'a  raconté  ses  malheurs  et  l'injustice  des  hommes. 

—  Ce  tableau  est  fort  touchant,  mon  cher  Léon,  dit  Rodolphe  ,  mais  je  n'ai,  pour  le 
■  moment,  ni  blonde,  ni  vertu  méconnue  ;  du  reste,  je  t'avoue  que  cela  me  paraîtrait  plus 

agréable  que  quelques  uns  de  vos  rats,  comme  vous  les  appelez,  qui  ressemblent  beau- 
coup au  lierre  :  «  Je  meurs  où  je  m'attache.  » 


I.A    NM.riIIDB.  ,  1 

—  Que  veux-tu?  c'est  leur  état,  elles  le  font  en  conscience;  c'est  au  moins  un 
mérite. 

—  Elles  en  ont  le  droit,  reprit  Rodolphe  en  souriant,  mais  je  n'ai  jamais  aimé  le 
lierre.  Cetle  plante  n'est  pas  de  mon  goût  :  elle  s'attache  à  tout. 

—  Parhleu,  mon  cher,  s'écria  tout-à-coup  le  jeune  comte  de  Malleville,  comme  s'il 
venait  de  lui  arriver  une  idée  lumineuse,  viens  donc  avec  moi  passer  une  semaine  ou 
deux  chez  ce  brave  marquis  de  Rayval  ;  sa  femme,  d'abord,  est  charmante,  ce  qui  ne 
gâte  rien  :  et  il  y  a,  en  outre,  tous  les  étés,  au  château  du  marquis,  la  plus  adorable  so- 
ciété que  l'on  puisse  voir.  —  Ça  ne  te  fera  pas  de  mal,  je  crois  que  tu  en  as  besoin,  et 
pour  moi,  ça  me  changera  un  peu. 

—  Je  n'ai  nulle  envie  d'y  aller. 

—  Ni  moi  non  plus,  tout  à  l'heure;  les  idées  les  meilleures  sont  celles  qui  vous  arrivent 
tout  d'un  coup;  — quinze  jours,  c'est  une  partie  charmante,  —  qui  sait?  tu  y  trouveras 
peut-être  le  placement  de  ton  coeur,  si  pur  et  si  tendre,  et  en  bonne  et  haute  compagnie 
encore.  Deux  avantages  pour  un.  Nous  chasserons,  nous  monterons  à  cheval  et  nous  en- 
graisserons, moi  du  moins,  c'est  ma  formelle  intention. 

—  Je  t'assure  que... 

—  C'est  décidé,  la  chose  est  convenue,  demain  après  le  déjeûner,  à  onze  heures,  ma 
voiture  est  à  ta  porte.  —  Dix  lieues,  c'est  une  promenade.  Allons,  à  demain,  adieu;  j'a- 
perçois quelqu'un  à  qui  il  fautque  je  parle,  je  serai  exact, — à  demain. 

—  A  demain,  à  demain  !  répéta  Rodolphe  en  regardant  son  ami  s'éloigner;  il  en  parle 
bien  à  son  aise,  je  m'ennuierai  fort  à  ce  château  du  marquis. 

El  il  rentra  chez  lui  avec  l'intention  bien  arrêtée  de  ne  pas  v  aller. 

Cependant  le  lendemain,  le  comte  Léon  de  Malleville  arriva  chez  Rodolphe;  il  n'était 
que  d'une  heure  en  relard  sur  l'heure  qu'il  avait  indiquée;  ce  n'était  pas  trop  pour  un 
élégant;  —  il  fit  tant,  il  démontra  si  clairement  à  son  ami,  qu'il  ne  pouvait  se  dispen- 
ser de  l'accompagner  sans  de  graves  inconvénieus,  que  le  trop  faible  Rodolphe  se  laissa 
persuader,  et  ils  partirent  pour  le  château  du  marquis  de  Rayval. 

Il  y  avait,  comme  l'avait  prévu  le  comte  Léon  de  Malleville,  belle  et  brillante  société  de 
jeunes  et  jolies  femmes,  avec  de  charmans  visages  et  de  douces  paroles  ;  certes,  celui 
qui  eût  aimé  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  la  vie  de  Paris,  qui  voltige  surtout  sans 
s'arrêter  à  rien,  qui  papillonne  de  droite  et  de  gauche  libre,  indépendant  et  lanlasque, 
qui  ne  cherche  que  le  présent,  jamais  l'avenir  ;  celui  qui  eût  aimé  ces  causeries  qui 
effleurent  le  cœur,  ces  manèges  de  coquetterie  féminine,  de  mots  à  double  entente, 
jetés  comme  au  hasard  et  qui  atteignent  un  but,  ces  demi-sourires,  ces  regards  voilés 
devant  lesquels  on  se  sent  tout  ému  ;  celui-là  eût  appelé  le  château  du  marquis  un  véri- 
table Eden  peuplé  dedivinités  enchanteresses,  celui-là  eûtaccepté,  sans  arrière-pensée, 
comme  le  fit  Léon  de  Malleville,  toute  cette  agitatoin  de  chaque  minute  de  la  vie  pré- 
sente, sans  conserver  le  lendemain,  un  regret  ou  un  souvenir,  celui-là  eût  donné, 
comme  lui,  la  réplique  à  cette  divertissante  comédie  de  chaque  jour  et  y  eût  trouvé  un 
délicieux  passe-temps. 

Mais  tel  n'était  pas  Rodolphe  de  Reaufort,  il  ne  s'était  pas,  comme  son  ami,  habitué  à 
ce  guerroiement  continuel  qui  peut  blesser  au  cœur  si  l'on  n'est  pas  assez  fort  pour  se 
défendre,  ou  assez  adroit  pour  parer  le  coup;  il  n'avait  pas  fait  une  étude  sérieuse, 
journalière  et  approfondie  de  ces  charades  du  grand  monde,  dont  le  mot  échappaità  son 
intelligence,  mais  lui  qui  n'avait  pas  donné  un  masque  à  son  visage,  un  voile  à  sa  pen- 
sée, il  trouva  cela  moins  divertissant,  et  il  ne  voulut  pas,  ou  n'osa  pas  s'engager  dans 
cette  partie  ou  l'on  avait  l'air  de  jouer  si  gros  jeu. 

Le  peu  que  nous  avons  dit  sur  son  caractère  au  commencement  de  ce  récit,  fera  peut- 
être  comprendre  facilement  combien  il  se  trouva,  pour  ainsi  dire,  étranger  à  cette  so- 
ciété dont  il  redoutait  les  fatales  habitudes;  comme  son  ami,  il  ne  changeait  pas  trois 
fois  de  toilette  par  jour,  il  ne  roucoulait  pas  sur  tous  les  tons  près  de  celle-ci  ou  de  celle-là 


LA   SYLPHIDE. 


avec  une  égale  liberté  de  cœur  et  d'esprit,  il  ne  pouvait  pas,  enfin,  rendre  la  monnaie  de 
cette  pièce  qu'il  fallait  changer  presque  à  chaque  minute,  — aussi  se  prit-il  à  maudire 
de  toutes  ses  forces  la  malencontreuse  idée  de  sou  ami  Léon,  et  il  se  retirade  la  mêlée. 
—  Pour  ne  pas  accepter  au  moins  quelque  peu  de  ce  qui  courait  ça  et  là  à  ses  côtés,  il 
y  avait  peut-être  autre  chose  que  la  naïveté  de  son  cœur  et  la  trop  candide  pureté  de 
son  imagination  ;  mais  il  se  le  cachait  à  lui-même,  et  il  le  cachait  aux  autres  avec  une 
persévérance  bien  suspecte. 

Il  s'isola  complètement  ;  — le  premier  jour  on  y  fit  attention  ;  la  marquise  de  Reyval 
même  par  cette  esquisse  délicatesse  d'une  maîtresse  de  maison,  se  crut  obligée  de  venir 
partager  quelque  peu  l'isolement  de  Rodolphe  et  de  servir  d'égide  à  son  excessive  timi- 
dité ;  —  le  second  jour,  on  se  demanda  s'il  était  venu  en  pèlerinage  pour  accomplir  un 
vœu  de  solitude  et  de  continuel  silence;  le  troisième  jour,  on  parla  bien  encore  un  peu 
de  lui  commed'uneétrangeté  curieuse;  et  le  quatrième  jour  on  passa  à  côté  de  lui  sans  le 
voir,  sans  y  faire  la  moindre  attention,  comme  on  eût  passé  à  côté  d'un  arbre  dans  une 
forêt.  Léon  seul  crut  de  son  devoir  d'avertir  Rodolphe  qu'il  n'était  ni  convenable,  ni  spi- 
rituel, ni  divertissant  de  faire  ainsi  bande  à  part,  qu'il  se  perdait  dans  le  monde  d'une 
manière  irréparable  et  ridicule. —  Rodolphe  fut  inébranlable.  —  Chacun  prend  son  plai- 
sir où  il  le  trouve,  lui  répondait-il  imperturbablement;  va  jouer  et  chasser  aux  papillons 
si  cela  t'amuse  ;  et  si  l'on  te  demande  ce  que  je  fais,  dis  que  j  e  compose  une  comédie  de 
mœurs,  et  que  j'étudie,  t 

Un  jour  toutes  les  jeunes  dames  qui  habitaient  le  château  étaient  réunies  dans 
le  salon ,  attendant  l'heure  d'une  pèche  qui  devait  être  miraculeuse  ;  le  comte 
Léon  de  Halleville  était  allé  visiter  les  barques  et  s'assurer  que  toutes  les  dispositions 
avaient  été  régulièrement  prises  ainsi  qu'elles  avaient  été  ordonnées.  —  Les  femmes 
font  attendre,  mais  n'aiment  pas  à  attendre;  aussi  elles  commençaient  visiblement 
à  s'impatienter  et  laissaient-elles  prendre  à  leurs  visages  une  petite  moue  de  mauvaise 
humeur  nullement  équivoque  ;  lorsque  l'une  d'elles,  lady  Alicia,  jeune  anglaise,  veuve 
à  l'âge  où  l'on  commence  ordinairement  à  penser  à  se  marier,  se  leva,  et  baissant  la 
voix  comme  si  elle  eût  craint  d'être  entendue  par  d'autres  personnes  que  celles  qui 
étaient  présentes. 

—  Je  trouve,  dit-elle  en  souriant  d'un  de  ces  sourires  de  jeune  femme  qui  portent 
avec  eux  tout  à  la  fois  un  cachet  d'orgueil  et  de  capricieux  dédain  ;  que  nous  devrions, 
comme  femmes,  être  profondément  humiliées  de  la  tranquillité  de  ce  jeune  homme, 
l'ami  du  comte  de  Malle  ville. 

—  M.  Rodolphe  de  Beaufort  ?  dit  une  jeune  dame,  il  compose  des  vers  et  des  élégies 
sur  l'air  pur  des  champs,  les  rayons  du  soleil  et  la  fraîche  verdure  des  bois. 

—  Oui,  reprit  Alicia  d'un  ton  de  folle  gaîté  et  de  malicieuse  coquetterie;  mais  c'est  un 
vol  évident  que  l'on  nous  fait,  un  vol  manifeste  ;  on  admire  les  champs,  le  soleil  et  les 
bois....  quand  on  est  seul.  Mais  ici  M.  de  Beaufort  nous  appartient  de  droit,  il  est  notre 
propriété.  —  Regardez  plutôt  M.  de  Malleville,  est-ce  qu'il  ne  va  pas  tout  seul,  est-ce 
qu'il  ne  va  pas  fort  bien  ?  vous  en  avez  fait,  mesdames,  un  cavalier  servant  accompli,  et 
je  dis  qu'il  nous  faut,  de  gré  ou  de  force,  faire  la  conquête  de  son  ami. 

—  Lady  Alicia  a  toujours  des  idées  étranges  et  folles,  dit  la  comtesse  do  Soleure, 
pourquoi  ne  pas  laisser  ce  jeune  homme  se  livrer  tranquillement  selon  son  désir  à  ses 
goûts  de  contemplation  et  d'herborisation  ? 

—  Parce  qu'il  nous  serait  nécessaire  pour  mille  petits  soins  charmans,  et  qu'enfin  il 
nous  brave,  ce  qui  ne  devrait  pas  être  permis. 

—  Au  fait  Alicia  a  raison,  dit  une  autre  jeune  dame  en  souriant  malicieusement;  il 
«erait  piquant  d'amener  à  nos  pieds  ce  sévère  anachorète. 

—  De  troubler  l'onde  pure  dans  laquelle  il  se  désaltère  si  paisiblement,  interrompit 
Micia  en  cherchant  à  donner  à  sa  voix  un  ton  emphatique. 


LA   SYLPHIDE.  43 

—  C'est  cela!...  c'est  cela!...  dirent  à  la  fois  toutes  les  jeunes  dames,  ligue  offensée 
contre  le  coupable,  il  périra! 

Le  grelot  était  attaché  à  toutes  ces  tètes  si  folles,  elles  le  secouaient  en  riant  aux  éclats. 
Toutes  finirent  par  trouver  l'idée  charmante,  etse  dirent  que  c'était  une  distraction  bien 
naturelle  à  la  campagne;  —  aussi  elles  se  levèrent  avec  enthousiasme,  («allant  toutes 
ensemble  et  faisant  mille  observations.  Chacune  donnait  ses  idées  sur  l'attaque  de  cette 
place  importante,  et  se  livrait  à  des  appréciations  plus  ou  moins  fines  sur  le  cœur 
humain. 

—  Il  faut  l'engager,  toutes  à  la  fois,  à  aller  à  cette  partie  de  pèche,  disait  l'une,  il 
n'osera  pas  nous  refuser. 

—  Ce  serait  une  grande  faute,  répliquait  l'autre,  à  moins  d'être  bien  niais  il  se  dou- 
tera tout  de  suite  de  notre  plan. 

—  Il  faut  charger  le  comte  de  Halle-ville  de  nous  l'amener,  disait  une  troisième. 

—  Les  hommes  se  soutiennent,  le  comte  nous  trahirait. 

—  Il  faut  herboriser  avec  lui. 

—  Il  faut  le  prendre  par  la  mélancolie. 

—  Composer  avec  lui  des  élégies  pastorales. 

—  L'attaquer  de  front. 

Toutes  ces  paroles  se  succédaient  avec  une  rapidité  incroyable. 

—  Il  faut  avant  tout  nous  entendre,  dit  Alieia,  si  nous  voulons  arriver  à  bonne  fin;  or 
donc,  je  vous  propose  un  moyen.  —  Écoutez  bien  :  —  nous  allons  écrire  nos  noms  sur  des 
morceaux  de  papier,  les  mettre  tous  dans  mou  chapeau,  et  le  nom  qui  sortira  désignera 
celle  d'entre  nous  chargée  de  cette  mission  délicate. 

—  L'idée  est  parfaite,  s'écrièrent  toutes  les  dames;  accepté  à  l'unanimité  ! 

—  Ce  n'est  pas  tout,  reprit  Alieia  d'une  voix  doctorale  et  solennelle,  celle  que  le  sort 
aura  désignée  sera  tenue  de  venir  rendre  compte  du  résultat  de  ses  démarches  , 
dont  le  comité  appréciera  la  valeur  et  l'importance;  si  pendant  trois  jours  ses  plans 
d'attaque  ont  été  déjoués  par  l'ennemi  sans  qu'elle  ait  pu  triompher  de  sa  résistance 
ou  de  son  courage,  elle  sera  déclarée  vaincue  et  mise  hors  de  combat  ;  et  une  autre  éga- 
lement désignée  par  le  sort  ira  prendre  sa  place. 

—  Accepté!...  accepté!...  répétèrent  encore  toutes  les  voix. 

—  Silence,  dit  Alieia,  voici  le  comte  de  Malleville  qui  monte  le  perron,  et  surtout 
que  personne  ne  trahisse  ce  secret. 

—  Non  !  non!  personne!! 

—  Celle  qui  parlera,  ajouta  Alieia  d'une  voix  grave  et  sévère,  sera  déclarée  traître  à  a 
patrie. 

—  Traître  à  la  patrie  !  répétèrent  toutes  les  jeunes  femmes  avec  un  sang-froid  imper- 
turbable et  en  élevant  au  dessus  de  leurs  tètes  leurs  mains  fines  et  gantées. 

Presqu'aussitot  la  porte  s'ouvrit  et  le  comte  Léon  de  Malleville  entra  dans  le  plus 
élégant  costume  du  matin  qui  se  puisse  imaginer. 

—  Mesdames,  dit-il,  les  barques  sont  prêtes  et  pavoisées,  et  les  poissons  attendent 
avec  impatience  le  moment  de  tomber  à  vos  pieds. 

—  Ils  sont  bien  aimables,  dit  la  comtesse  de  Sauleure,  et  nous  leur  en  ferons  tous  nos 
remercîmens. 

Alieia  s'était  approchée  d'une  table  et  avait  écrit  cin  [  noms;  elle  plia  les  papiers, 
les  mit  dans  son  chapeau,  et  s'avançant  vers  le  comte  de  Malleville  : 

—  M.  de  Malleville,  lui  dit-elle,  vous  arrivez  fort  à  propos,  car  nous  étions  dans 
le  feu  d'une  grande  discussion. 

—  Puis-je  être  admis  à  cette  grande  discussion?  dit  le  comte. 

—  Il  s'agissait  de  savoir  quelle  est  celle  de  nous  qui  jetera  ,  la  première  ,  le  filet  à 
ces  poissons  si  aimables  et  si  gracieux. 

—  La  question  est  en  effet  très  grave,  et  qu'avez-vous  décidé,  mesdames? 


,,  LA   SYLPHIDB. 

—  Nousavons  décidé  que  le  sort  en  déciderait.  Les  cinq  noms  sont  dans  mon  chapeau, 
et  c'est  vous,  M.  de  Malleville,  qui  allez  choisir. 

Le  comte  s'inclina  en  souriant  aimablement.  —  Je  suis  tout  le  vôtre,  dit-il;  et  pendant 
qu'il  mettait  la  main  dans  le  chapeau  d'Alicia,  en  tournant  discrètement  la  tête,  celle-ci 
fit  à  ses  compagnes  un  signe  d'intelligence.  —  Les  jeunes  femmes  s'avancèrent  et  for- 
mèrent un  cercle  autour  du  comte,  attendant  avec  impatience  le  nom  qu'il  allait  pronon- 
cer. —  Le  comte  déroula  lentement  le  papier,  et  lut:  Alicla. 

—  Bravo!...  bravo!...  s'écrièrent  toutes  les  jeunes  dames  à  la  fois.  — C'est  Alicia  qui 
jetera  le  filet. 

—  Je  lejeterai  en  conscience,  dit  Alicia  en  faisant  une  révérence  pleine  de  coquette- 
rie et  de  malice. 

—  Prenez  garde,  lady  Alicia,  que  le  poisson  ne  vous  échappe,  dit  la  comtesse  de  Sau- 
leureen  souriant,  etellese  mita  fredonner: 

«  Mène  ta  barque  avec  prudence, 
»  Pêcheur.  Parle  bas.  » 

Le  comte,  qui  était  bien  loin  de  comprendre  le  sens  caché  de  cette  scène,  mais  qui , 
sans  s'en  douter,  donnait  parfaitement  la  réplique,  se  mit  à  son  tour  à  chanter  le  dernier 
vers  de  la  romance  : 

«  Le  roi  des  mers  ne  t'échappera  pas.  • 

—  Je  l'espère  ainsi ,  dit  Alicia,  quoique  je  n'aie  jamais  jeté  de  filets,  je  vous  le 
déclare. 

Tant  mieux,  dit  le  comte  de  Malleville  ;  aux  innocentes  les  mains  pleines.  Partons. 

—  Et  votre  jeune  ami,  M.  de  Malleville,  reprit  Alicia,  n'est-il  pas  de  la  fête? 

—  Certainement  non  ;  je  viens  de  l'apercevoir  à  l'autre  extrémité  du  parc  avec  toute 
une  bibliothèque  sous  les  bras. 

—  Il  a  peut-être  peur  de  l'eau. 

—  Ou  de  vous,  mesdames,  ce  qui  serait  plus  croyable. 

—  Nous  sommes  donc  bien  effrayantes? 

—  Non,  répondit  le  comte  en  prenant  sa  voix  la  plus  mielleuse,  mais  bien  à  craindre; 
le  plus  brave  peut  avoir  peur. 

Ce  dialogue  entre  tout  le  monde  servit  supérieurement  Alicia,  car  il  détourna  d'elle 
l'attention  du  comte,  et  lui  donna  le  temps  de  réfléchir  à  ce  qu'elle  devait  faire.  —  Dans 
les  momens  extrêmes,  il  fautse  servir  de  tout;  aussi  ne  fit-elle  pas  la  difficile,  et  comme 
les  vieux  moyens  sont  quelquefois  les  meilleurs,  elle  se  prit  le  front  à  deux  mains  et 
s'écria  d'une  voix  douloureuse  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  quelle  migraine  affreuse  vient  de  me  prendre  à  l'instant  !... 

—  Oh  !  oh  !  fit  la  comtesse  de  Soleure  à  voix  basse  en  s'approchant,  je  ne  crois  plus  à 
la  migraine. 

Moi,  non  plus,  répondit  Alicia  sur  le  même  ton,  mais  je  m'en  sers. 

—  Lady  Alicia,  reprit  la  comtesse  de  Sauleure,  qui  je  crois  avaitdans  le  fond  du  cœur 
quelque  jalousie  de  ce  que  le  sort  ne  l'avait  pas  désignée  ;  vous  reculez  déjà  devant  le 


■  J'avance,  au  contraire,  répondit  Alicia,  en  faisant  un  petit  hochement  de  tète  plein 
d'espièglerie  et  en  soulevant  légèrement  ses  deux  mains  qui  laissèrent  voir  le  visage  le 
plus  frais  et  le  plus  rosé  qui  se  puisse  rencontrer  jamais. 

Le  comte  continuait  à  prendre  la  scène  au  sérieux  (triste  position  pour  un  raffiné 
du  dix-neuvième  siècle). 

—  Quel  fâcheux  contre-temps,  dit-il  à  son  tour,  en  s'élançant  vers  Alicia  ;  cette  mi- 
graine vous  a  prise  bien  subitement  ;le  grand  air  la  calmera,  j'en  suis  certain. 

—  C'est  affreux,  dit  Alicia...  je  souffre  le  martyre....  Non....,  non....,  je  connais  mes 


I.  V    si  1.1'illIIK. 


migraines....;  elles  rne  durent  toute  m  [ci  elle  essaya  de  se  soulever  un  peu 

Je  vous  en  prie,  mesdames,  parlez  sans  moi,  que  je  n'arrête  pas  votre  pêche  :  ji 
places  la  comtesse  de  Sauleure....  Oh!  je  regrette  bien  de  ne  pouvoir  vous  accom- 
pagner. 

—  Comment ,  dit  une  des  jeunes  femmes  qui  ne  saisissait  pas  Lien  encore  le  but  de  1 1 
migraine;  lady  Alicia,  vous  ue  venez  pas  avec  nous? 

—  Non,  répondit  Ali. la  en  se  penchant  à  son  01  eille,  je  vais  me  promener  dans  le  pan  . 
—  A  ce  soir  dix  heures,  chez  moi,  première  réunion  du  comité  secret. 

Aussitôt  que  lady  Alicia  \it,  des  Pénètres  du  salon,  les  barques  qui  s'éloignaient .  elle 
prit  un  livre,  et,  descendant  dans  le  paie,  i  du  côté  où  le  comte  deMalle- 

ville  avait  aperçu  son  ami  Rodolphe  de  Beaufort.  —  Elle  ne  tarda  pas  a  le  rencontrer;  il 
était  assis  sur  un  banedans  une  allée  de  tilleuls  fort  cou\  lil  lire  très  atten- 

tivement, ce  qui  permit  à  la  jeune  femme  de  s'avancer  très  près  de  lui  sans  être  vue  : 
cependant,  quelque  léger  que  tut  le  bruit  de  ce  pas  sur  le  sable,  le  jeune  homme  leva 
la  tête,  et,  tout  étonné  d'être  surpris  ainsi  à  ['improviste  dans  la  solitude,  il  rougit  et  ferma 
son  livre. 

—  Ne  vons  dérangez  pas,  monsieur,  lui  dit  aussitôt  Alicia  de  sa  voix  la  plus  <; 

'avoir  interrompu  vos  rêveries  par  mon  indiscrète  promenade. 

—  Dites  ma  lecture,  madame,  interrompit  le  jeune  homme  en  montrant  le  livre  qu'il 
louait  à  la  main.  —  Il  semblait  avoir  peur  qu'on  ue  l'accusai  de  rêver  à  qudqu 

La  jeun  savait  de  quelle  manière  commencer  l'entretien  qu'elle  avait  tant 

à  cœur  de  provoquer  et  qui  devait  être  son  premierfait  d'armes;  elle  était  au  bout  de 
l'allée,  traçant  des  dessins  sans  suite  sur  le  sable  avec  le  bout  de  son  ombrelle. 

—  Comment,  dit-elle  enfin,  n'étes-vous  pas  avec  ces  dames  et  ces  messieurs  à  eeit 
grande  partie  de  pêche  qui  doit  être  si  merveilleuse  ? 

—  Je  vous  avoue,  madame,  que  j'aime  peu  la  pêche. 

—  Ah  !  oui.  c'est  vrai,  dit  Alicia  en  souriant  a  moi  lié,  j'avais  oublié,  H.  de  Beaufort,  que 
tous  les  futiles  plaisirs  de  ce  monde  sont  indignes  de  vous,  et  que  vous  ne  daignez  pas 
y  jeter  un  regard. 

Evidemment  l'attaque  était  consommée,  et  la  réponse  du  jeune  homme  devait  amener 
les  hostililcs. 

—  Vous  vous  trompez,  madame,  dit-il  fort  tranquillement,  tous  ces  plaisirs  dont  vous 
parlez  ne  sont  pas  indignes  de  moi,  et  je  suis  loin  de  ressembler  au  portrait  que  vous 
venez  de  tracer;  peut-être  est-ce  moi  qui  suis  indigne  d'eux  ? 

—  Ceci  ressemble  fort  à  de  la  modestie ,  reprit  Alicia,  en  jetant  sur  lui  un  regard 
adroitement  combiné. 

—  Ou  ado  la  crainte;  ce  que  vous  prenez  pour  du  dédain  peut  être  de  la  défiance. 

—  Prenez  garde,  M.  de  Beaufort,  en  pi  u  de  mots  on  dit  bien  des  choses. 

—  Moins  peut-être  que  vous  ne  pensez. 

—  Voici  encore  de  la  défiance,  interrompit-elle  avec  un  air  malicieux  ;  décidément  je 
vois  que  vous  aviez  raison  ;  c'est  là  une  qualité  ou  un...  défaut  que  vous  possédez  admi- 
rablement. 

—  Use  peut,  reprit  le  jeune  homme,  que  ce  ne  soit  pas  une  qualité;  je  ne  suis  point 
issez  fat  pour  m'en  supposer  aucune,  mais  certainement  ce  n'est  pas  un  défaut. 

—  Si  nous  voulions  entamer  une  discussion  sur  ce  chapitre,  M.  de  Beaufort,  je  voua 
rangerais,  j'en  suis  sure,  de  mon  avis. 

—  Pardon,  madame,  mais  j'en  doute;  se  défier  d'un  danger  n'empêche  pasledanger 
d'arriver  a  vous  quelquefois,  mais  empêche  au  moins  qu'il  vous  prenne  à  l'improviste  ; 
se  délier  de  la  douleur  n'empêche  pas  de  souffrir,  mais  empêche  peut-être  que  la  dou- 
leur ne  vous  écrase  et  ne  vous  tue. 

—  Voilà  bien,  dit  Alicia,  en  s'efforçant  de  rire  aux  éclats  pour  décontenancer  le  pauvre 
jeune  homme  qui  resta  en  effet  stupéfait  et  morfondu  ;  voilà  bien  les  jeunes  gens  de  la 


I  \  .1>  l.l'llllli. 


nouvelle  école,  ils  tont  sans  s'en  douter  ,  dans  le  cours  de  leur  vie  privée  ,  du  roman 
intime,  et  de  la  littérature  moderne;  ils  ne  peuvent  pas  vivre  comme  les  autres  hommes, 
ce  serait  trop  commun;  la  vie  ordinaire  ne  peut  suffire  à  leur  ame  de  feu;  dans  tout  ce 
qui  les  approche,  ils  veulent  absolument  voir  autre  chose  que  ce  qu'ils  voient.  Partout 
il  y  a  piège,  désillusion,  horrible  désenchantement,  partout  il  y  a  douleur  de  l'ame;  dans 
chaque  parole  un  mensonge,  dans  chaque  sourire  une  trahison,  pour  apprendre  à  se  dé- 
fier de  tout,  ils  ne  jouissent  de  rien,  et  dans  les  plaisirs  les  plus  innocens  ils  veulent  à 
toute  force  découvrir  des  projets  de  perdition.  Selon  eux  l'existence  ne  serait  composée 
que  d'une  lutte  perpétuelle  ;  et  pourquoi  cela ,  s'il  vous  plaît?  —  Parce  qu'il  est  bon 
genre,  c'est  je  crois  l'expression  dont  on  se  sert,  d'avoir  l'air  malheureux,  lorsqu'on  n'a 
méinepaseu  le  temps  d'essayer  d'être  heureux,  d'avoir  l'air  désenchanté  de  toutes  cho- 
ses, sans  savoir  seulement  ce  que  veut  dire  le  mot  désenchantement,  et  de  jeter  ainsi  a 
tout  ce  qui  les  entoure  le  triste  voile  de  leurs  cœurs  flétris. 

Alicia  avait  commencé  cette  tirade  magnifique,  d'abord  avec  une  voix  enjoué  et  rail- 
leuse, et  puis  malgré  elle  et  presque  à  son  insu,  son  visage  avait  pris  une  expression  sé- 
rieuse en  prononçant  les  derniers  mots  ;  elle  s'en  aperçut  sans  doute,  et  comprit  que 
c'élait  une  faute  d'user  ainsi  si  vite  ses  munitions,  car  elle  se  tut,  et  jouant  négligemment 
avec  les  feuilles  d'une  fleur  qu'elle  avait  cueillie,  elle  ajouta  : 

—  Mais  il  me  semble  que  tout  en  ne  voulant  pas  entamer  le  chapitre  du  désenchante- 
ment delà  jeunesse,  je  commençais  assez  bien... 

—  Savez-vous,  madame,  reprit  Rodolphe,  après  quelques  minutes  de  silence  que  c'est 
envelopper  tout  le  monde  d'une  manière  bien  dure  et  bien  injuste  dans  "la  proscription 
générale,  je  serais  tenté,  jusqu'à  un  certain  point,  d'être  de  votre  avis;  il  y  a  la  fatuité  de 
la  douleur  comme  il  y  a  la  fatuité  du  bonheur;  mais  je  vois  qu'il  faut  que  je  me  défende 
et  que  je  m'excuse  si  je  ne  veux  pas  être  perdu  de  réputation;  car  je  suis,  n'est-ce  pas,  un 
de  ces  jeunes  gens  du  siècle  cruellement  désenchantés  qui  cherchent  la  solitude  pour  sou- 
pirer en  silence?  Vous  m'avez  surpris  tout  à  l'heure,  madame  ,  et  vous  pourrez  rendre 
bon  compte  de  mes  occupations,  vous  avez  été  témoin  que  je  ne  soupirais  pas,  mais  que 
je  lisais  tout  simplement,  ce  qui  a  fort  peu  d'analogie  avec  les  douleurs  de  l'ame,  l'His- 
toire de  la  Russie. 

—  Vous  êtes  un  peu  moins  coupable  alers,  dit  en  souriant  Alicia. 

—  Je  ne  sais,  reprit  Rodolphe,  si  pour  ces  dames  et  ces  messieurs,  la  pèche  a  de  grands 
agrémens,  mais  quant  à  moi  je  vous  déclare  que  je  préfère  de  beaucoup  les  quelques 
mots  que  vous  avez  été  assez  bonne  pour  échanger  avec  un  coupable. 

—  Prenez  garde,  dit  Alicia,  voici  de  la  galanterie  et  je  vais  me  défier  à  mon  tour. 

—  Vous  me  gardez  toujours  rancune  pour  ce  mot-là. 

—  Non,  mais  vous  m'avez  donné  une  bonne  idée,  et  j'essaierai  de  m'en  servir. 

—  Laissez  les  armes  à  ceux  qui  ont  besoin  de  se  défendre;  c'est  une  bien  petite  conso- 
lation qu'il  ne  faut  pas  leur  envier. 

Tous  deux  marchaient  à  petits  pas  dans  l'allée,  lady  Alicia  comprit  que  la  conversa- 
tion si  elle  continuait  sur  ce  pas  allait  tomber  dans  une  fade  sentit» entalerie,  et  qu'il 
n'était  pas  temps  encore  d'user  de  ce  moyen,  aussi  s'empressa-t-elle  de  la  changer. 

Le  soir  elle  s'endormit  parfaitement  satisfaite,  après  avoir  rendu  au  comité  un  compte 
exact  de  la  première  rencontre.  —  C'est  charmant,  pensa-t-elle  ,  d'avoir  trouvé  cette 
occupation  à  la  campagne. 

Le  lendemain  de  très  bonne  heure,  contre  son  ordinaire,  elle  était  éveillée  ;  elle  pen- 
sait avec  une  joie  secrète  à  ce  plaisir  de  coquetterie  féminine  qui  l'avait  jetée  dans  cette 
étrange  intrigue;  elle  calculait  dans  sa  tète  les  moyens  qui  lui  semblaient  les  plus  in- 
faillibles pour  arriver  à  une  entière  réussite,  sans  calculer  quelles  pouvaient  en  être  les 
suites  et  les  conséquences. — Cette  journée  cependant  n'amena  rien  de  nouveau;  loin 
de  faire  un  pas  en  avant,  Alicia  recula  plutôt,  car  Rodolphe  de  son  côté,  par  ce  sentiment 
instinctif  du  cœur  qui  est  presque  toujour.-.  le  sentiment  de  la  vérité,  crut  deviner  sa 


i.  \   ^i  riiitn  .  ,- 

arçuetteriesans  en  comprendre  néanmoins  le  motif  ou  le  but;  il  se  tint  sévèrement  sur 

ses  gardes,  et  fut  beaucoup  moins  expansif  qu'il  ne  l'avait  été  la  première  fois.  Ce  fut  un 
grand  desappo.nlement  pour  la  jeune  Anglaise;  elle  avait  cru  cette  conquête  si  facile 
•1<>  elle  futctonnee  d'abord,  blessée  ensuitede  sa  résistance  ;  elle  oublia  presque  que  ce 
■i  etaitqu  un  jeu  de  quelques  jours,  un  complot  lie  plusieurs  jeunes  femmes  entre  elles, 
-H  elle  appela  a  son  aide  toutes  les  ressources  de  sa  tèteetde  son  cœur 

Cette  fois-là  le  S0irelle  ne  joua  pas  la  comédie  ;  elle  fiitsérieuse  véritablement  avec 
un  cachet  involontaire  de  tristesse  qui  contrasta  d'une  manière  visible  avec  la  «aité  des 
autres.  _  Elle  seule  était  dans  la  confidence  du  véritable  secret  de  cette  tristesse  pen 
dant  que  toutes  les  jeunes  femmes  chuchotaient  entre  elles  en  se  montrant  l'air  sérieas 
d  Ahc.u  ;  elles  se  disa.ent  qu'elle  jouait  en  conscience,  et  qu'a  la  prochaine  reunion  du 
comité  secret,  ou  lui  voterait  de  j ustes  remercimeiis. 

Ainsi  se  passa  la  secoudejournée.  —  La  troisième  amènerait-elle  un  résultat? 

Baron  DE    BAZAHCOOBT. 
Im  tuile  nu  prochain  immfro.) 


Théâtre*.  —  Concerts. 


,  s  a  repris,  au  Théâtre-Français,  cette  mauvaise  tragédie  de 
Marie  Stuart 'que  Lebrun  tailla  jadis  sur  l'ample  drame 
de  Schiller.  M»<  Rachel  n'avait  jamais  subi  une  épreuve 
aussi  terrible  :  pleine  de  dignité  hautaine  devant  ses  geô- 
liers, elle  a  été  effrayante  et  sublime  dans  son  entrevue 
avec  Elisabeth,  simple  et  déchirante  dans  ses  préparatifs  de 
mort;  enfin,  elle  a  tenu  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  de 
ses  qualités  et  de  ses  défauts.  Ligier  a  parodié  fort  agréa- 
blement le  rôle  de  Leicester.  Mous  ignorons  encore  le  nom 
de  la  figurante  qui  représentait  la  reine  d'Angleterre;  Mail- 
lard est  décidément  voue  au  bleu,  depuis  le  succès  obtenu  par  ses  bas  dans  \C  Terre  d'eau 
Maigre  œtte  dame  et  ces  messieurs,  Marie  Stuart  attirera  tout  Paris    _  M-  Cinti- 
Damoreau   vient  de  faire  à  elle  seule  le  succès  d'un  ouvrage  nouveau  ;  elle  a  daigné 
prendre  sous  son  patronage  de  haute  et  puissante  cantatrice  une  petite  partitionne 
M.  Adam,  toute  composée  d'airs  de  galop,  de  médiocres  effets,  en  style  russe,  de  sou- 
venirs de  menuet,  et  de  chansonnettes,  comme  le  vin  de  dessert  en'inspir-ait  dans  les 
noces  de  nos  b.saïeux.  M.  Adam,  le  maestro,  MM.  de  Leuven  et  Dennery  les  auteurs 
du  poème  de  la  liose  de  Péronne,  ont  disparu  derrière  celte  vocalisation  incomparable 
ces  feus  d  artifice  de  trilles  et  de  cadencés.  Enfin  M-  Damoreau  a  reçu  assez  d'applau - 
dussemens  pour  en  distribuer  un  peu  autour  d'elle  sans  s'appauvrir.  _  Les  autres  théa 
très  redoublent  d'efforts,  afin  de  changer  leur  affiche  tous  les  huit  jours.  Quand  les  vau 
devdles,  enrans-barbons,  datent  déjà  d'une  semaine:  .  Entevez~moi  ces  maqots-la  '  , 
disent  les  directeurs  ,  parodiant  Louis  XIV.  Ainsi ,  dans  ce  steepk-chase  des  premières 
représentations,  nous  avons  vu  se  ruer  sur  le  public  un  Chariot,  espèce  de  benêt  qui 
veut  faire  fortune  en  courtisant  des  duchesses.  H  a  été  suivi  immédiatement  d'un'  ioli 
acte  portant  centre  :  Si  nos  femmes  avaient ,  par  M.  E.  Gonzales,  jeune  romande, 
dont  [étalent  vigoureux  s'est  transformé  pour  aborder  une  carrière  nouvelle  -Tandis 
que  ceci  se  passait  aux  Variétés,  le  Vaudeville  nous  présentait  un  monsieur  qui   a  une 
autre  époque,  eût  été  le  gentilhomme  Joconde ,  don  Juan ,  marquis  de  Marana,  le 'cheva- 
lier de  Faublas,  en  un  mot,  un  séducteur  séduisant,  mais  qui ,  aujourd'hui,  se  trouve 
ctre  tout  s.mplement  un  vulgaire  commis-vovageur,  l'homme  de  Varticle  et  de  Vannons 


iS  LA  SYLPHIDE. 

Pouah  !  Il  a  séduit  une  femme  dans  chaque  département  excepté  dans  celui  de  la 
Seine.  Est-ce  croyable?  et  n'est-ce  pas  à  Paris  seulement  qu'il  faut  chercher  les  jolies 
femmes  de  la  province,  fleurs  délicates  transplantées  sur  le  sol  de  la  Chaussée- 
d'Antin  ?  —  Au  Gymnase,  rugit  un  I.ion  Amoureux.  Cet  ani  nal  n'est  pas  méchant  ;  il 
nous  a  même  paru  mâcher  lort  agréablement  la  prose  de  M.  Scribe  ;  ses  griffes  ne  pas- 
sent pas  à  travers  ses  gants  blancs.  Il  esta  remarquer  qu'on  revient  beaucoup,  en  ce  mo- 
ment, aux  fables  de  la  Fontaine  :  dernièrement  encore  s'est  traduit  en  plein  air  l'apo- 
logue de  VAne  portant  (lez  reliques.  —  Le  Palais-Royal  nous  amusait  jadis  ;  mais  nos 
rires  changeront  de  nature,  s'il  persiste  à  nous  donner  des  pièces  historiques,  à  nous 
montrer  la  robe  rouge  du  cardinal  Mazarin.  Gare,  Frétillon,  ne  touchez  pas  à  ces 
choses-là. — Aux  boulevarls  Saint-Martin  et  du  Temple,  on  continue  à  se  distribuer 
de  grands  coups  de  poignards  et  à  vider  des  coupes  de  poison  :  la  foule  applaudit, 
et,  avouons-le,  nous  avons  fait  quelquefois  comme  elle  ;  mais  la  rue  Lepelletier  a  de 
bien  autres  attraits  pour  nous,  et  la  Favorite  nous  attire  par  la  douce  mélancolie  de 
son  drame  et  de  ses  cantilènes,  et  par  l'admirable  ensemble  des  chanteurs.  C'est  un 
succès  d'autant  plus  incontestable  que  des  journaux-docteurs  en  musique  le  nient  avec 
acharnement:  M.  Pille  t  ne  dit  pas  que  Donizetti  lui  a  livré  un  chef-d'œuvre;  mais  il 
répond  aux  juges  trop  sévères  par  ces  paroles  éloquentes:  «Messieurs,  ta  salle  est 
pleine!  »  alf.  d.-s. 


C  est  une  noble  et  ingénieuse  pensée  que  d'appeler  les  arts  au  secours  du  malheur, 
que  de  mettre  la  misère  sous  le  patronage  de  la  musique.  A  peine  la  nouvelle  des  inon- 
dations du  Midi  était-elle  connue,  que  tous  nos  virtuoses  se  sont  empressés  d'offrir  aux 
victimes  du  fléau  le  tribut  de  leur  talent.  Parmi  ces  concerts  de  charité,  celui  que 
M.  Louis  Lacombe  vient  de  donner  doit  être  inscrit  au  premier  rang.  Encore  chargé 
des  couronnes  de  l'Allemagne,  ce  grand  pianiste  s'est  montré  l'égal  de  tous  les  maîtres 
connus.  Autour  de  lui  rayonnaient,  comme  les  satellites  d'un  astre  glorieux,  des  artistes 
chers  au  public  etavec  lesquels  M.  Louis  Lacombe  a  partagé  les  succès  de  la  soirée. 


Il  appartient  à  la  Sylphide  de  consacrer  toutes  les  actualités,  de  butiner  partout  son 
miel,  tantôt  au  théâtre,  tantôt  dans  le  roman,  tantôt  dans  les  arts.  Les  sujets  graves  eux- 
mêmes  ne  l'effraient  pas  lorsqu'ils  peuvent  offrir  quelque  intérêt  à  ses  lecteurs.  Ainsi, 
au  moment  où  la  France  est  encore  agitée  par  les  émotions  du  15  décembre,  la  Syl- 
phide a  cru  devoir  publier  un  souvenir  de  cette  grande  journée.  Le  dessin  qui  accom- 
pagne cette  livraison  rappelle,  avec  une  prodigieuse  exactitude,  la  marche  imposante 
du  cortège,  et  reproduit  les  mille  détails  de  cette  scène  unique  dans  l'histoire.  Nous  ne 
doutons  pas  qu'il  ne  soit  accueilli  avec  plaisir  par  les  abonnés  de  la  Sylphide,  et,  eu 
outre,  acheté  avec  empressement  au  magasin  d'Aubert. 


Le  Directeur  DE  YILLLMESSANT. 


LA  SYLPHIDE 


1,  CITE     DES     IT«  LIENS. 


LA    Ml  [  mi.i 


*    Madame 


'.'  janvier  1841. 

ORSQUE  vous  recevrez  cette  lettre,  madame,  nous 
aurons  franchi  le  pas  périlleux  qui  nous  sépare  de 
l'année  I8i0,  dont  l'avenir  était  si  gros  d'événe- 
mens  fâcheux.  A  bien  peu  de  choses  près,  cette 
année  ressemble  à  tant  d'autres,  malgré  certains 
allarmistes  qui ,  à  chaque  nouvelle  catastrophe  plus 
ou  moins  saisissante,  criaient  à  Xinfluenza!  Que 
Dieu  fasse  que  nous  ne  tombions  pas  de  Carybdr 
enScylla  ,  et  que  nous  tirions  encore  aussi  bien 
^notre  épingle  du  jeu  pendant  l'année  qui  vient, 

que  pendant  celle  qui  s'est  écoulée Au  reslc 

18i0  périt  sous  une  pluie  de  fleurs  et  de  plumes; 
son  linceul  est  brillant,  transparent ,  diaphane  : 
le  satin,  le  velours,  la  gaze,  recouvrent  sa  tombe, 
et  son  glas  funèbre  se  chante  au  son  des  joyeux 
orchestres  et  à  la  clarté  des  lustres  et  des  candé- 
labres ! 

Pour  les  visites  du  jour  de  l'an,  les  femmes  de  la  haute  société  ont  générale- 
ment adopté  les  chapeaux  résilles  de  Maurice-Beauvais,  dont  la  vogue  ne  peut 
que  s  accroître  ,  tant  ils  sont  jolis  et  élégans.  Notre  Sylphide  d'aujourd'hui  vous 
en  donne  un  charmant  modèle,  ainsi  qu'une  des  coiffures  moyen-âge  du  fameux 
mod.ste  dont  le  goût  artistique  est  sans  cesse  à  la  recherche  de  ce  qui  sort  de  la' 
route  banale.  Sa  collection  de  coiffures  est  un  vrai  musée  d'histoire  où  chaque 
femme  peut  choisir  un  type  particulier,  et  il  n'est  pas  de  femme  qui  ne  comprenne 
tout  I  avantage  qu'elle  peut  retirer  dune  coiffure  excentrique  et  avec  laquelle,  ou 
ne  la  confondra  pas  avec  une  simple  bourgeoise  de  la  rue  Saint-Denis.  D'ailleurs 


.A   SYLPHIDE. 


ne  faut-il  pas  une  coiffure  à  part,  une  coiffure  du  temps,  avec  ces  belles  étoffes 
d'aujourd'hui  qui  viennent,  dans  les  magasins  de  Thiébaud-Guichard,  nous  rap- 
peler le  luxe  des  cours  de  Louis  XIV  et  Louis  XV?  Quelle  harmonie  pouvez  - 
vous  établir  entre  un  petit  bonnet  chiffonné  et  ces  satins  Pompadour,  ces  droguets 
brillans,  ces  barrèges  diamant  es,  ces  crêpes  jardinières  qui  sentent  les  belles  récep- 
tions de  Versailles.  A  propos  de  Thiébaud-Guichard,  nous  dirons  qu'il  a  dans 
ce  moment  de  charmantes  pelisses  bonne-femme,  des  douillettes  des  plus  comfor- 
tables  et  d'élégans  burnous  algériens  qui  sont  remplis  de  grâce  et  qui  drapent  à 
merveille  ;  celui  que  représente  notre  gravure  a  été  acheté  par  la  duchesse  de 
P ,  dont  tout  Paris  connaît  le  goût  si  éminemment  distingué, 

La  maison  de  commission  Giraud  expédiait  la  semaine  dernière  ,  pour  un 
mariage  au  château  de  B....,  en  Normandie  ,  des  caisses  remplies  des  modes  de 
Maurice-Beauvais  et  des  objets  confectionnés  de  Thiébaud  Guichard;  il  y  avait 
aussi  des  robes  où  se  reconnaissait  la  coupe  gracieuse  de  Mme  Debuisieux  ,  et  les 
magnifiques  fourrures  d'Auprêtre-Pellevrault  etBougenaux-Lolley.  La  corbeille, 
qui  sortait  des  magasins  de  Giroux,  mérite  une  mention  toute  particulière.  Sa 
forme  était  celle  d'une  conque  marine  ,  soutenue  par  des  dauphins  en  or  ciselé  , 
la  matière  était  de  l'écaillé  marquetterie.  Deux  syrènes  formaient  les  anses  ,  elles 
tenaient  des  cornes  d'abondance,  versant,  comme  de  coutume,  une  foule  d'objets 
divers.  Outre  les  mille  petits  riens  sortant  de  la  maison  Giroux  ,  que  contenait 
cette  élégante  corbeille  ,  et  dont  les  objets  de  sorcellerie  n'ont  pas  été  les  moins 

goûtés  au  château  de  B il  y  avait  encore,  comme  accessoires  indispensables, 

les  mouchoirs  deChapron,  où  le  chiffre  et  les  armes  de  la  jeune  mariée  se  trou- 
vaient entrelacés  de  mille  manières,  sous  les  formes  les  plus  variées.  Les  odeurs 
de  Guerlain ,  dignes  compagnes  et  complément  de  ces  beaux  mouchoirs  ;  les 
gants  Mayer  en  profusion  pour  le  négligé ,  pour  le  bal  ;  des  papiers  dentelles 
de  Marion  ,  si  jolis ,  si  délicatement  distingués.  L'album  musical  de  Michaeli 
avait  aussi  trouvé  sa  place  dans  cette  aristocratique  corbeille  ;  il  est  allé  recueillir 
en  province  les  applaudissemens  que  lui  valent,  dans  toutes  les  soirées  de  la  ca- 
pitale ,  le  charme  irrésistible  de  ses  six  mélodies.  Quoiqu'il  soit  un  peu  aven- 
tureux d'amour-propre,  de  parler  de  soi  ou  de  ceux  que  l'on  préfère,  je  vous 
dirai  que  je  n'ai  pas  vu  sans  un  vif  plaisir  six  albums  de  la  Sylphide,  reliés  en 
velours  de  toutes  nuances,  qui  s'étaient  glissés  coquettement  dans  les  présens 
destinés  à  la  jolie  mariée  ,  qui  doit ,  dit-on  ,  les  offrir  à  ses  demoiselles  de  noces. 

Il  y  a  long-temps,  il  me  semble,  que  nous  n'avons  causé  modes;  les  yeux 
sont  tellement  éblouis  par  la  magnificence  des  magasins ,  qu'on  se  prend  à  ne 
pouvoir  parler  d'autre  chose,  et  qu'on  oublie  le  fond  pour  la  forme.  Je  vous  dirai 
en  quelques  mots  que  les  robes  de  velours  ou  d'étoffes  épaisses  se  font  toutes  à 
corsage  plat,  avec  nervures,  à  pointe,  avec  des  lattes  de  dentelles,  de  blonde  ou 
de  fourrures,  lorsque  la  garniture  de  la  robe  est  également  en  fourrures.  Les 
manches  sont  de  plus  en  plus  plates,  courtes  ou  longues,  excepté  pour  les  douil- 
lettes par  dessus ,  dont  la  jupe  doit  être  beaucoup  plus  courte  et  un  peu  moins 
ample  que  celle  de  dessous .  Il  est  une  mode  charmante  que  je  veux  vous  signaler, 
parce  qu'elle  est  aussi  gracieuse  qu'élégante  ;  c'est  une  robe  odalisque  ;  cette  robe, 
quoique  parée,  ne  peut  se  porter  qu'à  une  soirée,  chez  soi,  une  soirée  où,  assise 
dans  un  fauteuil  gothique  do  Monbro,  on  ne  se  lève  que  pour  recevoir  les  arri- 
vans.  La  robe  doit  être  en  velours  de  nuance  foncée,  gros  bleu,  gros  vert,  violet; 


LA   SYLPHIDE. 


le  corsage  juste,  montant  des  épaules  comme  celui  d'une  redingote,  est  très  ou- 
vert devant  et  ne  se  rejoint  qu'à  la  ceinture,  la  jupe  ouverte  devant,  avec  les 
coins  arrondis;  les  manches  serrées  juste  jusqu'à  la  moitié  du  haut  du  bras, 
sont  larges  et  ouvertes  du  bas  comme  les  manches  à  la  religieuse,  quoique  ce- 
pendant moins  amples  et  moins  tombantes;  toute  la  robe  doublée  de  satin  blanc 
se  rabattant  d'un  grand  travers  de  main  autour  du  corsage  de  la  jupe  et  des 
manches  ouvertes,  et  sur  cette  bordure  de  satin  une  bande  de  passementerie  ou- 
vragée à  jours  de  la  môme  nuance  que  la  robe  ;  une  jupe  de  dessous  en  satin 
blanc  et  des  manches  de  dessous  pareilles  demi  larges  et  serrées  au  poignet  par 
quatre  bracelets.  Avec  cette  toilette,  il  faut  une  coiffure  châtelaine  de  Maurice— 
Beauvais  en  velours  blanc  et  or. 

On  voit  quelques  robes  en  satin  blanc  avec  des  ornemens  de  velours  orange. 
Les  dentelles  sont  toujours  aussi  en  vogue,  on  en  applique  dans  toutes  les  for- 
mes, sur  toutes  les  étoffes,  et  les  vieux  et  les  nouveaux  points  sont  adoptés  sans 
distinction.  Au  bal,  on  voit  beaucoup  de  robes  en  gaze  brillante,  crêpe,  organdi 
brodé,  avec  des  petits  corsets  de  velours  noir  ou  de  toute  autre  nuance,  accompa- 
gnés de  cordons  algériens  de  la  nuance  du  corset.  On  fait  de  superbes  manteaux 
que  l'on  nomme  manteaux  royaux,  en  satin  broché,  doublé  et  bordé  de  fourrures, 
avec  un  grand  collet  et  un  plus  petit  pardessus,  également  en  fourrure;  les  ouver- 
tures des  bras  sont  bordées  de  fourrures  et  terminées  par  des  glands  arabes  en 
or.  Au  reste  ,  ce  qui  se  voit  cette  année  de  manteaux,  pelisses ,  burnous,  man- 
telets  de  toutes  sortes,  de  toutes  formes  est  inimaginable  ;  les  coupes  les  plus  bi- 
zarres paraissent  les  plus  jolies,  et  la  dernière  invention  a  toujours  le  bon  droit. 
Il  me  reste  quelques  mots  à  vous  dire,  madame,  des  fleurs  de  M™'  Lainné, 
cette  artiste  presque  sans  égal  qui  semble,  au  fur  et  à  mesure  que  les  roses  nous 
quittent,  les  faire  renaître  plus  embaumées  et  plus  fraîches  sous  ses  doigts.  Mau- 
rice-Beauvais  compose  peu  de  coiffures  distinguées  où  il  n'admette  pas  comme 
un  ornement  pour  ainsi  dire  indispensable  les  fleurs  de  MmC  Lainné.  —  On  peut 
passer  sans  transition  des  fleurs  à  la  musique  et  j'en  profite,  madame,  pour  vous 
annoncer  que  la  grande  soirée  musicale  promise  par  la  stlphide  à  ses  abonnés, 
aura  irévocablement  lieu  dans  la  belle  salle  de  Henri  Herz,  à  la  fin  de  ce  mois. 
D'ici-là,  je  vous  ferai  connaître  le  programme  qui  promet  d'être  magnifique. 

Nous  sommes  un  peu  au  dégel,  je  l'espère,  et  bien  nous  en  prend,  car  les  plai- 
sirs s'en  ressentaient,  et  tous  les  praticiens  de  la  Faculté  de  médecine  criaient 
haro  !  sur  les  bals  et  les  soirées  :  —  Vous  vous  couvrirez  de  rhumatismes,  disait  le 

docteur  G ;  vous  vous  gâterez  toutes  les  dents,  disait  le  dentiste  Hattute,  et 

quoique  mon  art  soit  merveilleux,  j'aurai  grand'peine  à  vous  guérir  ou  à  remé- 
dier au  mal.  — On  dansaitdevant  le  docteurG...'..  pourlui  prouver  que  les  join- 
tures étaient  encore  souples;  on  souriait  au  dentiste  en  lui  laissant  voir  de  belles 
dents,  qui,  grâce  à  ses  soins  et  à  son  talent,  pouvaient  braver  la  froidure;  et  ce- 
pendant malgré  cette  mutinerie,  on  gardait  le  coin  du  feu  en  murmurant  contre 
le  ciel...  qui  enfin  s'est  laissé  attendrir!  Baronne  marie  de  l*****. 


LA    SYLPHIDE. 


LE  JEU  D'UNE  COQUETTE . 

ii. 

licia  rêva  toute  la  nuit;   l'échec  de  la  veille   lui  avait 
donné  à  réfléchir  et  lui  avait  ôté  cette  insouciante  con- 
fiance dont  elle  berçait  sa  coquetterie.  —  Elle  était 
engagée  d'honneur  à  réussir;  aussi,  quand  sunna  l'heure  à  laquelle 
elle  était  habituée  de  se  rendre  dans  l'allée  mystérieuse,  elle  entra 
Rodolphe  y  était  ;  elle  fit  du   bruit,  parla  haut  afin 
d'attirer  son  attention,  passa  près  d'un  quart  d'heure  à  mettre  son 
peau  de   paille   et  à  chercher  son  ombrelle  dont   elle  n'avait  nul 
'besoin  ;  et  sortit  enfin,  sûre  de  trouver  Rodolphe  quelques  minutes  après 
dans  la  même  allée. 

Une  demi-heure  se  passa,  et  la  victime  n'arrivait  pas  ;  puis  une  heure, 
puis  une  heure  et  demie.  —  Que  faisait-il  donc?  —  Certes,  il  avait  bien  eu  la  pensée  de 
la  suivre  et  de  partager  sa  promenade,  mais  il  se  fit  violence,  d'abord  craignant  que 
cette  visite  en  plein  air  ne  devint  indiscrète  et  importune,  ensuite  parce  qu'il  s'aper- 
cevait que  ses  yeux  se  portaient  plus  souvent  sur  lady  Alicia  que  sur  toute  autre 
personne  ,  que  lorsqu'elle  parlait,  même  des  choses  indifférente,  il  se  surprenait  à  l'é- 
couter attentivement,  et  que  ces  symptômes  de  prédilection  marquée  commençaient  à 
l'effrayer. 

Lady  Alicia  resta  près  de  deux  heures  dans  l'allée,  et  son  cœur  battait  à  la  fois  de  dé- 
pit et  d'impatience.  —  La  cloche  du  dîner  la  rappela  au  château. 

Elle  trouva  tout  le  inonde  réuni  dans  le  salon  ;  elle  devint  presque  rouge  de  honte  en 
entrant,  car  elle  aperçut  la  comtesse  de  Sauleure  dont  le  visage  avait  une  expression  non 
équivoque  de  mordante  raillerie.  —  Elle  devina  facilement  qu'elle  avait  connaissance 
de  ce  second  et  terrible  échec. 

Ah  !  vous  voilà  enfin,  lady  Alicia,  dit-elle  en  souriant  à  moitié  ;  nous  vous  cher- 
chions partout  ;  nous  avons  fait  une  promenade  délicieuse  avec  M.  de  Beaufort  qui  a 
bien  voulu  aujourd'hui  être  notre  cavalier,  faveur  toute  spéciale  et  dont  nous  sommes 
fières  et  reconnaissantes. 

Alicia  voulut  sourire,  mais  elle  sentit  le  rouge  qui  lui  montai  t  au  front. 

—  J'étais  dans  le  parc,  dit-elle. 

—  Depuis  quelques  jours  il  vous  a  pris  un  goût  effréné  de  solitude,  reprit  la  comtesse. 

—  Je  lisais,  répondit  Alicia, — et  son  regard  rencontra  celui  de  Rodolphe  qui  baissa  les 
yeux. —  Un  livre  bien  intéressant,  sans  doute,  continua  la  comtesse  qui  était  sans  pitié. 


Voir  plus  haul  page  19. 


LA    SÏLIIIIDl.  . 


elfe  rîvalllt"  flail  PaS,femme  a  servir  io"^'^  de  jouet  a  u,,c  autre  femme  • 
elle  relu  la  tète  et  semblant  ne  pascomprendre  l'intention  malicieuse  de  M-  de  San  ' 
leure  el  e  fondit  en  jouant  nonchalamment  avec  une  boude  pendante  de  s     cheveu" 
-Oui   ce  livre  eum  s,  tntéressan.  qu'il  m'a  la,,  oui,!,,,,  l'heure,  el  me  perma  de  n 
pas  regretter  votre  charmante  promenade.  '  ' 

-  Oh  !  oui,  reprit  la  comtesse,  les  livres  sont  très  intéressans  cette  année  •  mais  eue! 
quefoisles  denoùmens  tournent  mal.  '""te,  mais  quel- 

-  C'est  là,  reprit  fort  tranquillement  Alicia,  ledéfàui  des  auteurs;  ils  ne  comnren 

Rodolphe  écoutait  cette  conversation  et  ne  comprenait  rien  au  sens  caché  de  ce  dia 
logue  suintement  étabh  entre  lady  Alicia  et  la  comtesse  de  Sauleure.  -ilïé  lm  J 
justement  peut-être  parce  qu'il  eût  ardemment  voulu  le  contraire,  toute'son  a  ,  n'ion 
l^rLZre^  AhC,a'  "  'V-- -'SP'^- entendre  les  Wonsesdetr 
Jamais  aussi  il  faut  le  dire,  la  jeune  anglaise  n'avait  été  plus  charmante,  plus  ado- 
rable;  le  dépit  secret  qu'elle  éprouvait,  le  sentiment  intime  de  son  amour-pronre 
cruellement  roisse  avaient  donné  un  incarnat  plus  vif  au  coloris  de  ses j  s' Zl 
ecla  plus  br.l  lant  a  ses  yeux;  ,.  semblait  qu'elle  eut  compris  tout  le  désespéré  d  . 

.    position  et  qu'elle  eût  appel,  a  elle  toutes  ses  séductions,  tous  ses  charmes 

Rodolphe  se  sentit  tressaillir;  et  quand  lady  Alicia  alla  s'asseoir  dans  un  coin  du  salon 
1  vint  auprès  d'elle;  -la jeune  femme  le  vit  arriver  et  son  cœur  battit  de  joie-  — elle 
lu.  répondit  avec  insouciance  d'abord,  puis  avec  une  mordante  moquerie  qui  stimulai 
davantage  encore  l'esprit  ardent  de  Rodolphe. 

Alicia  presqu'en  tête  à  tète  avec  son  faible  adversaire  prenait  sa  revanche  de  la  mau- 
vaise partie  du  matin,  lorsque  Léon  de  Malleville  cria  à  son  ami  :- Rodolphe  vfens 
donc  faire  une  partie  de  billard,  il  manque  un  quatrième  ' 

poLTu ïi^'  dU  HOd°'Phe  "  faiSam  U"  Sig"e  de  mauvaise  h~  1-  "'é^PP' 

-Non   non      monsieur  de  Beaufort,   reprit-elle  en  se  levant  à  moitié;  les  amis 

avant  tout.- Et  elle  ajouta  en  souriant  d'une  manière  charmante:  nous  reprendrons 

plus  tard  cette  conversation.  '       u'u'1" 

A  peine  Rodolphe  se  fut-il  éloigné,  qu'un  domestique  remit  une  lettre  à  lady  Alicia 

—  Elle  l'ouvrit  et  lut  ce  qui  suit  :  y  «»u». 

.  Lady  Alicia  voudra  bien  venir,  à  dix  heures  précises,  à  l'endroit  convenu  pour 

»  rendre  compte  au  comité  secret  des  résultats  de  l'importante  mission  qui  lui  a  été 

»  confiée.  _   .    ;  L 

La  Présidente, 
Comtesse  de  SAULEURE.  ■> 
-C'est  un  tour  de  la  comtesse,  dit  Alicia  en  repliant  la  lettre.  —  E  y  a  un  ouïr, 
d  heure  cette  lettre  m'aurait  piquée  au  sang.  Mais  à  présent  j'ai  fait  plus  de  chemin  oue 
vous  ne  croyez,  mesdames.  -  A  dix  heures  j'irai  au  comité  secret 

Lady  Alicia  se  rendit,  à  l'heure  prescrite,  chez  la  comtesse  de  Sauleure,  où  toutes 
les  jeunes  femmes  étaient  reun.es,  -  elles  étaient  toutes,  sans  se  l'avouer,  enchanta 
que  lady  Ahcia  n'eut  pas  réussi  dans  ses  tentatives  de  séduction  ;  car  il  y  a  toujours  dan 
le  cœur  d  une  femme  un  sentiment  de  jalousie  et  de  rivalité  qui  se  glisse  involontai 

::;::"  rasrpenséi; Lacorr de Sauieure' sunou^ - *-i3iï?E. 

sujet,  des  ra.ller.es  cruelles  et  abondantes.  Mais  quand  lady  Alicia  entra,  elle  fi,  tout 
étonnée  de  sa  tranquillité,  et  surtout  de  la  hardiesse  inconcevable  de  sa  démarche 
qu  augmentait  encore  un  sourire  de  contentement  répandu  sur  tout  son  visage  - 
Celle-cu,  attendit  pas  les  parolesde  lacomtesseet  prit  à  tâche  d'éviter  toute  expiation  : 
-Je  v.eus,  d.t-elle  en  entrant,  réclamer  les  trois  jours  de  sursis  qu'il  est  convenu 


5* 


LA   SYLPHIDE. 


d'accorder,  et  je  demande  à  ne  donner  aucun  détail  sur  mes  actions  que  le  troisième 
jour  expiré. 

La  comtesse  de  Sauleure  laissa  échapper  un  mouvement  de  dépit  et  de  mauvaise 
humeur;  car  elle  ne  pouvait  se  refuser  à  la  demande  de  lady  Alicia,  et  elle  voyait  lui 
échapper  comme  un  songe,  le  plaisir  qu'elle  s'était  promis  pour  toute  la  soirée. 

Elle  se  leva  et  dit  d'une  voix  grave  : 

—  Le  comité  vous  donne  trois  jours,  mais  ce  délai  est  le  dernier  qui  puisse  vous 
être  accordé. 

—  C'est  bien,  répondit  Alicia  ;  —  je  demande,  en  outre,  comme  acte  de  justice,  que 
des  intrigues  étrangères  ne  viennent  pas  ajouter  d'autres  difficultés  à  celles  que  j'ai 
déjà  à  combattre. 

—  Expliquez-vous,  dit  la  comtesse  de  Sauleure. 

—  Ce  matin,  M.  de  Beaufort  a  cédé  à  vos  demandes,  et  a  été  votre  cavalier  pendant 
une  promenade  qui  a  duré  trois  heures.  —  C'est  pour  moi  un  jour  entier  de  perdu,  et 
vous  devez  penser  qu'un  jour  est  précieux  lorsque  l'on  n'en  a  que  trois  à  sa  disposition . 

—  Le  comité  accède  à  voire  demande,  reprit  solennellement  la  comtesse  de  Sau- 
lure,  et  M.  de  Beaufort,  pendant  les  trois  jours  qui  vont  suivre,  restera  entièrement 
libre  de  ses  actions  ;   toute  suggestion  étrangère  encourrait  un  blâme  sévère. 

—  Dans  trois  jours  donc  —  dit  lady  Alicia  en  saluant  respectueusement  la  comtesse 
de  Sauleure,  et  en  lui  lançant  un  de  ces  regards  ironiques  pleins  de  fatuité  et  de  con- 
tentement, propriété  exclusive  d'une  jeune  et  jolie  femme. 

Elle  rentra  dans  son  appartement;  et  minuit  sonnait,  qu'assise  près  d'une  table,  le 
front  appuyé  sur  sa  main,  elle  était  encore  plongée  dans  ses  méditations.  —  Alors  elle 
sonna  sa  femme  de  chambre,  se  déshabilla  et  se  coucha  ;  niais  sa  tète  était  trop  agitée 
pour  qu'elle  pût  s'endormir. —  C'est  qu'il  s'agissait  pour  elle  de  tout  son  avenir  de 
coquetterie  féminine,  de  sa  réputation,  de  sou  orgueil,  de  son  honneur;  —  c'est  que 
dans  trois  jours  il  lui  fallait  venir  en  face  de  ses  cinq  rivales  avouer,  à  haute  voix,  sa 
défaite,  ou  proclamer  son  triomphe  ;  —  c'est  que  dans  trois  jours  il  lui  fallait  recevoir 
les  éloges  ou  les  railleries,  les  sarcasmes  ou  les  applaudissemens. 

Dans  trois  jours  il  fallait  que  cet  homme  rebelle  fût  à  ses  pieds,  et  qu'elle  le  prît 
ainsi  respectueux  et  obéissant  pour  s'en  parer  comme  d'un  diadème.  —  Pour  une 
femme,  cet  amour-propre  de  vaniteuse  coquetterie  est  toute  sa  vie,  tout  son  bonheur, 
elle  lui  sacrifierait  son  cœur  et  son  ame  ;  et  lady  Alicia  s'était  trop  imprudemment  jetée 
dans  cette  lutte  terrible  pour  pouvoir  s'arrêter. —  Le  premier  jour  elle  en  avait  fait  un 
jeu  ,  une  plaisanterie  ,  une  distraction  ,  et  maintenant  ce  jeu  ,  cette  plaisanterie  étaient 
devenus  l'action  peut-être  la  plus  importante  de  sa  vie. 

Toutes  ces  pensées  agitaient  le  cœur  et  la  tète  de  lady  Alicia,  et  le  sommeil  fuyait 
loin  d'elle.  — Elle  se  demandait,  dans  ses  inquiètes  prévisions,  ce  qui  arriverait  le 
lendemain  ;  elle  eût  voulu  percer  le  voile  épais  de  cette  nuit  sombre ,  et  avancer  de 
vingt-quatre  heures  sur  sa  vie.  Elle  répétait  intérieurement  son  rôle ,  elle  étudiait  son 
visage,  elle  se  faisait  à  elle-même  les  réponses  probables  pour  les  combattre  par  des 
argumens  triomphans.  Nouvelle  Armide,  elle  appelait  àson  aide,  en  cet  instant  décisif, 
tous  les  charmes  de  sa  séduction. 

Ainsi  la  trouvèrent  les  premiers  rayons  du  jour;  alors  la  fatigue  l'emporta,  sa  tète 
s'inclina  doucement  sur  son  épaule,  ses  yeux  se  fermèrent,  et  elle  s'endormit. —  Certes 
si  quelque  fée  bienveillante  l'eût  laissée  entrevoir  ainsi  endormie  par  le  chevalier  re- 
belle contre  lequel  elle  devait  combattre  le  lendemain  à  armes  courtoises  ,  ce  chevalier, 
fût-il  plus  sûr  de  lui-même  que  Scipion  l'Africain,  dont  ou  rapporte  Vimmense  trait 
de  continence ,  ou  plus  ferme  dans  ses  principes  et  dans  sa  morale  que  Joseph  s'échap- 
pant  des  bras  de  Putiphar,  il  n'eût  pu  résister  au  charme  ravissant  de  ce  tableau  déli- 
cieux ,qui  tenait  plus  des  rêves  du  ciel  que  des  réalités  de  la  terre. — Ainsi  endormie, 


1.  \    SYLPlmit 


demi-repliée  sur  elle  même,  avec  sa  peau  si  blanche  qu'on  eût  dit  un  lys  entrouvert, 
les  boucles  blondes  et  dorées  de  ses  cheveux  qui  voilaient  comme  une  gaze  transpa- 
rente une  partie  de  son  visage,  elle  ressemblait  à  l'ange  du  sommeil  et  de  la  pureté. 
Le  cœur  le  plus  sec  eut  battu  devant  cette  taille  si  élégamment  souple  dans  sa  pose  . 
si  gracieuse  dans  son  dessin  ;  la  pensée  la  plus  rebelle  se  fût  émue  avec  recueillement. 
l'ame  dédaigneuse  se  fut  inclinée  avec  amour.  —  Mais  aucune  fée  bienveillante  n'a- 
mena Rodolphe  de  Beaufort  pendant  le  sommeil  de  lady  Alicia. 

Dix  heures  étaient  sonnées  qu'Alicia  dormait  encore  avec  tranquillité.  —  La  comtesse 
de  Sauleureen  fut  outrée  de  dépit.  Ce  calme  était  d'un  mauvais  augure  pour  ses  mé- 
dians désirs  de  rivalité  ,  elle  se  mordit  les  lèvres  bien  plus  encore  lorsqu'elle  vit  entrer 
lady  Alicia  dans  le  salon.  Jamais  elle  n'avait  été  plus  belle,  plus  fraîche  ,  plus  sédui- 
sante. —  Chacun  eu  lit  l'observation.  —  Rodolphe  la  regarda  long-temps,  et  dit  tout 
basàsou  ami:  — Ne  trouves-tu  pas  qu'elle  est  charmante?  —  Adorable!  avait  répondu 
Léon,  en  pirouettant  sur  ses  talons,  et  je  vais  aller  l'adorer. 

Mais  lady  Alicia  n'était  pas  femme  à  gâter  ainsi  une  partie  qui  s'annonçait  si  belle  ; 
elle  fut  froide,  réservée  avec  M.  deMalleville,  lui  répondit  à  peine,  et  Rodolphe,  sans 
savoir  pourquoi ,  l'en  remercia  du  fond  du  cœur.  —  C'était  de  la  faiblesse  ;  car  avec 
lui  on  ne  pouvait  compter  sur  rien,  et  les  résolutions  les  plus  étranges  et  les  plus 
fermes  prenaient  place  à  côté  des  faiblesses  et  des  intimidations  les  plus  grandes.  Hais 
pour  lady  Alicia,  c'était  beaucoup;  car  la  confiance  dans  le  combat  est  souvent  le  "a"e 
le  plus  certain  de  la  victoire. 

Après  le  déjeuner,  chacun  s'apprêta  à  sortir.  —  M.  de  Malleville  proposa  une  partie 
de  char-à-bancs  qui  fut  acceptée  avec  enthousiasme.  —  Selon  ce  qu'il  était  convenu  ce» 
dames  n'insistèrent  pas  auprès  de  Rodolphe  qui  en  fut  peut-être  très  enchanté  ;  et 
quand  on  en  parla  à  Alicia,  elle  prétexta  plusieurs  lettres  importantes  à  écrire  à 
Londres,  et  qui  devaient  partir  par  le  plus  prochain  courrier.  Elle  monta  chez  elle  pour 
la  forme,  et  quand  le  char-à-bancs  eut  disparu  à  l'extrémité  de  la  grande  allée,  elle 
descendit  dans  le  parc  et  prit,  cette  fois,  un  livre  pour  contenance. 

Elle  entrait  dans  l'allée  où  ils  semblaient  tous  deux  s'être  donné  tacitement  rendez- 
vous,  lorsqu'elle  aperçut  Rodolphe  de  Beaufort  qui  marchait  lentement  devant  elle,  sa 
tète  était  baissée  sur  sa  poitrine,  et  ses  deux  bras  croisés.  Quand  il  eut  atleint  l'extré- 
mité de  l'allée,  il  s'apprêta  à  retourner  sur  ses  pas  et  se  trouva,  par  conséquent,  eu 
face  de  lady  Alicia  qui  feignit  d'être  fort  attentive  à  sa  lecture.  —  Rodolphe  s'arrêta  ; 
un  instant  il  voulut  retourner  en  arrière,  mais  un  sentiment  involontaire  le  poussait 
en  avant;  d'ailleurs,  lady  Alicia  l'avait  vu,  et  cette  retraite  soudaine  eut  été  un  aveu 
de  sa  faiblesse  ou  une  malhonnêteté.  —  Il  aima  mieux  affronter  le  danger  en  face;  mais 
malgré  lui  quelque  chose  qui  ressemblait  à  une  impression  de  froid  parcourut  subi- 
tement tous  ses  membres. 

La  nuitqui  venait  de  se  passer  n'avait  pas  été  plus  calme  pour  lui  que  pour  lady  Ali- 
cia. En  vain  il  avait  appelé  le  sommeil  à  son  aide,  en  vain  il  s'était  raidi  de  toutes  ses 
forces  et  de  toute  sa  volonté  contre  les  pensées  tumultueuses  et  agitées  qui  l'assié- 
geaient; toujours  le  même  souvenir  venait  à  son  cœur  et  à  sa  tète,  toujours  le  même 
nom  à  ses  lèvres  entr'ouvertes.  —  Il  ne  pouvait  l'aimer  cependant!  — Depuis  trois  jours 
seulement  il  la  connaissait,  mais  il  lui  semblait  qu'elle  était  moins  légère,  moins  fri- 
vole que  toutes  les  autres  :  s'il  y  avait  dans  son  sourire  la  coquetterie  d'une  femme,  il  y 
avait  dans  ses  paroles,  et  par  fois  aussi  sur  son  visage,  le  reflet  de  pensées  profondé- 
ment senties.  —Le  pauvre  Rodolphe  subissait  déjà  à  son  insu  l'influence  fatale  de  ce 
coupable  et  dangereux  calcul  :  lui,  qui  avait  fui  le  danger  chaque  fois  qu'il  l'avait  seu- 
lement pressenti,  il  n'avait  pas  cette  fois,  ou  assez  d'adresse  pour  le  deviner,  ou  assez 
de  force  pour  se  défendre  contre  lui. 

Alicia  vit-elle  la  couleur  subite  qui  colora   son  front?  Comprit-elle  les  palpitations 


M- 


56  IA    SYLPHIDE. 

de  son  cœur?  On  ne  sait,.,  mais  elle  releva  nonchalammentsa  jolie  têteblonde,  et  ferma 
son  livre.  —  Lui,  la  salua  respectueusement  et  s'arrêtant  en  face  d'elle  : 

—  Savez-vous,  madame,  lui  dit-il,  que  cette  allée  m'est  bien  favorable,  puisque  j'ai  si 
souvent  l'honneur  devons  y  rencontrer? 

—  Ceci,  si  je  ne  me  trompe,  répondit  la  jeune  femme  est  un  compliment,  un  véritable 
compliment,  M.  de  Beaufort,  je  vous  en  remercie. — Oui,  c'est  vrai,  ajouta-t-elle  en  bais- 
sant légèrement  les  yeux,  le  basard  est  une  chose  étrange,  et  puis  cette  allée  est  d'une 
fraîcheur  ravissante,  le  soleil  y  pénétre  doucement  à  travers  les  feuilles  des  arbres. 
C'est  sans  contredit  l'endroit  le  plus  agréable  du  parc. 

—  Pour  moi  surtout,  madame,  dit  Rodolphe  continuant  sur  le  même  ton. 

Il  v  eut  après  ces  mots  un  assez  long  intervalle  de  silence  ;  Alicia  comprit  qu'il  était 
important  de  ne  pas  trop  laisser  languir  la  conversation,  elle  alla  s'asseoir  sur  un  banc 
qui  se  trouvait  à  quelque  pas  d'elle,  et  tournant  gracieusement  la  tète  du  côté  du  jeune 
homme: — Comment,  lui  dit-elle,  n'ètes-vous  pas  de  la  promenade  en  char-à-bancs? 

— Je  ne  sache  pas,  madame,  que  cette  promenade  en  commun  puisse  être  bien  amusante. 

La  réponse  valait  l'interrogation;  l'une  et  l'autre  étaient  également  insignifiantes  ; 
mais  lady  Alicia  était  sur  un  meilleur  terrain,  car  elle  avait  conservé  tout  son  sang-froid, 
et  Rodolphe  était  loin  d'être  calme  et  maître  de  déployer  une  tactique  habile. — Il  se  disait 
à  lui-même  ce  que  l'on  a  bien  soin  de  se  dire  en  pareille  occasion  pour  se  donner  une 
excuse  présentable  contre  un  principe  dont  on  s'était  juré  de  ne  s'écarter  jamais.  Pour- 
quoi ne  Paimerais-je  pas?  Pourquoi  cet  amour  ne  m'apporterait-il  pas  du  bonheur?.... 
Lady  Alicia  est  jeune,  elle  est  belle...,  et  enhardi  par  cette  pensée,  il  s'assit  à  l'extrémité 
du  banc,  prenant  dans  ses  mains  le  livre  que  la  jeune  anglaise  avait  placé  à  côté  d'elle. 

—  Lady  Alicia,  dit-il,  si  nous  continuions  ici  notre  conversation  d'hier  soir  si  subite- 
ment interrompue?...  —  Par  une  partie  de  billard,  —  reprit  en  riant  Alicia,  je  ne  de- 
mande pas  mieux,  mais  de  quoi  parlions-nous,  s'il  vous  plaît?  Je  vous  avoue  franche- 
ment que  j'ai  un  peu  oublié 

R  était  aussi  adroit  à  Alicia  de  faire  cette  question,  qu'il  était  difficile  à  Rodolphe  d'y 
répondre  nettement  ;  comment  préciser  ce  qu'ils  avaient  dit  et  donner  un  sens  exact  à 
des  paroles,  dont  le  but  caché  devait  rester  un  mystère  et  presque  un  secret  pour  tous 
deux.  Rodolphe  hésita  un  instant,  puis  répondit  :  —Je  vous  ai  dit,  madame,  que  j'étais 
défiant  par  principe,  et  vous  m'avez  répondu  que  dans  la  vie  cependant  la  confiance 
devait  être  une  bien  bonne  chose.  —  Hé!  bien,  vous  ai-je  rangé  de  mon  côté,  M.  de 
Beaufort,  et  voulez-vous  continuer  votre  système  de  défense  régulière? 

Si  c'était,  comme  vous  le  dites,  madame,  un  système  arrêté,  et  que  j'y  attachasse 

une  pensée  d'infaillibilité  et  de  sauve-garde,  il  me  semble  que  je  m'en  écarte  d'une 
manière  bien  imprudente. 

—  Ah!  c'est  vrai,  dit  Alicia,  vous  avez  servi  hier  de  remplaçant  à  M.  de  Malleville. 

—  Et  me  voici  dans  cette  allée  que  vous  avez  choisie  pour  but  de  promenade. 
C'était  là  ce  que  voulait  Alicia  ;  elle  en  était  enfin  arrivée  à  ce  moment  délicat  où  il  lui 

fallait  positivement  risquer  un  dénoûment,  dût-elle  essuyer  une  chute  honteuse  ;  elle 
n'avait  plus  le  droit  ni  la  possibilité  de  balancer,  car  l'occasion  qui  s'offrait  à  elle,  si  elle 
la  laissait  échapper,  pouvait  et  devait  peut-être  ne  plus  revenir. — Bien  plus,  son  amour- 
propre  de  femme  avait  été  cruellement  blessé,  non  seulement  par  la  froideur  de  Ro- 
dolphe de  Beaufort  qui  jusque  là  avait  résisté  et  combattu  pied  à  pied  sur  ce  terrain 
glissant  où  tous  deux  s'étaient  engagés,  mais  encore  par  les  mordantes  railleries  de  la 
comtesse  de  Sauleure  qui  ne  l'avait  pas  épargnée. —  Quand  bien  même  elle  devrait  être 
la  victime  du  piège  qu'elle  avait  si  imprudemment  tendu,  elle  ne  pouvait  plus  retourner 
en  arrière.  Aussi  elle  déploya  toutes  ses  forces  et  se  prépara  à  une  bataille  en  règle. 

Baron  de  bazancoup.t. 
(La  suite  au  prochain  numéro.) 


I.  \    Sï  1.1*11 1  II 


C11ROM0IÎE  DU  (iRA\D  MONDB. 

out  le  monde  est  enfin  de  retour  à  Paris  ,  le 
grand  rideau  se  lève  pour  les  soirées  de  l'hi- 
ver. Après  la  pompe  funèbre  à  laquelle  sont 
accourus  les  Français  de  Paris  ,  les  Français 
de  la  province ,  les  Français  de  l'Amérique. 
.  après  ce  beau  spectacle  du  13  décembre  qui  a 
été  suivi  par  dix  jours  de  procession  où  se 
sont  empressées  plus  de  huit  cent  mille  per- 
sonnes qui  ont  fait  le  pèlerinage  des  Invalides; 
les  Parisiens  et  les  étrangers  reportent  leur 
curiosité  sur  les  bazars  et  les  magasins  qui, 
à  l'approche  du  nouvel  an,  ont  fait  leur  grande 
toilette  pour  séduire  ,  par  leur  coquetterie 
les  personnes  qui  veulent  acheter  et  celles  mêmes  qui  achètent  sans  pouvoir  dépenser. 
Ainsi,  pendant  ces  quatre  derniers  jours,  on  lis-ail  dans  la  rue  de  la  Chaussée-d'Antiii,  au 
dessus  du  numéro  3  :  l'ente  polonnaise.  C'est  là,  en  effet,  que  la  beauté,  les  grâces,  les 
grandes  réputations  parmi  les  femmes  les  plus  connues  et  les  plus  fêtées  de  Paris  se  réunis- 
sent pour  vendre  millegracieux  objets  au  profit  des  Polonais  malheureux.  Les  noms  delà 
princesse  Czatorinska,  cette  belle  protectrice  de  laPologne  exilée,  ceux  de  la  marquise  de 
Dolomieu,  de  la  comtesse  Le  Hon,  de  la  duchesse  d'Esclignac,  de  la  comtesse  de  Mon  talivet, 
de  la  duchesse  de  Cazes,  de  M1»"  de  Rémusat,  de  M™"  Victor  Hugo,  de  Mme  de  la  Roche  fi- 
gurent sur  les  affiches  des  marchandes.  Le  moyen  de  ne  pas  acheter  dans  les  boutiques 
présidées  par  de  telles  notabilités  en  tous  genres  ?  Mais  que  trouve-t-on  dans  ces  maga- 
sins vers  lesquels  la  foule  est  attirée  par  un  double  prestige*?  Des  ouvrages  de  mains 
augustes,  toujours  prêtes  à  travailler  pour  ceux  qui  souffrent,  des  albums  illustrés  par 
des  femmes  qui  rivalisent  de  talent  avec  les  premiers  artistes,  des  tapisseries  et  des 
broderies  auxquelles  ont  travaillé  les  doigts  délicats  de  jeunes  et  nobles  personnes  qui  le 
disputent  aux  ouvrières  le*  plus  habiles  lorsqu'il  s'agit  de  soulager  les  pauvres  ou  les 


iS  I.A  SYLPHIDE. 

gens  sans  pairie.  Courez,  courez  donc  au  bazar  polonais,  et  achetez  tant  que  vous  pou- 
vez, tant  que  votre  cœur  vous  y  engage,  tant  que  votre  sympathie  vous  y  entraîne.  D'ail- 
leurs, ces  femmes  que  vous  avez  admirées,  remplies  de  zèle  pour  des  œuvres  charitables, 
ces  femmes  que  vous  rencontrez  dans  les  églises  quêtant  pour  la  misère,  avouée  ou 
honteuse,  vous  les  retrouvez  aussi  le  soir  dans  les  belles  réunions  qui  animent  et 
parent  la  vie  sociale  de  cette  grande  ville  de  Paris;  Paris,  centre  de  toutes  les  célé- 
brités, de  tous  les  amusemens,  de  tous  les  prestiges,  de  toutes  les  richesses  morales, 
Paris  qui  dominera  toujours  l'Europe  en  dépit  des  sarcasmes  politiques  et  des  ran- 
cunes enfantées  par  la  jalousie  ou  par  la  crainte. 

Nos  salons  commencent  donc  à  se  faire  remarquer  par  des  réunions  brillantes  ; 
il  y  a  toujours  foule  les  mardis  et  les  jeudis  à  l'hôtel  Wagram  et  au  ministère  de  la  guerre, 
habité  par  M.  le  président  du  conseil.  Les  étrangers  les  plus  notables  qui  composent  le 
corps  diplomatique,  et  les  voyageurs  les  plus  distingués  y  accourent,  sans  parler  de 
tous  les  fonctionnaires  de  Paris  et  de  la  province  qui  se  trouvent  ici,  et  qui  font  un 
cours  de  visites  chaque  jour  de  la  semaine  dans  tous  les  ministères.  Le  salon  de  M.  le 
duc  de  Cazes,  ouvert,  à  la  société,  le  jeudi  et  le  lundi,  est  fort  remarquable  ;  le  goût  de 
la  maîtresse  de  la  maison  pour  les  arts,  procure  fréquemment  aux  invités  les  jouis- 
sances de  la  meilleure  musique.  A  l'hôtel  de  l'ambassadeur  d'Angleterre  on  a  joué,  avec 
un  succès  complet,  une  pièce  anglaise,  intitulée  :  Le  Naufrage  sur  la  Plage. 

Cette  espèce  de  mélodrame ,  qui,  de  même  que  toutes  les  pièces  de  ce  genre ,  n'avait 
rien  de  commun  avec  la  bonne  et  véritable  littérature,  renferme  des  scènes  dans  les- 
quelles miss  Vrek  et  miss  Ellis  ont  montré  un  talent  rare  pour  des  amateurs;  l'ex- 
pression ,  les  poses ,  le  naturel  du  langage ,  tout  a  été  admirable  dans  ces  deux  nobles 
actrices.  Les  hommes  ont  mérité  les  nombreux  éloges  de  la  réunion  choisie  qui  formait 
le  parterre;  le  fils  de  lord  Granville  a  été  parfait  dans  son  rôle  d'un  amant  honnête, 
mais  très  malheureux,  ainsi  que  M.  Plunkett,  le  Bouffé  de  la  troupe;  le  jeu  de  M.  Gré- 
ville  a  été  si  beau  et  si  vrai  dans  son  rôle  de  forban,  qu'on  pourrait  certainement  lui 
délivrer  des  lettres  démarque  si  jamais  les  corsaires  revenaient  à  la  mode.  Lord  Auder 
était  magnifique,  et  le  spectacle  a  enchanté  tout  le  monde  ! 

Le  colonel  Thorn  a  commencé  ses  charmantes  réunions  du  dimanche:  ce  jour  parait 
être  le  jour  privilégié  des  deux  ambassades  italiennes;  il  a  été  également  choisi  par  Mme  la 
comtesse  de  Flau  qui,  quoique  Anglaise,  aime  les  réunions  du  dimanche;  son  hôtel,  disposé 
avec  beaucoup  de  goût  et  d'élégance,  est  le  rendez-vous  des  politiques  et  des  quasi 
politiques  à  la  fin  de  la  soirée. —  L'ambassade  d'Autriche,  où  l'on  se  rend  avec  l'empres- 
sement le  plus  vif,  reçoit  jusqu'à  présent  le  lundi,  mais  il  parait  qu'il  y  aura  un  chan- 
gement dans  les  jours,  ou  pour  mieux  dire  dans  les  soirées. —  On  dit  qu'à  l'hôtel  du  baron 
Delmar,  où  tous  les  soirs  se  réunissent  quelques  clégans  et  quelques  femmes  des  plus  à 
mode ,  il  y  aura  de  la  musique  lundi  prochain.  Ainsi ,  attendons-nous  après  le  jour  de 
l'an ,  à  une  suite  enchanteresse  de  réunions ,  de  concerts  et  des  bals.  Nos  lecteurs  feront 
connaissance  avec  tous  ces  personnages  russes,  qui  sont  venus  en  foule  à  Paris,  pour 
nous  donner  par  leur  présence  des  gages  de  sympathie,  et  nous  prouver  que  le  bon- 
heur des  jouissances  sociales,  l'emportent  toujours  sur  certaines  exigences  d'une  po- 
litique mal  comprise.  —  La  réception  solennelle  de  M.  le  comte  Mole  à  l'Académie 
française  a  eu  lieu  mercredi  dernier  30  décembre.  La  rotonde  de  l'Institut  ressemblait 
ce  jour-là  à  un  salon  du  grand  monde.  Les  femmes  les  plus  belles  et  les  mieux  parées, 
nobles  par  le  blason  autant  que  par  la  figure,  avaient  voulu  ajouter  un  nouvel  éclat, 
par  leur  présence,  à  ce  doux  et  tranquille  triomphe  de  l'homme  d'État  illustre.  M.  Dupin 
aîné  a  répondu  à  M.  le  comte  Mole;  son  discours  vivement  applaudi  par  les  uns,  a  été 
non  moins  vivement  critiqué  par  les  autres.  Cela  pourrait  tirer  à  conséquence,  s'il 
n'était  convenu  qu'en  politique  de  même  qu'en  littérature,  un  talent  impossible  à  ac- 
quérir est  celui  de  plaire  à  tout  le  monde.  Comte  de  *****. 


I.  \    si  l.l-m;>l 


aris  ne  s'occupe  plus  guère  de  théâtre  aujourd'hui  ;  le 
carnaval  domine  toutes  les  préoccupations ,  et  l'an- 
née 1841  commencera  dans  un  bal  masqué  de  l'Opéra. 
On  se  souvient  de  toutes  les  pompes  déployées  les  an- 
nées précédentes  pour  ces  fêtes  nocturnes;  on  dit 
■lies  qui  se  préparent  seront  plus splendides  en- 
|  core.  La  salle  de  l'Académie-Royale  nouvellement  res- 
taurée, décorée  avec  un  luxe  inouï,  inondée  de  ses 
I  mille  lumières,  ne  sera  pas  assez  grande  pour  rece- 
ifans  du  plaisir,  les  dominos  discrets  et  les  marquis 
coureurs  d'intrigues  qui  pendant  deux  mois  s'y  donneront  rendez-vous 
tous  le»  samedis,  aux  accords  olympiques  del'orclieslre  de  Musard,  re- 
venu tout  exprès  de  Londres  avec  ses  quadrilles  les  plus  nouveaux  et 
ses  galops  les  plus  entraînans.  —  Le  beau  succès  de  la  Favorite  va 
s'augmenter  de  la  reprise  des  Noces  de  Gamuch*.  —  On  parle  des  bals 
masqués  de  l'Opéra-Comique,  et  il  paraîtrait,  d'après  ce  qui  nous  est  re- 
venu, que  M.  Crosnier  est  dans  l'intention  de  ne  pas  permettre  que  l'on 
danse  chez  lui.  Nous  ne  savons  trop  si  ce  retour  vers  une  mode  défunte 
est  destiné  à  des  résultats  heureux,  mais  comme,  au  surplus,  ce  ne 
sont  encore  là  que  des  bruits  de  coulisses,  et  que  M.  Crosnier  n'a  pas  pro- 
noncé son  derniermot,  nous  attendrons  ce  dernier  mot  pour  dire  le  nuire. 
La  reprise  de  la  Marie  Stuart,  de  M.  Lebrun,  à  la  Comédie-Fraiiçaise , 
a  presque  fait  une  révolution  ;  la  presse  s'en  est  émjue  :  parmi  les  grands 
feuilletons,  c'est  à  qui  s'est  disputé  le  triste  honneur  de  critiquer  avec  la 
plus  injuste  acrimonie  Mllc  Rachel,  cette  noble  jeune  fille  que  le  public, 
les  feuilletons  et  le  théâtre  sont  trop  heureux  de  posséder.  Eu  1829, 
on  se  querellait  pour  des  drames  nouveaux,  pour  I/ernani  et  Marion  De- 
lorme  ;  en  1840,  nous  allons  nous  prendre  aux  cheveux  à  propos  d'une 
vieille  tragédie  d'un  poète  qui  possède  tous  les  titres  nécessaires  pour  qu'on 
ne  parle  plus  de  lui  ,  puisqu'il  est  pair  de  France.  —  SIM.  les  sociétaires 
ont  assisté  ces  jours  derniers  à  la  lecture  d'une  comédie  de  M.  Alexandre 
Dumas,  qu'ils  ont  reçue  avec  acclamations.  L'auteur  de  Mademoiselle  de  Belle- Isle  mé- 
rite bien  les  acclamations  de  MM.  les  comédiens  ordinaires  du  roi.  Il  parait  ce- 
pendant qu'il  est  moins  satisfait  qu'eux  de  son  œuvre,  car  il  a  écrit  d'Italie,  où  il  se 
trouve  ,  qu'il  désirait  que  sa  pièce  ne  fût  pas  mise  en  répétition  avant  qu'il  l'eût 
retouchée. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance  ,  après  un  assez  long  deuil,  va  enfin  rouvrir  ses  portes 
et  inaugurer  son  ère  nouvelle  paa  un  drame  d'un  de  nos  romanciers  les  plus  habiles 
et  les  plus  habitués  au  succès.  —  L'administration  va  également  reprendre  la  série 
fructueuse  de  ses  bals  masqués  que  dirigera  le  cornet  populaire  de  Dufresne. —  Les  Va- 
riétés et  le  Palais-Royal  ont  profité  des  nombreuses  préoccupations  qui  nous  accablent 
à  la  fin  de  l'année  pour  représenter  deux  petits  actes  sans  aucune  importance  :  Maca- 
roni, par  MM.  Varin  et  Jules  Cordier,  et  le  Palais  des  Beaux-Arts,  dont  les  auteurs 
ont  désiré  garder  l'anonyme.  Nous  n'enregistrons  ces  deux  vaudevilles  que  pour  nié- 


LA    SYLIIIISIE. 


moire  ,  réservant  nos  pages  et  nos  éloges  pour  les  succès  que  1844  réserve  au  Palais- 
Royal  et  aux  Variétés. 

Concerts. 

P'  ut-ètre  sommes-nous  dans  l'erreur,  mais  il  nous  semble  que  le  goût  des  concerts 
publics  commence  à  s'affaiblir.  Les  salons  d'Ërard,  de  Pape  et  de  Petzold  restent  dé- 
serts, et  la  belle  salle  de  M.  Henri  Herz  est  trop  souvent  inoccupée.  —  Quoi  qu'il  en 
soit,  nous  avons  assisté  au  second  concert  par  abonnement  de  MM.  H.  Herz  et  Labarre. 
Dans  un  grand  quintetto  et  dans  une  fantaisie  sur  deux  mélodies  de  Schubert,  M.  Henri 
Herz  a  déployé  toute  celte  grâce  et  cette  finesse  qu'on  lui  connaît  ;  un  concerto  de 
Hummel  pour  la  harpe,  et  un  solo  de  Bœhm  pour  la  flûte  ont  procuré  à  MM.  Labarre 
et  Dorus  l'occasion  de  se  faire  applaudir  comme  ils  le  méritent  ;  toutefois  Mme  Dorus- 
Gras  a  été  la  reine  de  ce  concert.  M.  Mecatti ,  nous  sommes  fâché  de  le  dire ,  est  un 
chanteur  italien  qui  ne  vaut  pas  beaucoup  de  nos  chanteurs  français  ;  et,  quant  à 
M.  Puig  ,  nous  lui  conseillons  de  se  contenter  de  sa  réputation  de  salon  ,  et  de  ne  pas 
tenter  les  hasards  du  théâtre ,  qui  pourrait  lui  faire  payer  cher  ses  innocens  triomphes 
du  grand  monde. 

Ce  qui  peut-être  cause  un  tort  réel  aux  concerts  publics,  c'est  le  goût  de  plus  en  plus 
répandu  des  matinées  et  des  soirées  d'artistes.  Je  demanderai ,  par  exemple,  s'il  y  a 
beaucoup  de  concerts  payans  qui  vaillent  les  soirées  de  M.  Zimmermann,  les  mati- 
nées de  Mell«  Clara  Loveday  et  de  Mme  Girou  de  Buzareingues?  — Nous  avons  entendu 
à  la  dernière  matinée  musicale  de  M"e  Loveday,  Poultier,  le  tonnelier  de  Rouen  dont 
on  a  tant  parlé  il  y  a  quelques  mois,  et  nous  devons  dire  qu'il  justifie  une  partie  au 
moins  de  sa  réputation  ,  par  un  magnifique  organe  et  de  rares  qualités  de  voix. 
Mlle  Clara  Loveday  a  joué  avec  une  vigueur  et  un  éclat  incroyables  la  dernière  fantaisie 
de  Listz,  sur  le  finale  de  Lucia,  le  plus  difficile  morceau  de  piano  qui  existe.  — 
Mme  Girou  de  Buzareingues  est  aussi  une  de  nos  pianistes  les  plus  distinguées;  en 
l'écoutant  exécuter  les  variations  de  Henri  Herz  sur  la  Norma,  on  eut  dit  que  l'auteur 
lui-même  était  au  piano.  M"e  Ernesta  Grisi  possède  une  très  remarquable  voix  de 
contralto,  el  M.  Grard  continue  ses  succès  de  salon  de  l'année  dernière. 

Nous  citerons  encore  les  concerts  de  MUe  Aglaé.  Masson  et  de  M.  Louis  Lacombe,  qui 
avaient  attiré  de  nombreux  auditoires.  — Il  ne  serait  pas  impossible  que  Théodore  Hau- 
inanii  cédât  aux  propositions  qui  lui  sont  faites  par  l'administration  des  concerts 
Vivienne,  et  nous  aurions  alors  une  soirée  musicale  dont  le  grand  artiste  ferait  les 
frais,  et  qui  nous  rendrait  les  émotions  et  les  trépignemens  de  son  beau  concert  au 
profit  des  inondés  du  Rhône.—  Sans  compter  Thalberg  et  Listz,  qui  s'apprêtent  à  re- 
venir, des  compatriotes  de  Théodore  Hauman  sont  attendus  à  Paris:  Servais,  le  prince 
des  viloncelistes ,  qui  ferait  pâlir  l'étoile  incertaine  de  M.  Alexandre  Batta,  s'il  pouvait  se 
décider  à  avoir  un  peu  moins  de  modestie  ;  Vieuxtemps ,  le  jeune  violoniste  de  Ver- 
viers,  qui  a  atteint  le  sommet  des  plus  hautes  gloires,  et  qui  a  promené  par  toute 
l'Europe,  de  Bruxelles  à  Saint-Pétersbourg,  son  instrument  chéri  et  ses  succès. 

Pour  ce  qui  est  des  Albums ,  notre  collaborateur,  M.  Hector  Berlioz,  a  fait  leur  orai- 
son funèbre  dans  le  Journal  des  Débats  ,  sauf  V Album  dédié  par  Jean  Michaëli  à 
Mrae  Récamier,  et  qui  est  plutôt  un  recueil  de  six  mélodies  à  la  faconde  Schubert, 
bien  peu  de  petites  romances  et  de  petits  airs  surnageront  dans  ce  vaste  naufrage  de 
la  musique  d'étrennes,  qui  vit  hélas!  ce  que  vivent  les  dragées  de  Marquis  et  les 
joujoux  de  Berthelemot  :  l'espace  d'une  semaine  ! 

(,.  GUÊMOT-LECOISTE. 


LA  SYLPHIDE 


't'^touO^c  C, 


7aiu5  cl  C1")/  f      '"//''' 


1    CITE     DES    ITALIENS 


I.A    SM.I'lllllb 


■yy-  /-  \  r  :*> 


9  janvier.        % 

.ans  quel  état  d'esprit  vous  trouve  cette  nouvelle  année,  mada- 
me".'Avez-vous  fait,  comme  beaucoup  de  gens  qui,  au  dernier 
icoup   de  cloche   sonnant   la   clôture  du  jour   de    Saint-Syl- 
vestre, se  touchaient  la  tète ,  les  côtés,  pour  savoir  si  toutes 
>  choses  étaient  à  leur  place,   et  s'ils  n'avaient  point,  au  passage 
)àe  18i0à  1841,  laissé  quelques  lambeaux  de  leur  personne? — Ne  voilà-t-il 
'pas  que  les  almanachs  prophétiques,  les  devins  fameux,  veulent  jeter  de 
.  nouveau  l'épouvante  dans  nos  âmes  et  nous  effrayer  au  profit  de  l'année  qui 

s'ouvre  et  de  celle  qui  doit  suivre Arrière,  et  anathème  !  surcesLens- 

berg  tronqués,  sur  ces  sorciers  en  retard  ;  c'est  bien  assez  d'avoir  tremblé 
pendant  trois  cent  soixante-cinq  jours  et  autant  de  nuits,  sans  prendre  encore 
l'alerte:  faisons  comme  la  perdrix,  qui  cache  timidement  sa  tète  sous  son  aile, 
aQn  de  ne  point  voir  le  chasseur.  Si  le  coup  part ,  il  sera  temps  de  crier  :  grâce 
et  merci  !  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  voulez-vous  savoir  ce  que  le  nouvel  an  nous  montre  de  joli  ! 
Pour  cela  faire, que  n'avez-vous  pu,  ainsi  que  moi,  visiter  en  tous  ses  détails  l'envoi 
fait  dans  un  des  plus  beaux  châteaux  de  France,  parla  maison  de  commission 
Girou  de  Gand  ?  Vous  auriez  admiré  ce  que  la  mode  enfante  de  plus  gracieux;  vous 
auriez  admiré,  dis-je,  les  nouveautés  de  toutes  sortes  qu'elle  envoie  à  ses  élus. 
Au  reste,  je  vois  avec  joie  que  dorénavant  mes  excursions  seront  bien  simplifiées, 
toutes  mes  fleurs  vont  se  trouver  ramassées  dans  un  seul  bouquet  !  c'est-à-dire 
que  je  trouverai  réunis  dans  la  maison  Girou  de  Gand,  les  élémens  qu'autrefois 
j'allais  chercher  en  mille  endroits  divers;  cette  maison,  qui  s'est  tout  de  suite 
placée  au  premier  rang  de  sa  spécialité,  reçoit  chaque  jour  des  demandes  de  plus 
en  plus  nombreuses  ,  et  bientôt  ses  salons  deviendront  le  basar  où  sera  mis  en 
dépôt  un  choix  considérable  d'objets  confectionnés  et  fournis  par  les  magasins 
les  plus  en  renom  de  la  capitale. 


LA    SYLPHIDE. 


Mais  en  attendant  que  je  vous  parle  plus  en  détail  de  cette  vente  qui  me  pa- 
rait appelée  à  un  grand  succès,  revenons  à  l'envoi  que  je  vous  signalais  au 
commencement  de  cette  lettre.  Toutes  les  étoffes  avaient  été  fournies  par  la 
maison  Gagelin-Opigez,  qui,  vous  le  savez,  allie  ce  qui  doit  composer  les  plus 
simples  toilettes,  avec  le  luxe  destiné  aux  parures  royales.  Ainsi  depuis  la  chaude 
et  bonne  flanelle  qui  faitde  si  comfortables  robes  de  chambres  jusqu'aux  tissus  d'or 
et  de  soie,  Gagelin  peut  offrir  une  suite  innombrable  d'étoffes,  toutes  remarquables 
dans  leur  genre.  Le  Coting  palmé,  Y  Alpaga  chiné  avec  ses  petites  palmettes  de 
toutes  nuances  ;  les  mérinos  ombrés,  chinés,  brochés  ;  la  Réveilla,  étoffe  de  soie 
croisée,  avec  ses  nuances  douces  et  ses  délicats  dessins  ;  l'Améthyste,  jolie  levan- 
tine avec  un  fond  violet  parsemé  d'un  broché  blanc  ;  VArachnée,  taffetas  au  fond 
noir  ou  foncé  recouvert  d'un  réseau  broché  aux  fils  d'araignée  de  nuances  di- 
verses ;  le  jaspé  de  Paris,  fond  vert  satiné,  avec  petites  brochures  ponceau  ; 
XÂlona,  élégante  soie  au  fond  rose,  violet,  bleu,  lilas,  brochée  en  blanc,  d'un 
dessin  à  branchages.  Ces  étoffes  font  de  charmantes  robes  de  promenades  ou  de 
visites.  Puis  pour  toilettes  plus  habillées  ou  parées,  il  y  a  '•  le  brocard  fleuri , 
le  Pékin  Nantory  à  lignes  satinées  sur  un  fond  mat  ;  le  tissu  Dély  aux  fonds  blancs 
glacés,  rose  ou  orange,  brochés  de  bouquets  de  même  nuance  ;  enfin  que  vous 
dirai-je  de  la  beauté  des  satins,  des  velours,  des  moires  de  la  maison  Gagelin  ? 
je  ne  puis  la  comparer  qu'à  celle  de  ses  magnifiques  cachemires  français  ou  Je 
l'Inde,  qui  mériteraient  une  page  à  part,  si  je  voulais  vous  décrire  leur  beauté 
si  séduisante  et  pouvant  satisfaire  le  goût  le  plus  difficile;  il  faudrait  aussi 
un  article  entier  pour  dépeindre  les  objets  confectionnés,  choisis  par  M.  Girou 
de  Gand  dans  les  magasins  Gagelin,  et  dont  l'élégance  ne  laisse  rien  à  désirer, 
élégance  que  l'on  retrouve  également  dans  les  corbeilles  de  mariage  dont  Gage- 
lin fait  une  spécialité  et  dans  les  riches  dessins  des  dentelles  d'Angleterre  dont 
son  dépôt  nous  montre  les  plus  beaux  points. 

Toutes  ces  riches  étoffes  avaient  été  confiées  à  l'habile  ciseau  de  Palmire  et  de 
Mlle  de  Moismont,  dont  le  talent  a  fait  déjà  une  célébrité.  Aucune  couturière  n'a 
plus  qu'elle  l'art  d'habiller  avec  grâce;  et,  dans  la  coupe  de  ses  robes  comme  dans 
leurs  ornemens  et  leurs  garnitures,  il  y  a  tout  ce  que  le  bon  goût  peut  prêter  de 
charme  à  une  parure.  La  gravure  de  la  Sylpbide  vous  montrera  bientôt  le 
modèle  de  deux  coiffures  qui  faisaient  partie  de  l'envoi,  et  qui  ont  été  choisies 
chez  Mme  lluguenet-Le-Jay  :  vous  reconnaîtrez  la  bonne  grâce,  la  distinction  des 
coiffures  de  cette  modiste,  que  l'on  remarquait  encore  ces  jours-ci  dans  une  créa- 
tion appelée  coiffure  Agnès  Sorcl,  formée  d'une  passe  en  velours  qui,  traversant 
le  haut  de  la  tète,  vient  tomber  de  chaque  côté  des  joues  avec  des  ornemens  de 
perles  et  un  bouquet  de  marabouts.  Mme  Seguin  avait  fourni  de  ses  ravissans  pe- 
tits bonnets,  qui  ne  peuvent  être  faits  que  par  elle,  et  pour  lesquels  elle  sait  em- 
ployer avec  un  goût  si  exquis  les  barbes  de  dentelle,  la  blonde  et  les  fleurs  ;  quel- 
ques uns  de  ces  bonnets  pourraient  presque,  par  leur  forme,  rappeler  de  superbes 
turbans,  tandis  que  d'autres  ont  une  simplicité  champêtre  et  villageoise  qui  les  fait 
choisir  par  les  jeunes  femmes  aux  frais  et  briilans  visages.  Au  milieu  de  tout  ce 
rayonnement  de  soieries,  de  gaze,  de  fleurs,  j'ai  beaucoup  admiré  les  burnous  et 
les  manteaux  Louis  XIV,  dus  à  la  maison  Ferrières-Penona  ;  rien  de  plus  élégant 
que  ce  mélange  de  velours,  de  satin  ,  avec  les  riches  points  d'Alençon,  dont 
Mme  Ferrières-Penona  sait  toujours  faire  l'emploi  si  à  propos,  et  dont  les  dessins 


LA   SYLPHIDE. 


ne  se  retrouvent  nulle  part ,  pas  plus  que  l'on  De  trouve  dans  aucun  magasin  .1 
Paris,  les  magnifiques  robes  de  chambre  et  les  riches  gilets  de  bal  de  Richard- 
Laurent,  dont  ces  objets  sonttout-à-fait  la  spécialité.  Les  inimitables  mouchoirs 
de  Chapron,  les  fleurs  ,  les  coiffures  de  plumes,  de  rubans  de  Mme  Lainnée,  les 
:^ants  ornés  de  Mayer,  contribuaient  aussi  pour  leur  part  au  luxe  de  l'envoi  en 
question,  auquel  venaient  se  joindre  les  objets  d'étrennes  de  ['Escalier  de  crit- 
tal,  ses  riens  si  séduisans  qui  font  tant  de  plaisir  aux  femmes,  et  dont  elles  aiment 
à  couvrir  leurs  cheminées  revêtues  de  velours ,  ou  leurs  consoles  ;  puis  ces  pen- 
dules rococo  si  admirées  par  les  amateurs:  ces  services,  ces  thés  en  porcelaine, 
si  riches  de  tons  et  de  peintures;  ces  cristaux  encadrés,  montés  de  bronzes  du- 
res, dont  les  formes  portent  toujours  le  cachet  du  bon  goût  de  Lahoche-Boin. 
ine  caisse  qui  a  fixé  mon  attention,  comme  n'étant  pas  une  des  moins  intéres- 
santes ,  était  celle  qui  contenait  les  mille  et  une  fantaisies  de  la  maison  Giroux  : 
j'ai  reconnu  là  des  objets  que  j'avais  admirés  déjà  dans  les  salons  de  la  rue  du 
Coq ,  les  ravissans  jouets  d'enfans  ,  les  jeux  de  physique  ,  les  sorcelleries  ,  les 
personnages  à  mécanismes ,  puis  les  corbeilles  gracieuses .  les  albums  ,  les  objets 
d'art ,  enfin  tout  ce  qui  a  créé  à  Giroux  sa  réputation  européenne.  Je  pensais  à  la 
joie  qu'allait  causer  ce  riche  envoi  ,  aux  émotions  du  déballage  ,  je  voyais  les 
\  eux  ardens  des  enfans ,  les  joues  rougissantes  des  jeunes  femmes  qui  de- 
vaient se  partager  tout  cet  assemblage  féerique,  lorsque  je  vis  que  jr  n'avais  pas 
tout  vu.  Qu'y  avait-il  encore  ?  me  demanderez-vous.  D'abord,  plusieurs  des  plus 
belles  montres  de  Benoit ,  avec  leurs  boites  d'or  richement  travaillées  et  suspen- 
dues à  de  petites  chaînes  Spartacus  du  travail  le  plus  fin  et  le  plus  délicat  ;  les 
unes  étaient  bien  dignes  de  se  rattacher  aux  autres.  Eh  bien  !  est-ce  tout  '?  dites- 
vous.  Non  ,  il  me  reste  encore  à  vous  décrire  deux  cannes  de  Verdier  ,  deux 
carmes  chefs-d'oeuvre,  et  qui  certes  feront  émeute  en  province,  avec  leurs  pommes 
si  admirablement  ciselées  ;  l'une  d'elles  est  surmontée  d'un  superbe  brillant ,  et 
coûte  1,300  francs  ,  ce  qui  nous  prouve  qu'en  province  on  a  tout  aussi  bon  goût 
qu'à  Paris. 

Encore  un  mot,  madame  ;  puisqu'il  est  convenu  que  je  ne  dois  vous  entretenir 
que  des  artistes  de  premier  ordre,  qui  ont  voué  un  culte  spécial  à  la  mode,  c'est 
bien  le  moins  que  je  vous  signale  avec  éloge  la  distinction  et  l'élégance  de  tou> 
les  articles  de  l'ancienne  maison  Batton.  Toutes  les  femmes  qui  donnent  le  ton  et 
qui  savent  se  mettre,  ont  depuis  long-temps  accordé  leurs  faveurs  à  cet  habile 
fleuriste  qui  a  considérablement  vendu  pendant  le  mois  dernier,  et  qui  a  encore 
en  ce  moment  des  parures  magnifiques.  Rien  ne  pare  mieux  en  effet  que  les 
Heurs  de  Batton,  qui  joignent  à  tout  l'éclat  et  la  fraîcheur  des  fleurs  naturelles, 
l'avantage  immense  de  ne  se  flétrir  ïamais.  Les  bouquets  P'énitien  de  Batton  sont 
jusqu'à  nouvel  ordre  la  nouveauté  la  plus  en  vogue. 

Vous  voyez  que  sans  grands  frais  de  promenade,  voilà  un  bulletin  bien  rempli 
Ne  dois-je  pas  pour  cela  mille  actions  de  grâces  à  la  maison  Girou  de  Gand  qui 
en  reçoit  déjà  tant  de  l'élégante  et  aristocratique  clientèle  que  son  bon  goût  a 
su  lui  créer.  Le  goût  de  M.  Girou  de  Gand  ne  peut  d'ailleurs  que  s'accroître  soin 
le  patronage  de  l'aérienne  et  blanche  Sylphide,  qui,  messagère  fidèle,  porte  au 
loin  la  renommée,  et  sait  la  fixer  à  l'abri  de  ses  ailes. 


LA    SÏI.I'IIIIM-. 


LE  JEU  D'UNE  COQUETTE  , 


m. 


a  réponse  de  Rodolphe  avait  commeiiçéle  feu,  la  jeune 
Anglaise  riposta  ayant  bien  soin  de  ne  pas  laisser 
échapper  l'occasion  qui  lui  était  offerte  d'amener  la 
conversation  sur  le  terrain  des  personnalités.  —  Et 
réfutant  avec  un  sourire  malicieux  les  paroles  du 
jeune  homme,  elle  répondit  en  jouant  nonchalamment 
avec  un  des  rubans  de  son  chapeau  de  paille  : 

—  Moi...  je  ne  suis  pas  à  craindre. 
Rodolphe  la  regarda  quelques  minutes  sans  répon- 
dre, puis  essayant  de  prendre  un  air  enjoué,  il  reprit 

^à  son  tour. 

—  Depuis  long-temps  on  a  dit  qu'on  ne  se  rendait 
pas  justice  soi-même,  et  l'on  a  bien  raison  ;  —  vous 
n'êtes  pas  à  craindre,  dites-vous;  et  cependant  vous 
êtes  jeune,  vous  êtes  belle,  vous  êtes  aimable,  vous 
avez  pour  vous  toutes  les  séductions,  vos  regards  et 
vos  sourires  pénètrent  jusqu'à  l'ame. 

—  Savez-vous,  interrompit  Alicia,  que  vous  venez 
de  faire  de  moi  un  portrait  bien  flatteur  ? 

—  Rien  vrai  et  bien  profondément  senti  surtout,  reprit  Rodolphe  auquel  cette  obser- 
vation avait  échappé  involontairement  ;  —  et  ses  yeux  ardens  et  enflammés  étaient  fixés 
sur  la  jeune  Anglaise. 

Celle-ci  comprit  le  difficile  de  la  situation,  et  ne  sachant ,  surtout  ne  voulant  pas 
répondre,  elle  chercha  sou  livre  pour  se  donner  une  contenance. 

Mais  Rodolphe  s'aperçut  de  ce  mouvement;  et  plus  il  s'était  raidi  jusque  là  contre  lui- 
même,  plus  il  s'était  fait  une  loi  de  troideuret  d'indifférence,  plus  cette  glace  factice  se 
rompit  avec  éclats,  et  plus  il  s'abandonna  au  courant  deses  pensées  sans  y  réfléchir. 

—  Tenez,  madame,  dit-il,  en  saisissant  une  des  mains  d'Alicia,  oui,  vous  avez  raison, 
la  confiance  est  une  bonne  chose,  elle  fait  du  bien  au  cœur  ;  et  dans  la  vie  on  a  besoin 
de  croire  pour  être  heureux.  — Que  serait-ce  s'il  fallait  se  méfier  de  tout ,  et  voir  une 
trahison  dans  la   main  que    vous   tend  un   ami,   ou  un    n  ensonge  dans  ces  paro- 


Voir  plus  ImiiI  page  . 


LA    SYLPHIDE 


les  que  l'on  écoute  avec  recueillement.  Oh!  je  vous  remercie  sincèrement,  car  vous  m'a- 
vez guéri  ;  mai.-  vous  ne  savez  pas  pourquoi  cette  défiance  s'était  emparée  de  moi,  pour- 
quoi je  voulais  fermer  les  yeux  à  ce  que  je  voyais,  pourquoi  je  m'éloignais  ainsi  des 

plaisirs  el  des  fêtes,  pourquoi  j'avais  peur  enfin Oh!  c'esl  une  histoire  bien  triste  et 

que  je  vous  raconlerai  un  jour;  mais  je  vous  le  répète,  vous  m'avez  guéri,  je  suis  bien 
heureux! 

Lady  Alicia  était  triomphante,  l'ennemi  se  rendait;  il  ne  s'avouait  pas  encore  com- 
plètement vaincu  ,  mais  il  touchai!  d  •  bien  près  à  la  capitulation  :  aussi  était-elle  joyeuse 
et  fière,  car  elle  vint  à  se  souvenir  de  la  comtesse  de  Sauleure,  de  sa  rivale  en  coquet- 
terie ;  —et  puis,  la  victoire  avait  été  vivement  disputée  ;  c'était  une  satisfaction  et  une 
gloire  de  plus  pour  son  amour-propre. 

Elle  fit  un  mouvement  pour  se  lever. 

Mais  Rodolphe  lui  prit  doucement  la  main  pour  l'empêcher  de  se  lever. 

—  Pourquoi  vous  éloigner?  dit-il  ;  maintenant  je  puis  vous  comprendre,  nous  parle- 
rons la  même  langue. 

—  La  conversation  deviendrait  fort  difficile. 

—  C'est  moi  qui  vous  supplie,  madame,  de  rester  et  de  ne  pas  m'enlever  aussitôt  la 
joie  de  vous  voir  et  île  vous  entendre.  Il  y  a  dans  le  cœur  des  mystères  inouis,  des  in- 
quiétudes si  grandes,  des  transports  si  fous. 

—  Vraiment,  reprit  Alicia. 

—  Si  je  vous  disais,  madame,  continua  Rodolphe,  qu'il  y  a  quelques  jours,  avant  de 
venir  dans  ce  château,  dans  ce  château  même,  j'étais  calme,  j'avais  le  coeur  et  l'esprit 
libres,  je  pensais  à  mille  choses,  sans  m'arrêtera  une  seule,  et  je  ne  croyais  pas  possible 
qu'en  si  peu  de  temps,  quatre  jours  au  plus,  j'éprouverais  ce  que  je  n'avais  jamais 
éprouvé;  que  ce  calme  se  changerait  en  inquiétudes,  en  désirs,  que  mes  nuits  sans  som- 
meil seraient  agitées  avec  une  même  pensée  dans  la  tête  et  un  même  nom  à  la  bouche  ; 
si  je  vous  disais,  madame,  que  jeune  comme  le  suis,  je  m'abandonne  avec  joie,  avec- 
enthousiasme  à  ces  nouvelles  pensées,  que  je  les  révère  comme  une  chose  sainte,  queje 
les  recueille  comme  un  trésor,  et  que  je  prie,  —  que  j'espère 

Ici  Rodolphe  s'arrêta,  car  sa  voix  devenait  si  tremblante,  son  émotion  si  grande  qu'il 
eut  peine  à  prononcer  les  dernières  paroles.  —  Alicia  était  émue  aussi  malgré  elle,  de- 
vant cette  ame  si  confiante,  si  belle  et  si  pure,  qui  venait  ainsi  se  mettre  à  sa  merci  ;  il  y 
avait  tant  de  franchise,  tant  de  loyauté,  tant  de  véritable  et  sincère  amour  dans  l'accent 
avec  lequel  Rodolphe  avait  parlé,  il  y  avait  tant  d'abandon  complet,  tant  d'ignorance  du 
piège  qu'une  femme  froide  et  indiftërente  peut  tendre  au  cœur  loyal  d'un  homme, 
qu'elle  recula  presque  devant  ce  triomphe  beaucoup  plus  complet,  beaucoup  plus  ab- 
solu qu'elle  ne  l'avait  espéré;  elle  ne  savait  véritablement  que  répondre. 

Rodolphe  attendait,  et,  joignant  presque  les  mains,  —  il  ajouta: 

—  Si  je  venais  à  vous,  madame,  qui  devez  être  aussi  bonne  que  vous  êtes  belle,  vous 
dire  ce  que  je  viens  de  vous  dire  et  vous  demander  un  conseil.,...,  que  répondriez- vous? 

Au  même  moment  un  bruit  de  voix  se  fit  entendre  à  quelques  pas  de  l'allée. 
Alicia  se  leva  vivement. 

—  On  vient  de  ce  côté,  dit-elle  ,  adieu,  M.  de  Beaufort. 

—  Adieu,  répéta  tristement  Rodolphe ,  vous  reverrai-je? 

Alicia  le  regarda  en  souriant  :  —  Pourquoi,  dit-elle  ? 

—  Oh!  demain,  n'est-ce  pas,  demain,  dans  cette  allée,  à  la  même  heure. 

—  Oui....,  demain,  dit  faiblement  Alicia  en  s'éloignant. 

Et  elle  abandonna  à  Rodolphe  sa  main  qu'il  pressa  sur  ses  lèvres  brûlantes. 

Est-il  nécessaiiede  dire  à  nos  lecteurs  que  Rodolphe  avait  pris  la  plaisanterie  au  sé- 
rieux, et  qu'il  s'était  brûlé,  imprudent  qu'il  était,  à  ce  brasier  sans  cesse  allumé  devant 
lui.  —  Lady  Alicia  avait  si  parfaitement  joué  son  rôle  en  coquette  accomplie  et  bien  ins- 


(ili  LA   SYLPU1DE. 

truite,  elle  avait  enlacé  sa  victime  si  étroitement  qu'elle  ne  pouvait  lui  échapper.  Car  il 
lui  fallait  sortir  victorieuse  de  la  lutte  où  son  honneur  de  femme  était  engagé. —  Elle 
triomphait. — La  première  fois  qu'elle  vit  Rodolphe  à  ses  pieds,  les  mains  jointes,  le  regard 
levé  vers  elle  comme  vers  un  ange  qui  eut  plané  au  dessus  de  lui,  la  première  fois  qu'elle 
entendit  ses  paroles  si  confiantes  et  si  douces  qui  étaient  presque  une  prière,  elle  avait 
tremblé,  vous  devez  vous  le  rappeler,  elle  s'était  sentie  émue  :carle  sentiment  véritable 
dont  l'expression  se  puise  aux  replis  du  cœur,  exerce  sa  puissance  même  sur  les  âmes 
les  plus  froides  ;  —  la  seconde  fois,  ce  redevint  un  jeu  ;  elle  écouta  ce  que  lui  disait  Ro- 
dolphe aussi  tranquillement  qu'elle  eût  écouté  le  récit  d'une  histoire  qui  ne  l'eût  point 
intéressée  personnellement  :  elle  le  laissa  croire  encore,  croire  toujours;  elle  retourna  le 
trait  dans  la  blessure,  elle  la  fit  large  et  profonde,  et  saignante,  pour  qu'elle  fût  terrible 
aux  yeux  de  tous,  pour  que  son  triomphe  fût  plus  complet  et  son  ennemi  plus  abattu  ; 
elle  n'eut  pas  un  seul  instant  de  conscience  ou  de  bonne  et  saine  réflexion. 

Quanta  Rodolphe,  celui  qui  l'eût  vu  ou  qui  l'eût  entendu,  n'aurait  certes  pu  le  re- 
connaître ;  lui,  quelques  jours  auparavant  si  calme,  si  froid,  si  méfiant  de  lui-même 
et  des  autres,  lui  qui  s'isolait  de  toutes  les  fêtes,  de  tous  les  plaisirs,  de  toutes  les  sé- 
ductions ;  maintenant,  regardez-le  ,  sa  défiance  est  devenue  une  crédulité  aveugle,  il 
semble  un  enfant  qui  s'abandonne  tout  entier  au  courant  de  ses  premières  pensées  et 
dont  le  cœur  naïf  et  candide  se  fait  une  religion  de  chaque  parole  qu'il  entend. 

Le  matin  du  troisième  jour,  il  entra  avant  le  déjeuner  dans  la  chambre  de  Léon  de 
Malleville  qui  ayant  en  partage  une  félicité  beaucoup  plus  tranquille,  ne  songeait  pas  à 
se  lever  quoiqu'il  fût  près  de  dix  heures. 

—  Ronjour,  Léon,  dit  Rodolphe  en  entrant,  d'une  voix  et  d'un  air  qui  étonnèrent  fort 
celui-ci. 

—  Ronjour,  Rodolphe,  répondit-il  sur  le  même  ton  ;  puis  il  ajouta: — Ah!  ça,  tu  as  sur 
le  visage  je  ne  sais  quelle  expression  de  parfait  contentement  qui  du  reste  ne  te  va  pas 
mal  du  tout. 

—  C'est  que  je  suis  heureux,  Léon. 

—  Parbleu!  ce  n'est  pas  malheureux,  reprit  Léon  en  riant  :  il  ne  t'arnve  pas  tous  les 
jours  de  l'année  de  penser  de  la  sorte  ;  tu  as  donc  découvert  une  plante  rare  et  inconnue 
dont  tu  feras  don  au  Jardin  des  Plantes. 

—  Eh  !  non. 

—  Aurais-tu  par  hasard  découvert  enfin  que  M.  Galilée,  ce  que  je  crois,  n'était  qu'un 
intrigant,  et  que  depuis  déjà  pas  mal  de  temps,  il  nous  induit  dans  la  plus  profonde 
erreur,  en  nous  faisant  croire  que  la  terre  tourne. 

—  Je  n'ai  jamais  plus  pensé  à  Galilée  que  toi-même,  et  je  te  prie  de  m'écouter  un 
peu  au  lieu  de  te  mettre  à  raisonner  botanique  et  mappemonde. 

—  Voyons,  assieds-toi  sur  le  pied  de  mon  lit,  et  déroule-moi  ton  bonheur  ;  je  te  pro- 
mets de  t'écouter  sérieusement,  si  c'est  possible. 

Et  Léon  se  croisa  résolument  les  bras. 
Rodolphe  était  resté  debout  devant  le  lit. 

—  J'aime,  je  suis  aimé,  lui  dit-il. 

—  Ah!  bah!  tu  aimes!....  tu  es  aimé!  répéta  Léon. 

Rodolphe  continua  sans  faire  la  moindre  attention  à  cette  interruption. 

—  Comprends-tu  ma  joie,  mon  bonheur?  —  elle  m'aime;  elle,  si  belle,  que  je  n'eusse 
jamais  osé  l'approcher  même  pour  toucher  du  bout  de  mes  doigts  les  plis  de  s>a  robe  ! 

—  Parole  d'honneur,  interrompit  une  seconde  fois  Léon  ;  tu  as  encore  de  ces  amours- 
là,  que  nous  appelons  amours concentrées. 

—  Ne  raille  pas,  Léon,  je  suis  venu  à  toi,  parce  que  j'ai  besoin  de  parler  d'elle  et  de 
tous  mes  rêves  d'avenir  et  d'amour,  parce  que  tu  es  mon  ami. 

—  Je  le  remercie  ;  tu  as  eu  raison  ;  —  mais  d'abord  de  qui  me  fais-tu  l'honneur  de  me 
parler? 


LA    SYLPHIDE,  C7 

—  Mais  de  lady  Alicia. 

—  De  lady  Alicia! 

—  N'est-ce  pas  qu'elle  est  belle? 

—  Je  suis  de  ton  avis. 

—  Et  que  je  suis  bien  heureux  d'être  aimé  d'une  semblable  femme! 

—  Ecoute,  Rodolphe,  dit  Léon  en  se  levant  sur  son  séant,  je  te  ferais  mon  sincère 
compliment  de  tout  mon  cœur,  si  cela  était  ;  mais  je  t'avoue  que  je  n'y  crois  pas. 

—  A  mon  amour. 

—  Oh!  si!...  à  ton  amour  j'y  crois  très  fort,  mais  au  sien,  beaucoup  moins  ;  elle  est 
coquette,  légère  et  frivole. 

—  Mon  ami,  que  dis-tu  là-?...  elle  si  sérieuse,  si  sensible,  si  aimante. 

—  On  parle  toujours  ainsi  quand  on  aime  ;  mais,  à  ton  tour,  écoute,  Rodolphe,  tu  n'as 
pas  besoin  de  m'en  dire  davantage,  je  te  devine. — J'ai  passé  par  là  assez  souvent,  mais 
autrefois;  no  prends  pas  au  sérieux  cette  intrigue  qui  probablement,  dans  la  pensée  de 
lady  Alicia  elle-même,  n'est  destinée  à  avoir  aucune  suite;  n'ouvre  pas  ton  cœur  à  des 
croyances  qui  deviendraient  bien  vite  des  illusions,  et  à  des  espérances  que  quelquesjours 
peut-être  changeraient  en  désenchan:ement.  Je  suis  tout  ce  que  tu  voudras,  un  homme- 
atroce,  qui  ne  croit  plus  à  rien,  qui  rit  de  tout,  je  m'en  confesse,  c'est  peut-être  la  meil- 
leure manière  d'y  voir  clair  et  de  ne  pas  soudainement  me  heurter  à  quelque  arme 
tranchante  dont  la  blessure  ne  se  cicatrise  pas  même  au  bout  de  vingt  années.  Raisonnons 
un  peu,  s'il  te  plaît  ;  voici  dix  jours  à  peu  près  que  nous  sommes  ici  ;  et  tu  veux  que  dans 
dix  jours  une  femme,  que  tu  ne  connaissais  pas,  t'aime,  t'aime  sincèrement.  —  Que  tu 
l'aimes  toi,  que  tu  l'aimes  beaucoup,  que  tu  l'aimes  même  d'une  façon  extravagante,  je 
le  conçois,  mais  heureusement  je  suis  là.  — Crois-moi,  je  ne  raille  plus,  je  ne  plaisante 
plus,  je  parle  sérieusement ,  comme  un  ami  d'abord,  ensuite  comme  un  homme  passé 
maître  sur  cette  matière,  et  qui  en  a  rencontré  de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  cou- 
leurs. Je  ne  veux  pas  que  tu  joues  un  rôle  ridicule  d'une  part,  et  que  tu  sois  malheureux 
d'uneautre  pour  avoir  trop  tôt  cru  être  heureux. — C'est  moi  qui  t'ai  amené  ici,  et  je  tiens 
à  honneur  de  te  ramener  à  Paris  intact  et  complet. 

Léon  s'était  visiblement  animé  pendant  cette  tirade  que  lui  avait  soudainement  ar- 
rachée l'importance  de  la  question,  et  Rodolphe  l'avait  écouté  lesourire  sur  les  lèvres. 

—  Merci,  mon  bon  Léon,  lui  répondit-il  en  tendant  la  main  à  son  ami ,  merci  de  toutes 
tes  craintes,  elles  me  prouvent  ton  amitié;  mais  permets-moi  de  ne  pas  les  partager. 
Lady  Alicia  n'est  pas  ce  que  tu  penses.  — Quelle  différence  entre  elle  et  une  coquette  ! 
entre  elle  et  la  comtesse  de  Sauleure,  par  exemple. 

Et  Rodolphe  se  mit  à  raconter  tout  au  long  à  son  ami  ses  différentes  entrevues  avec 
lady  Alicia,  répétant  presque  une  à  une  les  paroles  que  tous  deux  avaient  prononcées. 
Il  parla  avec  chaleur,  avec  passion,  avec  enthousiasme. 

—  Allons,  je  le  veux  bien,  dit  Léon;  je  ne  demande  pas  mieux  que  lady  Alicia  t'aime, 
t'adore  et  te  le....  prouve  ;  mais  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  suis  maintenant  d'une  na- 
ture horriblement  incrédule  et  furieusement  méfiante. 

—  Tu  as  gagné  cela  à  l'Opéra. 

—  Oh!  non,  à  l'Opéra  on  perd  plus  qu'on  ne  gagne  ;  j'ai  gagné  cela,  puisque  c'est 
l'expérience  dont  tu  t'es  servie  ,  partout  où  j'ai  rencontré  des  femmes  ,  et  chaque  fois 
qu'il  m'a  pris  fantaisie  de  les  aimer,  et  surtout  de  les  croire. — Ah!  tu  te  figures,  toi,  que 
l'on  a  le  droit  de  rester  dans  ta  douce  et  tranquille  limpidité  et  que  l'on  trouve  sur  son 
chemin  des  modèles  de  vertu,  d'ame  et  de  perfection.  Tu  es  un  heureux  préféré.  Nous 
autres,  mon  ami,  nous  sommes,  auprès  de  toi,  de  pauvres  surnuméraires  :  —  ainsi 
donc  récapitulons,  tu  es  aimé. 

—  Je  ne  puis  en  douter. 

—  Tu  aimes. 

—  Comme  un  fou. 


GS  '  LA  .SYLPHIDE. 

—  Jusqu'à  épouser? 

—  Cela  va  sans  dire,  on  n'aime  jamais  autrement. 

—  Et  tu  veux.... —  Ali!  diable!...  Epouser! Mais  tu  vas  droit  ton  chemin,  —  tu 

veux  épouser,  c'est  autre  chose  ;  alors  je  me  rétracte,  s'il  s'agit   de  mariage,  il  est  pos- 
sible qu'on  l'aime. 

—  Lad  y  Alicia  est  veuve. 

—  -  Et  fort  riche,  ce  qui  ne  gâte  rien  au  veuvage  ;  mais  les  Anglaises  sont  bien  capri- 
cieuses. 

—  Pas  elle!  mon  ami,  s'écria  Léon. 

—  C'est  juste  !  j'oubliais  ;  —  pas  elle. 

—  Quand  tu  la  connaîtras,  lu  verras  que  c'est  un  ange. 

—  D'abord,  je  la  connais,  ce  qui  fait  que  je  pense  avec  toi  que  c'est  un  ange,  quant 
à  l'extérieur;  ses  cheveux  blonds  sont  d'une  nuance  délicieuse,  la  peau  de  son  visage  est 
plus  blanche  que  le  marbre  des  statues,  ses  regards  sont  pleins  de  poésie  et  d'amour, 
sa  taille  est  souple  et  légère,  et  ses  pieds  feraient  envie  à  la  pantoufle  de  Cendrillon  ;  tu 
vois  que  nous  nous  entendons  fort  bien  sur  ce  point.  Mais  je  te  trouve  trop  jeune;  sais-tu 
que  tu  auras  bien  long-temps  à  être  mari.  —  C'est  un  état  fatigant. 

—  Tu  plaisantes  de  tout. 

—  C'est  à-dire  que  je  ne  sais  pas  trop  si  je  plaisante. 

Eu  ce  moment  la  cloche  du  déjeuner  se  fit  entendre.  Léon  fit  un  bond  sur  son  lit  et 
sauta  à  terre. 

—  Voilà  qui  est  fort  gracieux,  s'écria-t-il  en  se  regardant  dans  la  glace.  On  sonne  le 
déjeuner  et  tu  vois  la  toilette  dans  laquelle  je  me  trouve. 

—  Un  peu  légère,  dit  Rodolphe  en  souriant;  mais  ce  n'est  que  le  premier  coup  de 
cloche. 

—  Alors  va  t'en  ;  je  vais  lâcher  d'être  prêt;  si  je  suis  en  retard,  tu  diras  que  tu  m'as 
trouvé  terminant  une  lettre  fort  importante. 

Rodolphe  sortit.  — Dis  que  Léon  fut  seul  ;  au  lieu  de  s'habiller,  il  alla  fort  tranquille- 
ment s'asseoir  sur  une  chaise  et  se  prenant  le  menton  dans  la  main,  il  se  mit  à  réfléchir. 

—  La  position  de  Rodolphe  est  inquiétante,  dit-il  après  quelques  minutes  de  profonde 
méditation,  l'accès  est  grave  et  la  maladie  a  lait  bien  vite  de  grands  progrès. — Où  donc 
avais-je  les  yeux,  que  je  ne  me  sois  aperçu  de  rien,  absolument  comme  si  j'étais  un 
écolier  de  sixième  classe;   si  je  l'avais  su,  je  l'aurais  empêché,  quand  j'aurais  du 

faire  la  cour  à  lady  Alicia,  et  même  une  cour  sérieuse ce  qui  est  bien  contre  mes 

habitudes;  mais  on  se  doit  à  ses  amis. 

Ici  il  s'arrêta,  se  mit  de  nouveau  à  réfléchir,  et  reprit  : 

—  Pauvre  Rodolphe!...  c'est  qu'il  est  tout  feu,  tout  amour. —  A  son  âge  il  y  donnerait 
tète  baissée  ;  ce  serait  dommage. —  Les  hommes  doivent  se  soutenir  et  se  protéger. —  Je 
ne  sais  pas  pourquoi,  mais  j'ai  peur. 

Il  s'arrêta  une  seconde  fois,  et  regardant  sa  position  si  tranquille  et  toujours  aussi  lé- 
gère, il  se  précipita  vers  ses  vètemens. 

—  Je  m'admire  beaucoup,  dit -il  tout  en  mettant  ses  bottes  et  son  pantalon  ;  je  converse 
avec  moi-même  absolument  comme  si  j'étais  chez  moi. —  Bon  voilà  le  second  coup  de 
cloche  qui  sonne. 

Tout  en  parlant  ainsi,  Léon  s'habilla  à  la  hùte.  (Quelque  promptitude  qu'il  mit,  on 
était  déjà  à  table  lorsqu'il  arriva. —  Au  moment  où  il  ouvrait  la  bouche  pour  s'excuser, 
la  marquise  de  Reyval  lui  dit  fort  gracieusement  : 

—  M.  de  Beaufurt  nous  a  dil  que  vous  étiez  occupé  à  terminer  une  lettre  fort  impor- 
tante, vous  êtes  excusable  et  excusé,  monsieur  de  Malleville.  —  Et  elle  ajouta  en  sou- 
riant : 

—  Nous  vous  faisons  assez  souvent  attendre  pour  que  nous  attendions  une  fois. 

—  Je  suis  trop  heureux,  répondit  Léon,  de  me  mettre  toujours  à  vos  ordres. 


i  a  m  r.iiiiiu: . 


En  sortant  de  table,  Léon  arrêta  dans  sa  tète  ton)  un  plan  de  campagne,  et  affichant 
1  ur  le  plus  léger  et  le  plus  insouciant,  il  ne  perdit  pas  de  vue  lady  Alicia,  et  espionna 
ses  regards,  ses  paroles,  même  jusqu'à  ses  pensées.  La  première  partie  de  la  journée 
..amena  aucune  découverte:  il  avait  affaire  à  forte  partie;  il  vit  bien  Rodolphe  aux 
petits  soins  auprès  cl'Alicia  ;  il  surprit  bien  des  paroles  et  des  regards  jetés  a  la  déro- 
bée; ma,s  tout  cela  In,  disait  que  Rodolphe  était  fort  amoureux,  ce  dont  il  ne  doutait 
pas  et  que  lady  Ahc.a  ne  voyait  pas  ses  hommages  avec  déplaisir,  qu'elle  les  accepta,, 
même  avec  un  certain  contentement  et  un  laisser-aller  de  bonne  grâce  bien  fu- 
neste pour  le  cœur  du  pauvre  Rodolphe.  -  Mais  agissait-elle  ainsi  franchement ,  ou 
par  pure  coquetterie  de  femme?  Se  jouait-elle  de  Rodolphe,  ou  l'aimail-elle  réellement  ' 
Pensait-elle  avec  son  ame  ou  avec  sa  tête,  parlait-elle  avec  son  cœur  ou  avec  ses  lèvre." 
C  es  ce  qu  .1  ne  pouvait  deviner,  et,  malgré  sa  vieille  expérience  des  choses  de  ce  monde' 
il  allait  peut-être  penser  comme  Rodolphe  et  se  réjouir  avec  son  ami  de  ce  qu'il  appe- 
au un  coup  de  maître,  lorsque  le  hasard  qui  vient  toujours  en  aide  aux  positions  dé- 
licates ou  difficiles,  le  mit  subitement  sur  la  trace  de  la  venté. 

Voilà  ce  qui  arriva  ;— le  temps  paraissant  ineertain,on  avait  projeté  tout  simplement 
une  promenade  dans  le  parc  en  commun,  et  Léon  assis  au  bas  du  perron,  .levant  le. 
fenêtres  du  salon,  attendait  que  ces  dames  eussent  ajusté  leurs  chapeaux  de  paille  plus 
ou  moins  coquettement  devant  une  glace,  -  ce  qui  est  une  occupation  fort  sérieuse 

-  t  est  ce  soir,  disait  la  comtesse  de  Sauleure  à  ladv  Alicia,  que  vous  nous  initiez 
aux  secrets  et  aux  mystères  de  votre  superbe  victoire. 

-Oui,  ma  chère  comtesse,  reprit  Alicia  avec  une  petite  voix  traînante  et  fatiguée 
et  j  en  suis  enchantée,  d'autant  plus  que  ça  me  peine  véritablement  de  voir  ce  pauvre 
jeune  homme  prendre  notre  plaisanterie  au  sérieux,  et  que  je  serai  vraiment  fâchée  de 
lui  causer  le  moindre  chagrin  ;  -  c'est  que  vous  ne  savez  pas  qu'il  me  parle  mariage 
éternel  amour...  r  °' 

—  Vraiment,  interrompit  la  comtesse  de  Sauleure. 

-Oh!  ce  n'est  pas  cela  qui  m'inquiète,  je  lui  ferai,  j'espère,  facilement  comprendre 
que  c  était  une  distraction  que  nous  devons  oublier  tous  les  deux  en  quittant  ce  chà- 

teau Mais  a  ce  soir,  chez  vous,  chère  comtesse. 

Léon  n'avait  pas  perdu  une  seule  parole  de  cet  entretien  entre  la  comtesse  et  ladv 
Alicia,  les  portes  du  salon  étant  restées  entr'ouvertes.-Quand  elles  cessèrent  de  parler 
il  écoutait  encore,  et  il  fut  anéanti  de  cette  révélation ,  comme  s'il  se  fût  agi  de  lui- 
même  et  de  son  amour.  Il  voulut  douter,  et  tournant  la  tête  il  vit  lady  Alicia  et  lacom- 
tessea  côté  l'une  de  l'autre.  Son  émotion  était  si  grande  qu'il  craignit  un  instant  qu'elle 
ne  vint  a  le  trahir.  M 

-Pauvre  Rodolphe!...  dit-il  en  lui-même,  voilà  donc  cette  femme  dont  le  cœur  est 
s,  bon,  I  âmes,  belle  et  si  sensible  ;  voilà  donc  cette  femme  que  tu  aimais  avec  tant  de 
confiance  et  de  crédulité  :  heureusement,  je  sais  tout  maintenant.-  Lady  Alicia  vous 
avez  la  première  partie,  mais  j'espère  bien  que  nous  aurons  la  revanche 

Au  même  instant,  il  aperçut  Rodolphe  qui  descendait  le  perron,  mais  il  était  auprès 
de  lady  Alicia,  et  la  comtesse  de  Sauleure,  ainsi  que  les  autres  dames  composant  la  so- 
ciété du  marquis  de  Reyval,  les  accompagnait.  Il  s'approcha  de  Rodolphe,  saisissant  un 
moment  ou  lady  Alicia  était  un  peu  éloignée  il  se  pencha  à  son  oreille,  et  lui  dit  tout 
bas: 

—  J'ai  à  te  parler,  avant  le  dîner,  monte  dans  ma  chambre. 

—  Qu'as-tu  donc  à  me  dire?  reprit  Rodolphe  tout  étonné. 

Mais  Léon  lui  fit  signe  de  se  taire,  et  offrit  son  bras  à  la  comtesse  de  Sauleure.—  Il 
avait  bien  son  but  eu  agissant  ainsi,  car  il  espérait,  par  une  adroite  conversation,  ame- 
ner la  comtesse  à  lui  découvrir,  sans  s'en  apercevoir,  l'autre  moitié  du  secret  que  le 
hasard  avait  mis  dans  ses  mains.  La  position  était  fort  difficile  :  car  si  d'un  côté  il  cher- 


70  LA   SYLPHIDE. 

chait  à  faire  parler  imprudemment  la  comtesse;  d'un  autre  côté,  il  ne  fallait  pas  que 
celle-ci  pût  se  douter  qu'il  avait  pénétré  le  mystère  de  leur  complot.  Aussi  le  colloque 
fut  insignifiant  ;  les  questions  de  Léon  étaient  trop  détournées  ,  trop  générales  pour 
amener  des  réponses  à  peu  près  positives. — Ce  qu'il  savait,  c'était  que  l'entretien  com- 
mencé au  salon  et  qu'il  avait  entendu,  devait  se  terminer  le  soir  dans  l'appartement 
de  la  comtesse  de  Sauleure,  et  que  cet  entretien  ne  pouvait  être  qu'une  mystification 
pour  son  ami.  —  Voyant  qu'il  ne  parviendrait  à  rien  tirer  de  la  comtesse  elle-même,  il 
chercha  d'autres  moyens  d'arriver  au  but  qu'il  s'était  proposé.  Au  détour  d'une  allée 
il  resta  quelques  pas  en  arrière,  comme  s'il  cherchait  quelque  chose  tombé  à  terre,  et 
disparut  tout-à-coup  dans  le  taillis. 

Il  revint  en  toute  hâte  au  château.  —  Tout  le  monde  était  sorti.  Il  sonna  son  valet 
de  chambre. 

—  François,  lui  dit-il,  souviens-toi  que  dans  une  heure  tu  ne  devras  plus  te  rappeler 
un  seul  mot  de  ce  que  je  vais  te  dire. 

—  C'est  mon  habitude,  monsieur  le  comte. 

—  Tu  saison  est  l'appartement  de  la  comtesse  de  Sauleure. 
— Oui,  monsieur  le  comte. 

—  Eh!  bien,  tu  vas  aller  voir  s'il  n'y  a  pas  du  côté  de  la  chambre  à  coucher  une  pièce 
séparée  par  une  cloison  dans  laquelle  on  pourrait  facilement  entendre  ce  qui  serait  dit 
danscette  chambre  ;  tu  t'arrangeras  de  manière  à  me  donner  la  clé  de  cette  pièce  ou  à 
me  procurer  les  moyens  d'y  entrer  d'une  façon  quelconque. 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  il  y  a  à  côté  de  la  chambre  de  madame  la  comtesse  de 
Sauleure  un  salon,  mais  je  ne  sais  s'il  en  est  séparé  par  un  mur  ou  par  une  simple 
cloison. 

—  Va  t'en  assurer,  et  dépêche -toi. 

Lorsque  le  comte  de  Malleville  fut  seul,  il  se  mit  à  marcher  en  long  et  en  large  dans 
sa  chambre,  donnant  un  libre  cours  à  sa  mauvaise  humeur  et  à  toute  son  indignation. 

—  C'est  une  infamie!...  s'écria-t-il,  toujours  quelque  méchanceté  cachée  sous  le  sou- 
rire ou  sous  le  regard  d'une  femme;  et  s'adresser  à  ce  pauvre  Rodolphe  parce  qu'il  est 
jeune,  crédule  et  confiant,  parce  qu'il  ne  craint  rien,  ne  voit  rien,  ne  se  méfie  de  rien  ! — 
Ah  !  si  vous  vous  étiez  adresséà  moi,  mesdames,  que  j'aurais  eu  de  plaisir!... 

Il  s'arrêta  tout  court,  et  se  frappant  le  front  il  ajouta: 

—  Je  me  serais  probablement  laissé  prendre  an  piège  comme  Rodolphe,  j'aurais  été 

aussi  bête Oh!  il  y  a  dans  la  coquetterie  d'une  femme  tout  le  parfum  d'une  fleur  et 

tout  le  poison  du  serpent. 

Le  domestique  rentra. 

—  Monsieurle  comte,  dit-il  en  présentant  à  son  maître  une  clé  qu'il  tenait  à  la  main, 
voici  la  clé  du  salon  qui  donne  dans  la  chambre  de  la  comtesse  de  Sauleure. 

—  Comment  l'as-lu  eue? 

—  Je  suis  lié  avec  le  domestique  du  marquis  de  Reyval  qui  est  chargé  du  service  des 
chambres. 

De  là  pourrais-je  entendre?  — Il  y  aune  porte  de  communication.  — Bien. 

Le  domestique  s'approcha  et  ajouta  d'un  air  qu'il  essaya  de  rendre  malin  :  — Comme  je 
passais  dans  le  corridor,  j'ai  aperçu  la  femme  de  chambre  de  madame  la  comtesse,  qui 
faisait  l'appartement  de  sa  maîtresse  ;  je  suis  lié  avec  la  femme  de  chambre,  alors  je  suis 
entré  pour  causer  un  brin,  et  sansavoir  l'air,  j'ai  ouvert  les  deux  verroux  qui  fermaient  la 
porte  de  communication. 

—  Cela  me  servira  au  besoin,  dit  le  comte  ;  souviens-loi,  François,  que  la  moindre 
indiscrétion Prends  deux  louis  sur  ma  cheminée. 

François  prit  deux  louis,  s'inclina  fort  respectueusement  et  sortit. 

Baron  de  bazaîicourt  . 
{/m  tuile  au  prochain  numéro.} 


iEu  deréceptions  ont  étéaussi  brillantes  quecellesqui  onl  eu  lieu  a  ,a 

Lout a  l'occasion  du  nouvel  an.  Los  Russes  présens  à  Paris  se  son)  abs 

tenus  de  venir  au  Château;  mais  en  revanche,  tout  ce  que  la  société  an 

glaise  comptede  plus  distingué  et  de  plusnoble  a  tenu  à  honneur  de  d. 

[flT  poser  son  hommage  au  pied  du  trône.  Les  grands  prophètes  delà  politiqu, 
«'  n'ont  pas  manqué  de  voir  dans  ce  double  événement  une  preuve  de   la 

<|    constante  inimitié  do  la  Russie,  et  un  symptôme  de  la  reconstituti le 

,  1  alliance  anglaise. 

Les  derniers  jours  de  1840  ont  été  phisgais  que  ne  l'avait  prédit  Nostradamus  I  .- 
jeudi,  51,  une  grande  réunion  avait  lieu  chez  le  duc  De  Cazes  ;  chez  le  présidenl  d, 
se.l,  une  armée  d  uniformes  sY.a„  donnée  rendez-vous  ;  les  femmes  des  ambassadeurs 

et  administres  étrangers,  en  petit  nombre,  il  est  vrai,  ne  sortai de  l,  ,■,,„,„„_,„  d,.. 

Tuileries  que  pour  assister  aux  soirées  du  donner  jpur  de  décembre,  dans  tout  le  rayon- 
nement  de  leur  parure  qui  ne  gâtait  rien  à  leur  amabilité.-  On  dansait  le  mêm, 
chez  la  comtesse  de  Flahaut  :  W°  de  Flanaut,  ravissante  de  jeunesse  et  de  beauté,  faisait 
amerverde  les  honneurs  du  bal.  De  l'hôtel  de  Flahaut,  la  plus  grande  partie  de  la  société 
s  est  rendue  chez  la  comtesse  de  Kisseloff,  née  Potoska,  où  il  y  avait  une  réunion  nom- 
breuse d  étrangers ,  mais  presque  pas  de  Français  ;  on  est  restéchez  M»  de  Kisseloff  tort 
tard,  afin  de  saluer  en  bonne  compagnie  le  commencement  de  l'année  1841  qui  s'inau 
gure  sous  les  meilleurs  auspices,  si  ce  n'esta  l'égard  du  temps,  au  moins  pour'  ce  qui 
concerne  les  plaisirs.  ' 

Le  baron  de  Delmar  a  donné  lundi  une  soirée  des  plus  remarquables,  et  qu'on  n'ou- 
bliera pas  aisément,  car  on  y  a  joui  pendant  trois  heures  de  la  plus  ravissante  musique 
qui  se  puisse  entendre  :  les  chefs-d'œuvre  des  deux  grands  maîtres  allemands  Mozart 
et  Haydn,  le  Requiem  et  la  Création,  ont  été  exécutés  par  un  orchestre  de  60  ins- 
trument et  par  les  premiers  chanteurs  et  virtuosi  des  Italiens,  dans  la  grande  rotonde 
au  plafond  doré  du  baron  de  Delmar.  L'effet  a  été  magnifique.  Quelques  beaux  esprits 
comme  i  s  en  glisse  partout  disaient  bien  tout  bas  :  -Un  Requiem  dans  un  salon  ' 
quelle  .dee?  Nous  ne  sommes  pas  ici  aux  Invalides...  -  Mais  ces  murmures  étaient 
couverts  par  les  voix  qui  répétaient  :_  Que  nous  aimons  cette  sublime  musique - 
comblen  ces  melodtes  sont  douces!  combien  harmonieux  sont  ces  accords'-  Tou- 
tefois pendant  1  exécution  de  cet  admirable  poème,  qu'Haydn  ncmme  la  Création  les 
beaux  esprits  se  turent,  et  les  chœurs,  chantés  par  de  belles  voix  de  contralto  firent 
rêver  a  cette  harmonie  céleste  dont  le  maître  allemand  nous  révèle  si  bien  le  langage 
Le  choix  des  personnes  qui  assistaient  à  cette  soirée  d'émotions  et  d'art  était  irrépro- 
chable :  la  on  ne  pouva.t  pas  dire  ce  que  l'on  répète  souvent  dans  d'autres  maisons  ■ 
•  Il  y  avait  peu  de  Français.  »  Les  notabilités  parisiennes,  mêlées  à  l'élite  des  étrangers' 
formaient  le  parterre  de  cette  représentation  imposante. 

L'hôtel  du  baron  de  Delmar,  d'un  goût  sérieux,  rappelant  ces  beaux  palais  de  Gènes 
a  grandes  et  belles  proportions  ,  sans  colifichets,  et  sans  encombrement  de  meubles  se' 
prêtait  on  ne  peut  mieux  à  ce  magique  spectacle.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  jeunes  personnes 
et  les  jeunes  mariées  attendent  les  bals  avec  impatience  ;  le  mouvement  leur  est  indisl 
pensable  ;  le  besoin  de  folâtrer  et  de  sourire  est  impérieux  chez  elles;  ne  leur  en  faisons 
pas  un  reproche.  Prenez  patience,  mes  jeunes  filles  et  mes  jeunes  femmes,  qui  ne  mourre 

Uns  Ï rC°T    ,S  JeUn,eS  femmeS  6t  'eSJeUneS  fi"eS  de  V]Ctor  HuSO  ;  attendez  que  les 
«Ions  de  1  ambassade  anglaise,  le  vendredi,  et  ceux  de  l'ambassade  d'Autriche,  le  lundi 
deviennent  temples  préférés  de  Terpsichore,  et  nous  vous  promettons,  nymphes  dé 
la  déesse  païenne,  de  couronner  de  fleurs  vos  fronts  charmans.  Comte  de  •«•* 


-A    SYLPHIDE. 


Début  lie  m  a  lie  in  ni  si-  lie  Ileinefettei  . 

'il  nous  est  permis  de  manifester  notre  opinion  sur  le  premier  dé- 
but de  M11'1  Catinka  Heinefetter,  nous  dirons  que  la  jeune  canta- 
trice a  toute  l'inexpérience  d'une  femme  qui  met  pour  la  première 
fois  le  pied  sur  la  scène,  et  presque  toutes  les  qualités  d'une  artiste 
destinée  à  être  un  jour  supérieure.  Mlle  Heinefetter  est  belle  de  cette 
beauté  longue,  régulière  et  pâle  des  filles  de  l'antique  Allemagne.  On 
dirait  une  de  ces  merveilleuses  statues  des  cathédrales  de  Nuremberg  ou  de 
Prague ,  une  de  cesfemmes  mélancoliques  et  reposées  de  Rembrandt  ou  d'Al- 
bert Durer  ;  et  assurément  au  dernier  acte  de  la  Juive,  il  y  avait  un  prestige 
infini  dans  ces  cheveux  d'ébène  si  onduleux  et  si  fins,  dans  ces  grands  yeux 
noirs,  qui  brillent  et  pleurent  sous  le  double  arc  de  sourcils  espagnols. 
Comme  comédienne ,  Mlle  Heinefetter  a  beaucoup  à  apprendre  ;  abandonnée  dans  le 
rôle  de  Rachel  à  ses  propres  impressions,  elle  est  quelquefois  arrivée  à  la  vérité  et  au 
drame  en  interrogeant  son  cœur  ;  mais  à  la  scène  ce  n'est  pas  le  cœur  seul  qui  agit ,  il 
y  a  encore  une  douleur  et  un  lyrisme  de  convention  que  les  maîtres  seuls  enseignent 
etMlle  Heinefetter  fera  bien  de  les  consulter;  ils  lui  diront  comment  il  faut  corriger  ses 
gestes  saccadés,  souvent  brusques  ou  interrompus,  ses  poses  quelquefois  viriles,  et 
l'expression  de  son  visage  qui  ne  doit  jamais  être  ni  en  deçà  ni  au  delà  du  sentiment 
qu'elle  exprime. 

La  voix  de  M11'  Heinefetter  est  d'une  étendue  rare  :  partant  du  sol  bas,  elle  s'é- 
lève sans  etfort  jusqu'au  do  et  même  jusqu'au  ré,  c'est-à-dire  qu'elle  embrasse  l'espace 
d'environ  deux  octaves  et  demi  ;  pleine  et  forte  dans  les  notes  basses,  assurée  et  vi- 
brante dans  l'octave  moyen,  elle  est  dans  le  haut  timbrée  et  argentine.  Mlle  Heine- 
fetter, qui  a  une  propension  à  chanter  un  peu  trop  haut  que  nous  lui  conseillons  de 
combattre  de  toutes  ses  forces,  nous  a  paru  être  plutôt  un  soprano  qu'un  contralto; 
nous  avons  bien  entendu  dire  autour  de  nous  par  de  prétendus  connaisseurs  en  mu- 
sique que  c'était  un  contralto  que  les  maîtres  avaient  commis  la  sottise  de  jeter  dans 
les  registres  du  soprano.  Nous  ne  déciderons  pas  celte  question  litigieuse;  l'avenir  s'en 
chargera  pour  nous. 

Au  résumé  ce  premier  débnt  de  M"e  Catinka  Heinefetter  a  été  un  très  beau  début 
et  qui  laisse  concevoir  de  magnifiques  espérances  de  ce  jeune  talent,  surtout  si,  à  force 
d'adulations  et  de  bravos,  on  ne  l'étiolé  pas  dans  sa  fleur. —  En  effet,  que  manque-t-il 
à  M11"  Heinefetter?  Elle  est  belle,  le  remarquable  portrait  de  Legrand  qui  accompagne 
cet  article,  le  prouve  assez. —  Elle  adel'ame  et  même  tropd'ame.  Elle  a  de  la  voix  plus 
qu'une  autre  débutante.  Il  ne  s'agit  que  de  faire  un  choix  dans  cette  précieuse  exubé- 
rance de  qualités,  et  l'emploi  des  cantatrices  dramatiques  vacant,  hélas!  depuis  la  dou- 
loureuse retraite  de  Cornélie  Falcon,  sera  rempli. 

Concerts  et  bals. 

jflle  Pauline  Dupont,  dont  le  talent  sur  le  piano  a  déjà  fait  d'excellens  élèves,  donnera 
mardi  prochain,  dans  ses  salons  de  la  rue  des  Bons-Enfants,  un  concert  vocal  et  instru- 
mental, où  l'on  entendra  entre  autres  artistes  chantans,  M"c  Nau  et  Mllc  Drouart. — 
L'opéra  a  magnifiquement  inauguré  la  série  de  ses  bals.  La  salle  restaurée  et  étincelante 
de  lumières,  était  à  peine  assez  vaste  pour  contenir  la  foule.  Jamais  l'orchestre  de  Musard 
n'avait  déployé  plus  d'harmonie  et  de  verve.  —  Les  bals  masqués  de  la  Renaissance 
auront  le  même  succès  que  ceux  de  l'année  dernière. —  Pellerin  à  la  salle  Vivienne,  et 
Tolbecque  aux  concerts  Saint-Honoré,  font  fureur. 


le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA    SYLPHIDE 


M*  2Wfwk#  ^IciTi^-tUr 


Royale    de  Musique  j 


.  V   S  M.  PU  lui. 


!6  janvier. 

p<  oct  le  monde  n'est  pas  philosophe,  ma- 
^^  dame,  et  quand  on  a  vingt  ans,  le  désir 
de  plaire  et  de  beaux  yeux  que  l'ennui  al- 
tère, que  faire  au  coin  du  feu?  Il  faut  bien, 
jusqu'à  l'heure  du  bal,  tuer  ce  vilain  el 
i  triste  temps.  C'était,  sans  doute,  à  la  suite 
de  ce  raisonnement  spécieux  ,  que  l'on 
voyait  aujourd'hui  de  si  élégans  équipages 
arrêtés  devant  les  magasins  Sainte-Anne. 
Il  est  vrai  de  dire  que  Delisle  a  dans  ce 
moment  tout  ce  qu'il  faut  pour  attirer  la 
e.2£gé&:  :£3fœ£S5fâZt?^  foule-  Pour  demi-toilettes,  rien  n'est  plus 
séduisant  que  la  serge  damassée,  la  dauphine,  les  satins  phrygiens,  les  crêpes 
Hachel;  puis  costumes  de  Cour  ou  de  soirées  :  la  royale  renaissance,  royale  guir- 
I  ande,  royale  broché  couleurs,  le  droguet  pompadour,  lesatin  d'Orient  bouquetsde 
couleurs,  satin  couleurs  surcouleurs,  satin  renaissance  avec  guirlande;  pour  jeune> 
personnes,  le  foulard  papillon  ;  pourrobesdechambre,  lesatin  argus;  pour  douil- 
lettes, de  charmantes  marcelines  quadrillées.  Puis  au  milieu  de  ces  riches  étoffes, 
d'autres  de  moindre  prix  :  soie  façonnée,  satins  unis  de  ià  5  francs,  dont  la  belle 
qualité  est  surprenante.  Puis,  pour  achever  la  séduction ,  Delisle  nous  montre 
d  irrésistibles  châles  de  cachemire,  dont  les  magnifiques  dessins  se  détachent  sui- 
des fonds  vert ,  noir ,  orange  ,  blanc  et  bleu  de  ciel.  La  jolie  gravure  de  la  Syl- 
phide vous  montre  ces  charmantes  étoffes  de  Delisle  dans  deux  toilettes  expé- 
diées par  la  maison  de  commission  Giroud-de-Gand  ,  et  auxquelles  la  célèbre 
Palmire  a  prêté  son  habile  ciseau  ;  rien  n'est  plus  gracieux  que  cette  tunique 
blanc  et  or,  cette  riche  robe  de  velours  sur  laquelle  se  déploie  le  luxe  des  fourru- 
res de  Gon,  dont  les  pelleteries  en  tout  genre  ont  tant  de  succès  cet  hiver.  Vous 


LA   SYLPHIDE. 


reconnaîtrez  le  goût  exquis  de  M.  Giroud-de-Gand,  dans  les  coiffures  qui  accom- 
pagnent les  toilettes,  et  qui  sont  dues  au  talent  de  Mme  Huguenet-Le-Jay.  L'or  et 
le  blanc,  le  velours  et  les  perles  s'harmonient  délicieusement  autour  du  visage, 
et  il  est  à  remarquer  avec  quel  art  Mme  Le-Jay  a  placé  l'élégante  touffe  de  plu- 
mes blanches  qui  orne  sa  coiffure  en  velours  moyen-âge,  de  manière  à  ce  qu'elle 
atténue  la  crudité  du  velours  et  vienne  éclairer  les  figures.  Les  gants  et  l'éven- 
tail qui  complètent  ces  parures  ne  pouvaient,  vous  le  pensez  bien,  être  pris 
ailleurs  que  chez  Mayer  et  Clamorgam.  Puis  vous  devinerez  ,  à  voir  avec  quelle 
bonne  grâce  les  plis  des  jupes  retombent  moelleux  et  souples  ,  que  le  jupon  de 
dessous  sort  des  maisons  Oudinot  et  Delannoy;  et  que  sous  ces  corsages  ,  aux- 
quels la  critique  ne  peut  reprocher  un  seul  défaut,  sont  les  corsets  Josselin.  Il 
n'est  point  de  femmes  de  la  société,  aujourd'hui,  qui  n'aient  adopté  ces  corsets 
que  l'on  peut  qualifier  d'uniques,  puisqu'ils  réunissent,  outre  l'avantage  d'embel- 
lir la  taille,  celui  de  n'imprimer  aucune  gène  et  de  faciliter  les  mouvemens. 
sans  qu'on  perde  cette  élégance  qui  distingue  une  femme  de  la  bonne  com- 
pagnie. 

Une  maison  de  Paris,  où  viennent  aussi  affluer  les  femmes  qui  donnent  habi- 
tuellement la  mode  ,  est  la  maison  Richard-Potier.  Les  étoffes  qui  y  sont  re- 
marquablement belles  s'y  transforment,  grâce  aux  soins  habiles  de  Mme  Potier, 
en  robes  élégantes  et  parées,  en  manteaux,  burnous,  châles,  et  tout  ce  que  l'art 
d'une  bonne  couturière  peut  créer.  Le  reps  impérial,  l'orientineà  reflets  glacés, 
les  tissus  de  Smyrne  et  d'Irlande,  qui  remplacent  si  élégamment  les  mousselines 
de  laine;  le  tissu  zéila,  l'athénienne  argentée,  le  velouté  Fontanges  ,  le  satin 
d'Aboukir,  les  velours  écossais  en  toutes  nuances  ,  et  nombre  d'autres  étoffes 
qu'il  serait  trop  long  de  vousénumérer  ici,  sont  autant  de  succès  pour  la  maison 
Richard-Potier.  Ce  mot  succès  nous  rappelle  celui  qu'obtiennent  chaque  jour  les 
magasins  du  Sablier  pour  la  spécialité  des  deuilset  généralement  de  tout  ce  qui  est 
étoffes  noires  ou  grises.  M.  Dufresne  a  su  réunir  dans  ce  genre  une  variété  vrai- 
ment étonnante;  ses  étoffes  de  laine  pour  grand  deuil  ont  une  supériorité  incon- 
testable ;  ses  soieries,  velours,  barèges,sont  aussi  beaux  de  qualité  que  de  variété, 
et  ses  modes  ou  objets  confectionnés  ont  le  cachet  le  plus  distingué  et  le  plus 
coquet.  Parlons  un  peu  coiffure  ,  madame ,  et  à  ce  propos,  je  veux  vous  citer 
une  charmante  coiffure  dont  vous  pressentirez  toute  la  grâce  lorsque  vous  saurez 
que  l'inventeur  est  Mme  Dasse ,  la  modiste  de  bonne  et  excellente  compagnie; 
cette  coiffure  Christine  est  en  rubans  mauresques,  qui  forme  touffe  d'un  côté, 
tandis  que  de  l'autre  s'échappe  une  gerbe  de  fleurs,  le  tout  ravissant  d'élégance 
et  bien  digne  de  figurer  à  coté  de  la  coiffure  Hélène,  de  la  coiffure  Olympe  ou 
de  la  coiffure  Isabelle,  créations  qui  font  toutes  tant  d'honneur  à  leur  auteur. 

Malgré  le  nombre  des  châles,  mantelets,  capes,  pèlerines  que  l'on  a  porté  cet 
hiver,  les  cachemires  sont  restés  inébranlables  dans  leur  sphère  aristocratique,  et 
rien  ne  peut  les  détrôner.  Aussi  convenons  que,  malgré  l'élégance  des  soieries  , 
des  velours,  des  dentelles  consacrés  aux  châles  de  fantaisie,  rien  n'est  plus  riche- 
ment somptueux  qu'un  de  ces  beaux  cachemires  de  Rosset,  dont  les  nuances,  le 
tissu  et  la  composition  viennent  donner  le  dernier  éclat  à  une  toilette.  En  citant, 
au  commencement  de  cette  lettre,  le  nom  de  Mayer,  j'ai  omis  de  vous  parler  des 
déplorables  imitations  auxquelles  son  succès  a  donné  naissance  ;  mais  jusqu'à 


I-A   SALPHUlE. 


présenties  efforts  de  la  contrefaçon  ont  été  infructueux  ;  la  coupe   de  Mas,, 

STïïl'0-  ?**  m?K\ d" camp  d1,  ,a  laslii' '  à  Paris  ■  ~  «•' 

a  ïn    L„  '     U"n        ?   eS°Ut  qUi  P-»—^Tfaomper.  D'ailleurs,  lesfenunes 

savent  trop  ce  quelles  ont  à  gagner  à  être  gantées  par  Ma  ver.  pour  se  laisse, 
éblouir  par  de  feux  semblans. 

Il  se  fait  ici  quelques  mariages  :  les  noces  donnant  ordinairement  lieu  à  des  fêtes 
p  US.eurs  personnes  choisissent  cette  saison  où  tout  le  monde  est  réuni  à  Paris' 
parai,  que  dans  les  villes  de  province,  on  fait  a  peu  prés  de  même  ;  car  je  vo h 
la  ma.son  de  commission  Giroud-de-Gand  ,  fort  occupée  d'envois  de  corbeilles 
oui  ou  re  . es  objets  de  fondation,  contiennent  des  riens  de  toutes  sortes  £ 
éventails,  des  Paroissiens,  des  bourses  et  beaucoup  de  merveilles  de  Giroux  que 
I  mode  entremêle  cette  année  à  tous  les  présens  ;  aussi  est-il  vrai  de  dire  qu'ï- 
pnonse  Giroux  a  multiplié  d'une  manière  prodigieuse  la  variété  de  ses  collcc- 

sîtions       ^      Se"  tr°UVe  P°"r  t0US  'eS  àg6S'  l°US  leS  g0,'ts  et  toutes  lesP°- 
Que  nètes-vous  ici,  madame,  pour  assister  au  brillant  concert  qu'offrira  àses 

,1:1  Tt  ■  m *YLrm0E  • V,TS  la  fin  " ce  mois  ?  Vous  >—  «^ 

n  «  „  ga,  '  mmeS  S°  S0Dt  dùjà  donné  rendez-vous  dans  cette  belle 
aile  de  M.  Herz,  bien  faite  pour  réunir  l'élite  da  la  société  parisienne,  et  où  pré- 
sidera a  gracieuse  messagère.  Vous  voyez,  madame,  que  fidèle  à  ses  promesses 

btlvitrrE' ai";   de ncigc' a ,a tunique de gaze- réPand sur nous ^ i,.; 

bienfaits  de  son  poét.que  cortège;  si  elle  couronne  votre  tète  de  roses, si  elle  pare 
votre  personne  avec  luxe  et  élégance,  elle  dérobe  au  ciel  qu'elle  habite  des  flots 
a  harmonie  pour  charmer  votre  ame. 

Et  puisque  je  viens  de  causer  musique,  c'est  bien  le  cas  de  vous  parler  de  la 
matmee  donnée  mercredi  dernier  par  la  France  Musicale  à  ses  abonnés.  Cette 
fête  a  été  tort  brillante  et  surtout  fort  nombreuse.  Les  toilettes  étaient  ravissantes 
Dans  la  partie  chantante,  Mme  Damoreau,  Mlle  Chérie  Courrau  et  M.Just  Ge- 
raldy;  dans  la  partie  instrumentale,  Artot,  Gallay,  Ravina,  Rignault,  Dorus  et 
d  autres  encore  ont  excité  de,  applaudissemens  unanimes.  -  Le  troisième  con- 
cert de  MM.  Henri  Herz  et  Labarre  aura  lieu  le  jeudi  28  janvier,  à  huit  heures  du 
soir.  On  y  entendra  Mme  Viardot-Garcia  avant  son  départ  pour  l'Angleterre    et 

rTd;,ÎT  Gera1^'  Li,0,ff'  Lab—  Outre  'ces  nombres 
MM.  1  .  Herz  et  Labarre  ont  ajouté  un  attrait  de  plus  à  leurs  beaux  concerts  en 
s  attachant  un  excellent  orchestre  qui  sera  dirigé  par  M.  Va.entino.  Toutoïï 
fashion  parisienne  se  donnera  ce  soir-là  rendez-vous  à  la  Chaussée-d' Antin 
Si  la  place  ne  me  manquait  pas,  je  vous  entretiendrais  encore ,  madame  de  l'O- 
péra et  des  Bouffes  et  de  quelques  matinées  et  soirées  particulières  chez 
Mme  Loveday ,  chez  Mme  Girou  de  Buzareingues  et  chez  M.  Zimmermann.  Tous 
ces  salons  sont  renommés  pour  l'excellente  musique  et  la  haute  société  ;  la  mode 

isrzzzr- et  ,a  mode  a  bien  raiT  at  de  ^s  jo,is  droits  en  aussi 

1   =  La  baronne  Marie  de  L**** 


i.a  si  î.i'jiim;. 


LE  JEU  D'UNE  COQUETTE 


IV. 


N  ouvrit  brusquement  la  porte,  lorsque  le  do- 
'  mestique  venait  à  peine  de  sortir  ;  —  c'éta  il 
Rodolphe  de  Beaufort. 

—  Qu'as-tu  donc  de  si  sérieux  et  de  si 
important  à  m'apprendre?  dit-il  à  son  ami. 

—  Ah!  c'est  loi,  dit  Léon  en  se  levant  et  en 
serrant  les  deux  mains  de  Rodolphe;  mon 
pauvre  garçon,  j'avais  bien  raison  de  ne  pas 
croire  à  tout  ce  que  tu  me  disais  ce  matin  et 
de  douter  de  la  réalité  de  cet  amour  si  pro- 
fond que  tu  croyais  avoir  inspiré. 

—  Comment  cela  ? interrompit  Rodol- 
phe, en  palissant  malgré  lui;  que  veux-tu  dire? 

—  Je  veux  dire  que  tu  as  été  joué,  que  tu  es  joué  encore  comme  un  enfant  ;  que 
celte  femme  ne  t'aime  pas,  qu'elle  ne  t'a  jamais  aimé,  et  qu'elle  s'est  servie  de  toi 
comme  d'une  distraction  et  d'un  hochet. 

—  Léon!....  Léon!....,  répéta  deux  fois  Rodolphe,  ne  me  dis  pas  de  semblables 
choses;  —  tu  es  mon  ami,  et  c'est  pour  cette  raison  que  tu  parles  ainsi;  mais,  je  t'en 
supplie,  n'accuse  pas  ainsi  légèrement  et  sans  preuves  une  femme  que  j'aime  de  toute 
mon  aine,  et  qui  ne  m'as  pas  donné  le  droit  de  douter  d'elle. 

—  Tu  veux  des  preuves, si  j'en  ai. 

Rodolphe  regarda  son  ami  en  face,  ses  lèvres  tremblaient  ;  —  il  resta  un  instant  sans 
parler,  et  tout-à-coup  il  posa  ses  deux  mains  sur  son  cœur  comme  pour  comprimer  une 
douleur  violente,  et  dit  : 

—  Tu  as  des  preuves....  que  lady  Alicia me  trompe;  que  lady  Alicia....  a  fait  de 

moi  un jouet  ;  —  je  ne  le  crois  pas,  Léon,  je  ne  le  crois  pas,  Léon;  celui  qui  t'a  dit 

cela  a  menti  ;...  c'est  impossible  ! 


Voir  plus  haut  page  G4. 


I.A    SYLPHIDE. 


77 

-Personne  ne  me  l'a  dit;  je  l'ai  fort  bien  entendu,  et  ,1e  la  bouche  de  lad  y  Alicia 
elle-même. 

Ce  qui  se  passa  sur  le  visage  de  Rodolphe  est  impossibleà  définir;  il  se  laissa  tomber 
sur  une  chaise,  et  se  prit  le  front  à  deux  mains. 

—  Parle....  parle....,  s'écria-t-il  d'une  voix  étouffée. 
Léon  s'approcha  lentement  de  lui. 

-Pauvre  Rodolphe,  dit-il  tout  bas,  en  le  regardant  ainsi  courbé  sous  le  poids  de 
cette  douleur  inattendue  ;  comme  il  aime  cette  femme,  comme  il  souffre'  J\lllr„. 
du  peut-être  me  taire  ;  et  cependant,  pour  lui,  il  vaut  mieux  qu'il  sache  tout  à  présent 
il  y  a  peut-être  .in  remède  au  mal  et  surtout  une  revanche  à  prendre 

-  Rodolphe,  dit-il  ensuite  tout  haut  en  posant  une  de  ses  mains  sur  la  tète  inclinée 
de  son  ami,  ne  te  laisse  donc  pas  ainsi  abattre  par  le  premier  coup  qui  te  frappe  par  la 
première  douleur  qui  vient  à  toi  ;  aie  du  courage  et  de  la  force,  de  l'énergie  dans  la 
résignation.  Il  ne  faut  pas  qu'elle  sache  au  moins  que  tu  souffres  et  que  tu  plJures  -  Si 
elle  s'est  joué  de  toi,  ne  lui  donne  pas  la  joie  d'un  double  triomphe  et  ne  t'attache  pas  à 
son  char  comme  une  victime  abattue. 

-  Mais  c'est  que  tu  ne  sais  pas  combien  je  l'aime  !....  dit  Rodolphe  en  relevant  la  tête 
et  en  fixant  sur  son  ami  ses  yeux  mouillés  de  larmes  qu'il  ne  cherchait  pas  à  retenir-  tu 
ne  sais  pas  que  c'est  la  première  fois  que  j'aime  ainsi,  et  que  cet  amour,  le  seul  que 
j  aie  éprouve,  le  seul  qui  me  soit  entré  si  profondément  dans  le  cœur,  me  tuera 

—  Ah  !  bah!  dit  Léon,  on  le  croit  toujours;  moi  aussi,  dans  le  temps,  je  l'ai  cru  et 
jai  du  mourir  au  moins  six  fois;  tu  vois  que  je  ne  m'en  porte  pas  plus  mal  pou, 
cela.  -Pardleu,  tu  es  trompé  aujourd'hui,  tu  tromperas  demain.  -Cela  fait  du  mal 
je  ne  dis  pas;  mais  on  se  prend  le  cœur  avec  force,  or.  le  comprime,  on  le  fait  petit  et 
hypocrite,  comme  celui  des  autres,  et  on  va  son  chemin  dans  la  vie 

-Non!....  non!....  répéta  Rodolphe  avec  une  douleur  toujours  croissante,  il  v  a  de 
ces  douleurs  dont  on  ne  se  relève  pas,  de  ces  blessures  qui  sont  mortelles  •  -mais  lu 
ne  m'as  encore  rien  dit? 

-Ce  ne  sera  ni  long  ni  difficile  ;  -ce  matin,  quand  tu  m'as  quitté,  j'ai  réfléchi  à  ton 
bonheur,  a  to,  a  lady  Ahca,  à  cet  amour  étrange  survenu  en  cinq  jours  dans  le  cœur 
d  une  femme.  Mais,  comme  tu  es  jeune,  peu  méfiant,  très  crédule,  je  me  suis  dit  que 
j  allais  me  méfier  pour  toi,  et  qu'il  faudrait  qu'elle  fût  bien  sur  ses  gardes  pour  oue 
je  ne  susse  pas  sous  deux  jours  la  complète  vérité;  dans  le  fond  de  mon  cœur  ie  la 
souha,ta,s  heureuse  et  favorable  pour  toi  ;  -  après  le  déjeûner,  je  descendis  devant  lé 
perron  et  m  assis  sur  le  banc  ;  j'attendais  que  ces  dames  fussent  prêtes  pour  la  prome- 
nade; es  fenêtres  du  salon  étaient  ouvertes  :  c'est  le  hasard  qui  l'a  voulu,  -  merci  au 
hasard  -mais  je  n'en  savais  rien.  Lady  Alicia  et  la  comtesse  de  Sauleure  étaient 
ensemble  ;  elles  se  croyaient  seules  et  elles  parlaient.  C'est  comme  cela,  mon  pauvre 
ami  que  j  a,  appris  de  la  bouche  même  de  celle  en  qui  tu  avais  tant  de  confiance 
qu  e  le  s  est  amusée  de  toi  pendant  quelques  jours  pour  se  distraire,  et  que  maintenant 
qu  elle  était  arrivée  a  ses  fins,  elle  allait  chercher  un  autre  jeu 

-Tu  as  entendu  cela!...  s'écria  Rodolphe  qui  jusque  là  avait  écouté  en  silence  les 
paroles  de  son  ami.  =>"enu;  ies 

-Aussi  clairement  que  je  te  le  dis,  et  comme  toi  j'ai  poussé  une  exclamation,  ma,s 
inteneure;  -quoique  j'eusse  parfaitement  reconnu  la  voix  de  lady  Alicia,  j'ai  voulu 
douter;  j'ai  regardé,  et  j'ai  vu.  '  ' 

—  Oh!  mon  Dieu!....  Oh!  mon  Dieu!....  dit  Rodolphe. 

-Ah  ça!  voyons,  dit  Léon,  ne  vas-tu  pas  gémir  comme  un  enfant?-il  faut  du  cou- 
rage, chasse  donc  de  ta  pensée  cet  indigne  amour.  D'abord,  tu  représentes  ici  tous  les 
hommes,  humilies  et  joués  dans  ta  personne:  il  fautte  venger  et  les  venger.  -  Puis 
que,  D>eu  soit  loue!  j'ai  découvert  àtemps  ce  complot  infernal,  profites-en  pour  conse  - 


LA    SYLPIUM. 


ver   ta  dignité  et  donner  une  leçon  profitable  à  cette  coquette.  —  Entends-tu  ce  que  je 


te  dis,  tu  as  l'air  de  ne  pas  plus  m'écouter  que  si  je  ne  te  parlais  pas 

—  Si!....  si!....  je  l'entends,  dit  Rodolphe  d'une  voix  basse;  mais  que  veux-tu?  je 
souffre  horriblement,  et  je  n'ai  pas  d'autre  pensée.... 

—  Que  celle  de  souffrir,  n'est-ce  pas,  interrompit  Léon  ;  —  tu  es  fou. 

—  Oh!  oui!...  je  suis  fou,  bien  fou,  bien  insensé  d'avoir  cru  à  l'amour  de  cette 
femme,  et  de  lui  avoir  donné  toutes  mes  croyances,  toutes  mes  illusions  ;  oui,  lu  as 
raison,  je  suis  bien  fou  de  n'avoir  pas  deviné  sous  ce  visage  si  beau  la  perfidie  du  ser- 
pent; mais  elle  est  venue  à  moi,  mon  ami,  à  moi  qui  ne  la  connaissais  pas,  à  moi  qui  ne 
l'avait  jamais  vue;  elle  m'a  parlé  avec  sa  voix  qui  est  si  douce;  elle  m'a  regardé  avec 
son  regard  qui  est  si  pénétrant.  —  Je  ne  sais  pas  ce  qui  s'est  passé  en  moi;...  un  ver- 
tige, une  folie;  j'ai  été  entraîné  par  une  puissance  irrésistible toi-même,  toi,  Léon, 

si  tu  avais  été  à  ma  place,  tu  n'aurais  pu  résister 

—  Et  je  m'en  serais  bien  gardé  ;  certes,  je  n'aurais  pas  résisté  ;  mais  je  n'aurais  pas 
cru.  —  Il  est  probable  que  nous  eussions  joué  le  même  jeu.  Au  plus  fin  la  partie. 

—  J'aime  mieux  ma  défaite  que  sa  victoire,  dit  Rodolphe  d'une  voix  douloureuse  et 
basse. 

—  Chacun  son  goût;  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  ce  que  tu  aimes  ou  de  ce  que  tu 
n'aimes  pas.  Il  s'agit  de  ne  pas  être  dupe  plus  long-temps,  de  ne  pas  te  désoler  ainsi, 
de  profiter  de  ce  que  la  vengeance  s'offre  à  toi  pour  la  rendre  belle  et  éclatante;  car 
tout  n'est  pas  fini,  mon  ami;  il  y  a  encore  un  côté  mystérieux  que  nous  dévoilerons,  je 
t'assure. 

—  Un  côté  mystérieux? 

—  Oui  ;  ce  soir,  Lady  Alicia  et  ces  dames,  doivent  se  rendre  dans  la  chambre  de  la 
comtesse  de  Sauleure;  —  c'est  une  mystification  publique  ;  on  a  trouvé  que  tu  faisais 
une  jolie  poupée,  et  on  s'est  amusé  de  toi;  mais,  grâce  à  Dieu,  mon  ami,  si  tu  as  un 
peu  de  caractère,  tu  eu  sortiras  avec  les  honneurs  de  la  guerre. 

—  C'est  infâme!...  s'écria  Rodolphe;  et  que  m'importe  à  moi? 

—  Il  m'importe,  à  moi,  que  tu  ne  sois  pas  mystifié  ,  et  qu'il  ne  soit  pas  dit 
que  nous  sommes  arrivés  de  Paris  tout  exprés  pour  servir  de  jouets  à  cet  essaim  de 
coquettes. —  Le  cas  serait  humiliant.  — Toutes  mes  mesures  sont  prises;  cette  clé  que 
voici  ouvre  une  pièce  qui  donne  dans  la  chambre  de  la  comtesse  de  Sauleure.  Que  dis- 
tu  de  ce  petit  trésor?  En  écoutant  à  la  porte  de  communication,  nous  entendrons  par- 
faitement tout  ce  qui  s'y  dira,  et  nous  agirons  en  conséquence  ;  elle  ne  sera  pas,  jeté 
l'assure,  assez  ferme  sur  ses  arçons  pour  que  nous  ne  la  renversions  pasànotre  tour,  je 
ne  sais  si  tu  te  sens  la  force  nécessaire  pour  agir,  mais  pour  moi  j'ai  la  fièvre  de  la  colère , 
le  courage  de  l'humiliation.  Je  passerais  par  des  chemins  incroyables,  je  suis  sûr  que 
je  ferais  des  choses  surprenantes.  —  Donner  ainsi  dans  le  pannau  les  bras  croisés,  les 
veux  ouverts.  —  Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  ces  choses-là? 

—  Une  blessure  bien  cruelle,  dit  Rodolphe  d'une  voix  profondément  malheureuse. 

—  Si  ce  n'était  qu'une  blessure  ,  par  Dieu  !  on  la  guérirait  et  ce  serait  fini  ;  je  me 
chargerais,  moi ,  de  t'appliquer  le  système  de  l'homéopathie.  —  Une  femme  par  une 
femme.  —  Mais  c'est  bien  plus  qu'une  blessure  ;  c'est  une  tache  pour  la  vie  ;  et  je  ne 
veux  pas  que  tu  sois  taché,  mon  ami. 

Rodolphe  ne  faisait  pas  la  moindre  attention  aux  paroles  de  Léon;  il  aurait  bien  pu 
parler  des  heures  entières  sans  en  être,  pour  cela,  plus  avancé;  aussi  comme  il  s'aper- 
çut de  l'inutilité  bien  évidente  de  sa  rélhorique,  il  secoua  Rodolphe  par  le  bras. 

—  Allons,  allons,  lui  dit-il;  voici  le  premier  coup  de  cloche  du  dîner  qui  vient  de 
sonner,  tu  n'as  plus  qu'une  demi-heure,  pour  reprendre  un  visage  calme  et  content , 
songes  que  si  tu  te  présentes  à  table  avec  cette  figure  décomposée ,  nous  sommes  per- 
dus, devinés  du  premier  coup,  et  adieu  à  tous  nos  projets  de  ce  soir;  —  les  femmes  ont 
pour  tout  ce  qui  les  regarde  un  flaire  si  délicat! 


I.  Y     SI  l.lllllll. 


Rodolphe  se  leva  machinalement;  après  avoir  passé  les  deux  mains  sur  soi,  vi^.ij,  .■■ 
t'ait  quelques  pas  dans  la  chambre,  il  dit  ù  Léon  :  —  .le  ne  pourrai  jamais!... 

—  Tu  pourras,  parbleu,  tu  pourras;  d'abord  je  le  veui  ;  quand  je  devrais  tu  portei 
sur  mes  épaules  et  te  l'aire  parler  comme  on  fait  manger  un  enfant  d'un  an! 

—  Tu  es  impitoyable,  Léon,  dit  Rodolphe,  tu  ne  nie  laisses  pas  un  seul  instant  poui 
souffrir  avec  calme,  tu  m'apprends  tout  d'un  coup  que  mes  espérances  de  bonheur  et 
d'amour  sont  détruites,  que  je  ne  suis  pas  aimé;  et  lu  veux  que  je  ne  sois  pas  terrifié  , 
anéanti;  tu  ne  veux  pas  que  j'aie  la  mort  dans  l'ame,  et  que  ma  douleur  s'échappe  mal- 
gré moi  en  sanglots  et  en  larmes.  —  Oh!  mon  ami  je  souffre,  je  souffre  horriblement!.... 

—  Je  le  vois  bien,  dit  Léon  d'une  voix  toute  triste,  et  je  souffrirais  avec  toi  si  nous 
avions  le  temps;  sois  tranquille,  nous  recommencerons  un  peu  plus  tard,  aussi  long- 
temps que  tu  voudras. 

Et  les  deux  amis  se  tinrent  serrés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  sans  prononcer  d'au- 
tres paroles;  —  ils  restèrent  long-temps  ainsi  sans  doute,  car  le  second  coup  de  clochi 
Ht  tressaillir  Léon  de  Malleville  d'étounement  et  de  crainte. 

—  Voilà  le  moment  décisif,  dit-il  tout  bas;  et  entraînant  son  ami  à  la  fenêtre,  il 
l'examina  attentivement  en  hochant  la  tète  avec  un  mouvement  de  violent  méconten- 
tement. 

—  Nous  ne  brillons  pas  par  la  mine,  reprit-il  ensuite.  —  Ah!  ça,  voyons,  te  sens-tu 
le  courage  d'avoir  faim? 

—  Oh!  non!...  dit  Rodolphe  en  retombant  affaissé  sur  une  chaise  aussitôt  que  son 
ami  l'eut  lâché. 

—  Eh  bien  !  tant  mieux,  j'aime  mieux  cela,  tout  est  convenu,  tu  es  malade,  lu  n'as 
pas  faim,  tu  m'as  excuse  ce  matin,  je  te  rendrai  le  même  service  ce  soir  ;  mais  par 
crainte  de  quelque  coup  de  tète  de  ta  façon,  tu  me  permettras  de  t'enfermer  à  double 
tour  en  te  rappelant  que  ma  chambre  est  au  second,  et  que  dans  ce  grand  diable  de 
château,  un  second  peut  bien  compter  pour  un  troisième,  avec  entresol  encore.  —  Adieu, 
mon  pauvre  Rodolphe. 

Puis  Léon  de  Malleville,  après  avoir  serré  la  main  de  son  ami,  sortit  en  avant  bien 
soin  de  fermer  la  porte  à  double  tour. 

L'absence  de  Rodolphe  de  Reaufort,  motivée  par  une  maladie  subite  qu'eut  soin  d'é 
tablir  de  la  manière  la  plus  convenable  Léon  de  Malleville,  n'éveilla  point  les  soup- 
çons, et  la  soirée  se  passa  assez  gaîment.  —  Personne  ne  devina  qu'à  l'étage  supérieur, 
dans  une  chambre  qu'éclairait  seulement  la  clarté  indécise  de  la  lune,  un  homme  souf- 
frait et  pleurait,  le  cœur  déchiré,  l'ame  brisée  sous  les  angoisses  de  la  douleur  la  plus 
profonde  ;  et  que  cet  homme,  jeune  d'âge  etde  coeur,  était,  quelques  jours  auparavant, 
riche  d'illusions,  joyeux  d'espérances  ;  qu'il  avait  en  partage  pour  sa  vie  tout  le  bonbeui 
auquel  on  croit,  et  qu'une  fantaisie  de  femme  est  venue  lui  ravir  tout  cela  pour  se  dis- 
traire en  un  jour  d'eunui.  — Non,  personne  n'eût  deviné  cette  souffrance  qui  se  cachait 
dans  l'ombre,  pas  même  lady  Alicia,  dont  le  cœur  s'était  fait  à  cette  existence  de  co- 
quetterie, qui  ne  comprend  pas  le  mal  qu'elle  peut  faire,  et  passe  en  souriant  devant 
celui  qu'elle  a  fait.  —  Si  le  nom  de  Rodolphe  se  trouva  jeté  dans  la  conversation,  ce 
fut  indifféremment,  sans  que  personne  y  fit  attention,  sans  qu'il  y  eut  un  écho  de 
l'ame  que  ce  nom  fit  palpiter  ou  tressaillir.  —  Oh!  si  Léon  n'avait  pas  fait,  sur  cette 
matière,  des  études  approfondies  et  catégoriques,  si  ses  principes  d'imperturbable  in- 
crédulité et  de  froide  indifférence  n'avaient  pas  été  parfaitement  établis,  cette  soirée 
lui  fût  restée  gravée  au  cœur,  et  l'aurait  prémuni  à  jamais  contre  toute  atteinte  de 
même  genre.  —  Comment  l'ame  la  plus  belle,  la  plus  confiante,  la  plus  naïve,  la  plus 
innocente  du  mal,  la  plus  crédule  du  bien,  ne  se  fût-elle  pas  aigrie  tout  d'abord  au 
contact  désolant  de  cette  société,  qui  s'est  fait  des  vices  et  des  vertus  à  sa  guise?  Com- 
ment la  nature  la  meilleure  ne  se  gâterai t-elle  pas  en  un  jour,  en  une  heure? 


Sfl  ,  LA   STLPHIDE. 

Lorsque  la  pendule  du  salon  marqua  dix  heures  moins  un  quarl,  Léon  de  Malle- 
ville  remonta  à  sa  chambre  pour  rendre  la  liberté  à  son  prisonnier.  —  Il  commença 
d'abord  par  allumer  une  bougie  ,  car  celui-ci  était  resté  dans  la  plus  profonde  obscu- 
rité sans  seulement  s'en  apercevoir;  ce  qui  était  mauvais  signe. — Rodolphe  avait 
évidemment  été  assis  toute  le  soirée  à  la  même  place,  plongé  dans  ses  pensées  et  ses 
douleurs.  Léon  secoua  la  tète,  et  alla  à  lui. 

—  Eh  bien!  mon  garçon,  lui  dit-il,  cela  va-t-il  mieux?  Voilà  le  moment  décisif  qui 
approche,  j'espère  que  tu  t'es  fait  un  cœur  de  glace,  une  ame  acérée  ;  avec  ces  deux 
qualités,  je  le  réponds  que  nous  irons  fort  loin. 

—  Ecoute ,  Léon ,  dit  Rodolphe,  j'ai  bien  réfléchi ,  j'ai  bien  pensé  ;  mais  je  crois  que 
nous  avons  tort. 

—  Alors  tu  aurais  mieux  fait  de  ne  pas  réfléchir  et  de  ne  pas  penser  du  tout. 

—  On  a  toujours  tort  en  face  d'une  femme. 

—  C'est-à-dire  qu'elles  ont  toujours  raison  selon  toi  ;  et  c'est  ce  qu'il  ne  faut  pas. 

—  Mais  que  lui  dirais-je  qui  ne  rende  pas  ma  position  plus  ridicule,  plus  douloureuse 
encore? 

—  Ah  !  cela,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  nous  le  saurons  tout  à  l'heure.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  important,  c'est  que  nous  apprenions  ce  que  lady  Alicia  a  de  si  mystérieux  à  ra- 
conter à  la  comtesse  de  Sauleure. 

—  Fais  de  moi  ce  que  tu  voudras,  dit  Rodolphe  en  allant  s'appuyer  à  la  cheminée. 

Au  même  moment  dix  heures  sonnèrent.  Tous  deux  écoutèrent  attentivement  ré- 
sonner les  dix  coups  dans  le  silence  de  la  nuit.  —  Léon  tira  sa  montre  et  la  posa  sur  la 
cheminée. 

—  Les  dix  minutes  de  grâce  que  la  politesse  exige,  mesdames,  dit-il  à  demi-voix  ; 
puis  après  en  route. 

Ces  dix  minutes  se  passèrent  dans  le  plus  morne  silence.  Rodolphe  était  abattu,  Léon 
réfléchissait;  pour  l'un  c'était  une  affaire  de  cœur,  pour  l'autre  une  affaire  d'esprit  et 
d'amour-propre,  pour  tous  deux  choses  sérieuses  ou  du  moins  très  importantes,  selon  les 
différens  caractères  des  deux  personnages.  —  Puis  Léon  prit  un  bougeoir,  la  clé  que 
lui  avait  remise  son  domestique,  et  faisant  signe  à  Rodolphe  de  le  suivre,  tous  deux 
descendirent  à  pas  de  loup  l'escalier  qui  conduisait  au  corridor  du  premier  où  se 
trouvait  l'appartement  de  la  comtesse  de  Sauleure. 

Baron  de  bazancoup.t. 

(  La  fin  à  la  livraison  prochaine.  ) 


LA    S\  l.l'llllll.. 


j 


CHROMOHE  DU  GR.UD  MOME. 

llezoù  vous  voudrez  :  àSaint-PétersbourgouàNaples,  àCons- 
lautinople  ou  à  Madrid  ;  partout  vous  trouverez ,  pendant 
l'hiver,  des  bals  où  l'on  étouffe,  où  l'on  entre  avec  joie  et  d'où 
l'on  sort  avec  ravissement,  car  rien  ne  fatigue  aussi  vite  qu'un 
bal  de  cinq  cents  personnes  ;  et  pourtant  il  y  a  une  classe 
d'individus  qui  ne  vit  heureuse  que  de  l'idée  d'aller  à  tous 
les  bals;  l'uniformité  des  plaisirs  a  donc  aussi  sa  poésie?  Pour 
les  femmes  qui  dansent,  un  bal  est  toujours  un  moyen  de  faire 
de  nouvelles  conquêtes  sur  l'admiration  des  spectateurs; 
pour  les  personnes  qui  ne  dansent  pas,  c'est  un  beau  spectacle  ; 
on  se  rencontre  avec  plaisir,  on  aime  à  regarder  les  jolies  tigu- 
,  res,  les  toilettes  recherchées,  on  devine  le  besoin  de  briller 
chez  les  uns,  le  désir  de  plaire  chez  les  autres,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  philosophes 
que  n'intéresse  ce  contraste  des  plaisirs  futiles  avec  les  choses  sérieuses  de  la  vie.  A 
Paris  donc,  plus  que  partout  ailleurs,  un  bal  est  une  véritable  affaire.  Demandez  à  une 
jeune  personne  quel  succès  elle  préfère,  entre  être  admirée  dans  un  cercle  graveoù  l'on 
cause,  dans  un  concert  où  l'on  chante,  ou  dans  un  salon  où  l'on  danse?  Elle  sera  tou- 
jours pour  le  dernier  triomphe  ;  que  voulez-vous  ?  Plaire  est  plus  qu'être  admirée 
pour  cette  jeunesse  qui  se  sait  toute  puissante  de  beauté  et  de  grâces. 

Trois  bals,  dont  deux  étaient  magnifiques  et  le  troisième  fort  gai,  ont  été  donnés  à 
la  haute  société  parisienne.  Le  8  janvier,  l'hôtel  de  l'ambassade  d'Angleterre  était  res-  - 
plendissant  de  lumières;  un  monde  paré  remplissait  les  salons  de  ce  bel  hôtel  où  jadis 
se  réunissaient  les  sommités  galantes  de  l'Empire,  pour  offrir  leurs  hommages  à  la  sœur 
de  celui  qui  dominait  le  continent.  Dans  le  long  corridor  qui  conduit  aux  différens  ap- 
partemens,  on  voyait  briller  une  foule  de  jolies  tètes,  ornées  de  guirlandes  de  roses  qui 
paraissaient  cueillies  dans  ce  même  lieu,  tout  parfumé  de  fleurs  et  d'arbustes 
comme  au  milieu  de  l'été;  ces  parures  flottantes,  ces  jolis  visages  encadrés  dans  des 


LA    ■-'.!    l 'llllil 


diadèmes  de  diamans  produisaient  un  effet  magique.  Eu  contemplant  cette  joie  géné- 
rale, on  se  demandait  comment  Méhémet-Ali  avait  pu  troubler,  un  instant,  le  bonheur 
qu'éprouvent  la  France  et  l'Angleterre  à  se  donner  la  main  et  à  former  ensemble  des 
quadrilles.  Le  salon  du  souper,  qui  faisait  contraste  à  celui  où  régnaient  la  musique  et 
la  danse,  ressemblait  à  un  de  ces  jardins  de  la  côte  de  Gènes,  remplis  d'orangers  et  de 
camélias  ;  on  admirait,  à  l'hôtel  de  l'ambassade  anglaise,  le  luxe  et  les  richesses  du 
nord,  les  fleurs  et  les  parfums  du  midi,  les  beautés  de  tous  les  pays,  et  par  dessus  tout 
la  gracieuse  affabilité  du  noble  lord  Gran ville  et  de  sa  famille. 

Le  lendemain,  la  comtesse  Le  Hon  recevait  dans  son  joli  hôtel,  enrichi  des  étoffes 
de  Perse  et  des  meubles  les  plus  élégans  et  les  plus  recherchés  ;  les  salons  de  Mme  la  com- 
tesse Le  Hon  plaisent  surtout  aux  jeunes  personnes  qui,  dans  des  espaces  plus  restreints, 
trouvent  facilement  à  se  faire  valoir  et  à  charmer  davantage.  Le  bal  de  la  comtesse  Le  Hon 
avait  emprunté  toutes  les  grâces  de  celle  qui  le  présidait.  La  plupart  de  ces  jeunes  filles, 
moins  parées  que  la  veille  à  l'ambassade  d'Angleterre,  brillaient  d'un  plus  vif  éclat. 
Boileau  a  bien  eu  raison  de  dire  : 

Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable. 
A  peine  avait-on  eu  le  temps  de  se  reposer  le  dimanche,  que  le  lundi  au  soir  il  fallait 
se  faire  conduire  à  l'hôtel  de  la  rue  Grenelle  !  Que  fera-t-on  à  l'ambassade  d'Autriche  ? 
On  dansera  encore,  on  dansera  toujours.  Toutes  les  notabilités  et  tous  les  caractères 
sont  là  pèle-mèle  :  les  jeunes  personnes  et  leurs  mères ,  les  hommes  sérieux  et  les 
hommes  politiques;  les  financiers  qui  se  donnent  de  l'importance  et  les  vieux  militaires 
qui  attendent;  les  gens  de  lettres  qui  cherchent  du  nouveau,  et  les  gens  désœuvrés  qui 
ne  cherchent  rien.  Le  bal  de  l'ambassade  d'Autriche  a  été  d'une  élégance  parfaite ,  les 
toilettes  étaient  d'une  recherche  et  d'une  fraîcheur  ravissantes.  Soit  que  les  salons 
fraîchement  dorés  reflétassent  d'une  manière  plus  étincelante  les  lumières  qui  se  mul- 
tipliaient à  l'infini,  soit  que  ce  soir-là  on  fut  plus  disposé  à  s'amuser,  soit  que  celte  jeu- 
nesse heureuse,  qui  fait  si  bien  les  honneurs  des  fêtes,  fût  plus  belle  encore  que  d'habi- 
tude, le  bal  de  Mmela  comtesse  d'Appony,  qui  restera  comme  une  des  plus  magnifiques 
fêtes  de  la  saison,  fit  presque  oublier  les  pompes  de  l'ambassade  anglaise  et  les  féeries 
de  la  légation  belge.  On  a  dansé  jusqu'à  cinq  heures  du  matin.  La  belle  fille  de  la  com- 
tesse d'Appony  attirait  tous  les  regards.  Au  souper  magnifique,  servi  dans  les  apparte- 
nions du  premier,  il  n'y  avait  pas  un  couvert  vacant. 

Maintenant  n'allez  pas  me  demander  les  noms  des  femmes  les  plus  jolies ,  les  plus 
belles,  les  plus  élégantes  qu'on  rencontrait  chez  lady  Granville  ,  chez  Mme  la  comtesse 
d'Appony  et  chez  Mme  la  comtesse  Le  Hon.  Le  nombre  en  était  tel  qu'il  serait  fort  embar- 
rassant d'en  faire  l'énumération;  je  puis  vous  dire  seulement  qu'on  y  remarquait  l'ab- 
sence de  la  jolie  comtesse  Marescalchi,  de  la  duchesse  de  Vallombrosa  et  de  la  duchesse 
de  Valençay;  beautés  en  grand  renom  dans  la  haute  société.  La  duchesse  de  Dino  vient 
de  faire  son  apparition,  à  la  grande  joie  de  tous  ses  admirateurs;  Paris  compte  encore  une 
hôte  charmante  de  plus  dans  la  personne  de  l'ambassadrice  de  Naples  ;  lady  Francis 
Goudon  plait  beaucoup,  ainsi  que  la  comtesse  Bhorg,  dame  russe.  Lady  Henriette  Dorset 
est  toujours  très  belle  ,  autant  que  Mme  de  Dassonville,  et  la  marquise  de  Salvo, 
dont  nous  avons  souvent  parlé  l'année  dernière,  occupe  dans  tous  les  salons  une  place 
modeste,  mais  ne  danse  jamais.  La  jeune  comtesse  d'Appony  est  remarquablement 
distinguée,  et  sa  toilette  est  toujours  d'une  élégance  parfaite.  Mmc  Gieler,  Mme  de 
l'Aigle,  la  duchesse  de  Plaisance  ,  la  princesse  de  Beaufremont ,  la  comtesse  Pozzo  di 
Borgo,  sont  toujours  des  modèles  d'amabilité  et  de  perfection.  Mais  les  Anglaises  et 
les  Busses,  comment  les  nommer  ?  Il  faudrait  une  liste  à  part  pour  ces  notabilités  de  la 
beauté  aristocratique.  Je  vous  dirai  pourtant  que  M1I|S  de  Flahaut ,  d'Appony,  Jenny 
Thorn,  Bekendorff,  la  jeune  princesse  de  Shwarzemberg,  M11»  de  Castellane,  Mllc  Gal- 
loway,  Mss  Smith,  Mlles  de  Girardin,  deNoailles,  de  Brignole,  de  Saint-Aulaire  ,  et  bien 
d'autres,  répandent  plus  que  jamais  dans  le  grand  monde  le  parfum  de  leurs  grâces  et 
de  leur  beauté  !  Comte  alfred  dis  r*****. 


.A    SYI.PIimi.. 


THEATRES.— CONCERTS. 


ONSOLONS-KOUS  de  la  politique  et  des  livres  nouveaux 
avec  le  théâtre.  —  M»---  Heinefetter  poursuit  ses  dé- 
buts à  l'Opéra,  en  s'efforçant  de  justifier  par  de  nou- 
\  veaux  succès  les  espérances  que  l'on  fonde  sur  son 
I  jeune  talent  :  chaque  soir  met  en  relief  ses  qualités  et 
i  amoindrit  ses  défauts;  mercredi  dernier,  au  reste, 
elle  a  été  parfaitement  secondée  par  Marié,  qui  n'avait 
jamais  aussi  bien  chanté,  peut-être  ,  et  par  Demis 
qui  a  fait  sa  rentrée  dans  le  rôle  du  cardinal ,  au 
s  bruit  d'applaudissemens  nombreux.  —  L'anniver- 
\  saire  de  la  naissance  de  Molière  porte  bonheur  à  la 
^Comédie-Française  :  elle  a  retrouvé  Monrose,  qu'elle 
J  croyait  perdu  ;  M"«  Mars  n'attend  plus  que  le  dernier 
jour  de  sa  convalescence  pour  rentrer,  et,  peut-être,  pour  prendre  un  rôle  dans  le  Ri 
chelieu  promis  de  M.  Hugo.  Le  père  de  M««  Rachel  ne  demande  plus  que  cent  mille 
francs  par  an  pour  sa  fille  ! 

A  propos  de  ce  qui  vient  de  se  passer  à  la  Renaissance,  pour  le  drame  de  M    Léon 
Gozhu,,  on  nous  permettra  de  dire  que  nous  n'avons  jamais  cru  que  la  censure  arrêtât 
es  pièces  dans  le  but  d'entendre  récriminer  contre  elle;  nous  admettrions    mêm- 
es motifs  fournis  par  le  Monteur  à  l'appui  du  veto  ministériel  qu.  empêche  la  représen- 
totnnde  II  etatt  me  fois  un  roi  et  un,  reine,  s,  dans  ce  moment  même  la  France  n'était 
objet  des  stupides  jovalités  du  théâtre  anglais.  Nous  ne  concevons  pas,  en  vente  une 
la  France,  outragée  à  Londres  par  de  grossiers  saltimbanques,  puisse  condescendre  à 
être  généreuse  et  courtoise  aussi  bien  envers  ceux  qu,  l'insultent,  qu'envers  ceux  qui  la 
laissent  insulter.  _  La  pièce  nouvelle  du  Vaudeville,  le  Tailleur  de  la  Cite    justifie  en 
tous  points  la  devise  de  l'administration,  du  directeur  et  du  public  :  neuxhabiis'  vieux 
galons!—  L'Abbé  galant,  au  Gymnase,  est  une  jolie  pièce  de  MM.  Clairville  et  Lau 
rencin  qu.  aura  beaucoup  de  succès.  Le  Gymnase  en  a  besoin,  car  pour  lui,  une  foi,  n'est 
pas  coutume   -M»*  Bois^Gontier,  la  grisette  en  s.  haute  réputation  au  boulevart  a  dé- 
bute sur  le  théâtre  des  Variétés,  dans  une  petite  pièce  d'assez  peu  d'importance  oui  a 
pour  titre  l'Hospitalité.  Nous  attendrons,  pour  juger  cette  dame,  un  ouvrage  et  un  dé- 


84  l-A   SYLPHIDE. 

but  plus  complets.  —  Le  Cirque-Olympique  est  plein  maintenant  tous  les  soirs  depuis 
[a  première  représentation  de  sa  grande  pièce  nationale,  le  Dernier  f'œu  de  V Empereur; 
le  départ  de  Sainte-Hélène,  le  voyage  du  Havre  à  Paris,  les  pompes  des  funérailles,  jus- 
qu'à la  chapelle  ardente  des  Invalides  ont  été  réproduits  avec  une  fidélité  magnifique 
par  MM.  Philastre  et  Cambon. 

Un  jeune  violoniste,  M.  Henri  Vieuxtemps  de  Verviers,  que  nous  avions  déjà  entendu, 
il  y  a  quelques  années  en  Belgique,  a  joué  un  concerto  de  sa  composition  au  Concert  du 
Conservatoire  de  dimanche  dernier;  et  à  ce  sujet  M.  Louis  Viardot  a  publié  dans  le 
Siècle  un  article  d'une  exagération  incroyable. 

En  fait  de  métaphore  en  voici  une  qui  peut  servir  de  modèle  :  —  «  On  pouvait 
»  croire  qu'après  Viotti,  Kreutzer,  Rodde,  Paganini  avait  dit  le  dernier  mot  du  violon. 
»  Eh  !  bien,  je  suis  convaincu,  pour  mou  compte,  que  déjà  à  vingt-un  ans,  Henri  Vieux- 
»  temps  le  surpasse.  »  —  Voilà  donc  Paganini  surpassé;  il  est  vrai  que  c'est  au 
compte  de  M.  Louis  Viardot,  et  que  dans  un  cas  pareil,  les  mauvais  comptes  font  les 
bons  amis.  Toutefois  M.  Louis  Viardot  ajoute  :  —  a  Entendons-nous  sur  ce  point.  »  Vous 
imaginez  que  c'est  pour  apporter  des  restrictions  à  l'éloge.  Lisez  :  —  o  Je  lui  crois 
»  un  talent  plus  réel  (  que  celui  de  Paganini,  toujours  ),  plus  vrai ,  d'un  effet  plus 
»  solide  et  plus  durable.  Vieux  temps  n'a  pas  la  figure  d'un  spectre  et  ne  s'est  pas  fait 
»  précéder  d'une  biographie  fantastique.  (Comment  M.  Viardot  trouve-t-il  la  sienne?) 
»  C'est  un  jeune  homme  simple  et  modeste,  qui  se  présente  au  public  en  essuyant 
»  sa  main  avec  son  mouchoir,  et  en  frottant  son  archet  de  colophane.  Vieux  temps 
»  n'exécute  pas  avec  des  grimaces  et  des  contorsions,  certains  tours  de  force  étonnans 
»  sans  doute,  mais  qui  tombaient  souvent  dans  l'enfantillage  et  jusque  dans  la  pas- 
»  quinade  quelquefois.  »  —  M.  Louis  Viardot  était  probablement  plongé  dans  le  dé- 
lire lorsqu'il  a  écrit  ces  lignes  fantastiques  où  la  pensée  est  au  niveau  du  style,  ou  bien 
il  faut  chercher  dans  les  saintes  affections  de  la  famille  l'extravagance  de  son  enthou- 
siame.  Vieuxtemps  est  l'élève  de  Bériot,  tout  l'encens  qu'on  lui  brûle  remonte  natu- 
rellement jusqu'au  maître  ;  de  plus  M.  Viardot  a  épousé  M"c  Pauline  Garcia  parente, 
par  alliance  ,  de  M.  de  Bériot.  On  ne  se  brise  pas  plus  maladroitement  l'encensoir  au 
milieu  du  visage. 

il.  Vieuxtemps,  il  faut  le  dire,  brille  par  toutes  les  qualités  de  son  mailre  :  un  fini  d'exé- 
cution rare,  une  grande  pureté,  mais  une  froideur  non  moins  grande  ;  il  étonne  quel- 
quefois, il  n'émeut  jamais,  c'est  en  tout  point  le  style  et  les  traditions  du  Conservatoire. 
Selon  nous,  le  talent  d'exécution  de  Vieuxtemps  n'est  en  rien  comparable  à  son  mérite 
comme  compositeur.  Son  concerto  est  admirable  à  ce  point  que  les  plus  grands 
maîtres  n'ont  peut-être  pas  mieux  fait,  et  que  nous  avons  entendu  dire  à  des  artistes 
supérieurs  dont  nous  aimons  le  caractère  et  la  conscience,  que  s'ils  étaient  capables 
d'écrire  de  pareille  musique,  ils  renonceraient  à  leur  instrument. 

Il  y  a  trois  ans  environ,  Vieuxtemps  joua  devant  n6us,  en  Belgique,  un  air  varié  de  sa 
composition;  l'exécution  était  déjà  remarquable,  mais  l'air  ressemblait  à  tous  les  airs 
variés  connus.  Depuis,  M.  Henri  Vieuxtemps  a  parcouru  l'Allemagne  et  la  Russie  ;  il  en 
est  revenu  avec  des  chefs-d'œuvre  ;  cette  transformation  si  rapide  et  si  merveilleuse 
est  pour  nous  un  mystère. 

Mercredi  dernier  Théodore  Ilauman  s'est  fait  entendre  dans  la  salle  Vivienne  ;  ce 
jeune  et  célèbre  violoniste,  qui  possède  si  bien  le  talent  d'impressionner  et  d'émouvoir, 
a  été,  comme  toujours^  admirable.  Sa  fantaisie  sur  la  Fiancée,  qu'il  jouait  pour  la  pre- 
mière fois,  a  été  pour  lui  l'occasion  d'un  éclatant  triomphe,  que  la  fantaisie  surVElisir 
d'Amore,  et  celle  sur  la  Lucie,  où  Théodore  Ilauman  se  montre  tour  à  tour  si  entraî- 
nant et  si  mélancolique,  ont  confirmé  à  deux  reprises.  g.  guëxot-lecointe. 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


DIRECTION     1    CITE     DES     ITALIENS. 


I  \  51  [  l-llll.l 


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•  -  v 


1    Madame 


23  janvier. 


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aris,  qui  semblait  enseveli  sous  une  espèce  de 
i,\T\"^  vaPeur*  agite  aujourd'hui  ses  membres  engourdis  , 
et  de  toutes  parts  on  entend  l'appel  au  plaisir. 
Voilà  ,  madame  ,  le  moment  des  regrets  pour  vous  ;  aussi  vais-je 
mettre  plus  d'empressement  que  jamais  à  vous  tenir  au  courant 
des  phases  que  parcourt  la  mode ,  afin  que  vous  assistiez ,  sinon  en 
personne,  du  moins  en  esprit,  à  ces  joies  brillantes  dont  le  sort 
vous  tient  éloignée.  Vous  savez  depuis  long-temps  que  tous  les  bul- 
jtins  que  vous  porte  la  Sylphide  sont  puisés  aux  sources  les  plus 
pures:  point  n'est  donc  besoin  de  vous  énumérer  les  qualités  de  tous 
les  artistiques  fournisseurs  qui  veulent  bien  m'admettre  dans  le  sanctus  sancto- 
fim  où  sont  renfermées  leurs  richesses;  j'aime  mieux. aujourd'hui  détailler  et 
généraliser  un  peu  ce  qui  se  porte,  en  vous  indiquant  simplement  le  nom  du  bon 
faiseur  auquel  je  dois  mes  modèles. 

Je  commencerai  ma  revue  par  les  beaux  salons  de  .Maurice-Beauvais  ,  qui  offre 
à  cette  époque  une  série  de  coiffures  plus  remarquables  les  unes  que  les  autres. 
D'abord  pour  promenade  :  les  chapeaux  de  velours,  violet,  grenat,  vert-éme- 
raude  ou  noir,  ornés  d'une  touffe  de  plumes  dites  oreille  de  caniche;  ce  nom  vous 
indique  assez  le  genre  de  ces  plumes.  —  Pour  les  promenades  en  voiture  :  cha- 
peaux de  velours  épingle,  blanc  ,  rose  ,  bleu,  paille,  ornés  de  plumes  frimatées 
ou  d'un  oiseau  teint.  Pour  les  spectacles  et  les  grands  dîners ,  toujours  le  cha- 
peau résille  ,  cette  charmante  création  de  Maurice-Beauvais ,  soit  blanc  ,  bleu , 
paille  ou  rose,  orné  d'un  saule  marabout  assorti  à  la  nuance  du  chapeau.  Pour 
les  grandes  soirées  et  les  représentations  de  l'Opéra  et  des  Italiens  ,  les  coiffures 
suivantes  :  petits  bords  de  velours  violet ,  vert-émeraude,  groseilles  ou  noir,  orné 
d'écharpes  de  résille  d'or  et  d'argent,  bleu  et  or,  violet  et  argent,  ou  des  lacets 


I.  A    SI  LPHIDE. 


et  glands  d'or.  Sôus  la  passe,  une  touffe  de  trois  petites  tètes  de  plumes.  —Turban 
asiatique,  assyrien  ,  macédonien,  très  dégagés  du  front  et  ornés  de  perles  et  de 
bandelettes  d'or  à  jours. 

Turbans  de  tarlatane,  bordé  de  chefs  de  résille  d'or,  avec  glands  bysantins. 
—  Bonnets  à  la  financière  ,  à  la  Marion-Delorme  ,  à  la  Sévigné  ,  à  la  Pompa- 
dour.  —  Petits  bonnets  à  la  Bernoise  ,  à  l'Alsacienne  ,  à  la  Normande  ,  ornés  de 
bruyères  et  de  roses  panachées.  —  Coiffures  de  cour,  en  velours  violet,  gro- 
seille ,  vert  ou  ponceau,  encadrés  de  rubans  d'or ,  avec  fond  résille  d'or.  —  Une 
Concini  eu  velours  pensée,  ornée  de  feuillage  et  fleurs  d'or.  —  Une  Margtierite 
île  Provence  en  velours  noir,  avec  fond  quadrille  d'or.  —  Une  Cléopâtrc  en  blonde- 
dentelle  d'argent,  ornée  de  quatre  barbes.  —  Une  Didon  en  blonde,  enrichie  de 
touffes  de  fleurs  bleues  et  feuillage  d'argent,  fleurs  de  Batton.  —  Une  Beauhar- 
nais,  ravissante  coiffure  impériale,  avec  guirlande  de  roses  de  Batton. — En  voyant 
toutes  ces  créations  de  Maurice-Beauvais,  dont  les  noms  ne  sont  pas  pris  au 
hasard,  mais  sont  le  fruit  de  recherches  historiques  ,  je  déplorais  la  négligence 
et  le  laisser-aller  de  la  plus  grande  partie  des  femmes  pour  ce  qui  concerne  leurs 
coiffures.  On  compte  les  grandes  réunions,  et  le  nombre  est  fort  minime  de  celles 
où  les  femmes  songent  vraiment  à  mettre  de  l'ensemble  et  du  style  dans  leur 
toilette.  C'est  un  tort  ;  les  femmes  empruntent  beaucoup  à  ce  qui  ressemble  à  un 
costume  de  caractère;  aujourd'hui,  la  coupe  des  robes  prêtant  à  ce  genre  de 
toilette ,  on  devrait  en  profiter  pour  adopter  ces  parures  complètes  dont  l'har- 
monie a  donné  tant  de  renom  au  luxe  des  anciennes  toilettes  de  cour.  La  mode 
et  l'art  y  gagneraient  infiniment,  et  on  aurait  bien  moins  de  misère  à  déplorer 
parmi  les  ouvriers  de  Lyon  et  de  Paris.  C'est  à  la  cour  et  aux  grands  du  jour  à 
donner  l'élan  du  luxe  et  de  la  recherche  ;  leur  exemple  serait  bientôt  suivi  !  Mais 
où  vais-je  me  fourrer  ,  madame?  Me  voilà  bien  loin  du  sujet  de  ma  lettre.  Be- 
venons-y,  car  ma  digression,  toute  philantropique  soit-elle,  me  paraît  hors  de 
saison.  Après  avoir  parlé  des  coiffures,  parlons  un  peu  des  étoffes.  Sans  efforts 
de  recherches,  le  nom  de  Gagelin-Opigez  se  trouve  naturellement  sous  ma  plume, 
comme  l'une  de  nos  premières  célébrités  en  ce  genre.  Bien  de  plus  beau  que  les 
velours  et  satins  royaux,  pour  faire  les  robes  ouvertes  si  en  vogue  aujourd'hui  ; 
puis  ,  pour  robes  de  bals,  si  vous  voyez  quelle  multiplicité  de  crêpes,  de  gazes 
brillantes,  argentées,  bFodées  d'or  ,  si  jolies  en  tuniques  avec  des  garnitures  de 
franges  de  cheville,  de  plumes  ,  ou  de  légères  guirlandes  de  fleurs!  Les  riches 
cachemires  de  Gagelin  ,  pour  robes  ou  châles  ,  sont  on  ne  peut  plus  recherchés  ; 
il  en  est  de  même  de  ses  dentelles  et  de  toutes  les  nouveautés  de  ses  magasins 
dont  l'aristocratique  réputation  est  faite  depuis  long-temps. 

Je  m'aperçois  que  je  n'ai  point  procédé  par  ordre,  et  que  j'ai  quitté  le  chapitre 
des  coiffures  avant  qu'il  en  fût  temps;  je  devais  encore  vous  parler  de  Lcmonnier- 
Pelvey,  élégant  modiste,  qui  a  grand'peine  dans  ce  moment  à  suffire  aux  deman- 
des de  coiffures  de  soirées  qui  lui  sont  faites.  Outre  le  velours,  Lemonnier  emploie, 
avec  un  goût  exquis,  dans  ses  coiffures  et  ses  turbans,  les  étoffes  transparentes,  si 
gracieuses,  mélangées  aux  plumes  et  aux  ornemens  d'or  et  d'argent  ;  rien  n'est 
plus  joli  que  ces'petits  bonnets  de  spectacle  entremêlés  de  blonde,  de  dentelles  etde 
Heurs,  et  qui  ontun  cachetde  distinction  incontestable.  M»"-Leclèresait  donner  un 
ton  coquet  et  séduisant  à  toutes  ses  modes  :  au  milieu  de  fort  élégantes  coiffures, 
j'ai  particulièrement  remarqué  un  turban  gaze  en  or  avec  franges  d'or  mélangées 


I-  \    SYLPHIDE. 


de  petits  marabouts  ombrés  et  qui  devait  coilTer  à  ravir.  Mais  ce  n'est  pas  chez 
les  mod.stes  seulement  que  Ion  doit  chercher  de  gracieuses  coiffures  :   il  en  est 
pour  la  jeunesse  que  rien  no  pourra  jamais  détrôner,  ce  sont  les  fleurs  simples 
ornemens  pleinsde  fraîcheur,  comme  les  visages  quelles  entourent  ;  aussi  Cons- 
tantin  a-t-il  une  variété  ingénieuse  de  roses  aux  feuillages  de  velours,  de  bruyè- 
res de  camélias  et  de  toutes  les  fleurs  dont  l'effet  est  si  prestigieux  dans  de  blon- 
des boucles  ou  sur  des  bandeaux  d'un  noir  de  jais.  Pour  les  ornemens  des  robes 
Constantin  a  des  dispositions  de  branches  de  bouquets  d'une  élégance  parfaite   et 
qui ,  peuvent  satisfaire  les  exigences  du  moment,  car  cet  hiver  on  porte  beaucoup 
de  fleurs,  mélangées  à  des  épis  de  diamans  ou  de  pierres  de  couleur.-Chapnm  a 
toujours  le  monopole  des  mouchoirs  pour  tous  les  genres  de  toilettes  •  soit  que  le 
matin  on  veuille  la  simple  et  délicate  vignette  ;  soit  que  le  soir  on  désire  ajouter 
au  luxe  de  sa  parure  un  mouchoir  de  1 ,500  fr„  sur  lequel,  entre  les  quatre  ran- 
gées des  plus  belles  dentelles,  brille  le  blason  dune  antique  maison 

Il  ne  faut  point  penser  qu'à  soi  en  ce  monde,  madame,  aussi  vais-je  vous  dire 
un  mot  des  modes  masculines,  auxquelles  la  saison  des  bals  redonne  de  l'existence 
La  gravure  que  vous  envoie  aujourd'hui  la  Sylphide  vous  montrera  un  modèle 
pris  dans  les  ateliers  de  Roolf,  tailleur  à  la  mode,  dont  j'ai  déjà  eu  occasion  de 
vous  parler.  Vous  y  verrez  un  charmant  manteau  pour  sortie  de  bal    qui  a  été 
expédie  dans  un  château  par  la  maison  de  commission  Giroud-de-Gand  et  Comp 
Roolf  fait  aussi  des  gilets  de  bal  qui  sont  charmans,  et  cet  objet  de  toilette  est  à 
considérer,  aujourd'hui  que  c'est  presque  le  seul  accessoire  du  costume  masculin 
auquel  on  puisse  imprimer  du  luxe.  Les  pardessus  les  plus  élégans  se  doublent  en 
fourrures.   Les  habits  noirs  sont  les  seuls  adoptés  pour  les  bals  et  les  grandes 
réun.ons;  pour  visites  et  petites  soirées,  les  habits  bronze,  vert  foncé  gros  bleu 
se  portent  avec  des  boutons  ciselés  ;  les  formes  de  ces  habits  de  fantaisie  ou  celles 
des  habits  noirs  parés  sont  les  mêmes  ;  les  basques  fort  larges  et  peu  découpées 
sur  les  hanches.  Les  redingotes  demi-habillées  ont  deux  rangs  de  boutons  et  la 
jupe  légèrement  froncée.  Les  gilets  de  piqué,  de  velours  noir,  de  satin  ont  des 
boutons  d  or  ciselés  en  couleur;  quelques  élégans  portent  sur  les  gilets  de  velours 
ou  salin  blanc  des  boutons  en  corail ,  c'est  d'un  effet  riche  et  distingué.  On  voit 
un  petit  nombre  de  jabots  en  dentelle,  mais  ceux  en  très  Gne  batiste  sont  encore 
plus  usités.  B.jet  est,  comme  chapelier,  choisi  par  toute  la  fashion  parisienne  • 
cela  se  comprend ,  puisque  Bijet  a  su  donner  à  la  coiffure  masculine  toute  là 
grâce  qu  elle  est  susceptible  de  recevoir  ;  les  chapeaux  de  Bijet  et  ses  claques  de 
bai  sont  certainement  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  ce  genre.  Nous  voilà  à  l'époque 
des  bals  costumés  particuliers,  et  de  ceux  de  l'Opéra  ,  où  depuis  quelques  an- 
nées on  voit  autant  de  travestissemens  que  de  dominos  ;  nul  doute  que  c'est  à 
cette  mode  que  l'on  doit  la  plus  grande  variété  des  costumes  confectionnés  par 
Bab.n,  qui,  pour  cette  spécialité,  a,  sans  contredit ,  la  première  maison  de  Pa- 
ns. Vous  comprendrez  facilement  que,  sous  les  costumes  marquises,  duchesses  de 
1  ancien  régime,  les  sous-jupes  bouffantes  d'Oudinot  aient  une  vogue  extrême- 
elles  remplacent  les  paniers  et  donnent  infiniment  plus  de  grâce  à  la  tournure   Ce 
même  soutien,  cette  même  bonne  grâce  se  retrouvent  aussi  dans  les  sous-jupes 
uelannoy,  qu.,  pour  satisfaire  plus  facilement  aux  nombreuses  demandes  qui  lui 
sont  laites,  est  venu  s'établir  rue  Laffitte,  1. 

Après  les  plaisirs,  la  raison,  madame;  on  n'est  pas  toujours  en  humeur  de 


SS  LA    SYLPHIDE. 

s'amuser  ;  le  chagrin ,  la  souffrance  peuvent  retenir  les  plus  jolies  danseuses,  les 
pieds  sur  les  chenets;  les  plus  élégantes  femmes  restent  souvent  enveloppées  de 
robes  de  chambre  dans  leur  vaste  fauteuil!  À  celles-là  il  faut  des  romans  nou- 
veaux ou  quelque  gracieux  travail  ;  pour  cette  dernière  distraction,  je  recom- 
mande, à  nos  belles  lectrices,  la  maison  du  Père  de  Famille  ;  Tachy,  qui  com- 
prend tous  les  désirs,  toutes  les  positions,  toutes  les  exigences,  leur  donnera 
à  faire  les  plus  jolis  ouvrages  ;  il  n'est  pas  de  travailleuse  qui  n'admire  avec  quel 
art  Tachy  entre  dans  toutes  les  minuties,  et  toujours  avec  élégance,  de  ce  qui 
est  nécessaire  pour  broderies,  tapisseries,  applications,  façons  de  bourses  et  tous 
ces  petits  riens  que  les  femmes  savent  si  bien  apprécier. 

La  forme  des  robes  ne  subit  aucuns  changemens  notables  ;  pour  bal,  les  man- 
ches courtes,  justes,  recouvertes  delà  petite  manche-voile,  sont  les  plus  jolies;  on 
les  relève  par  un  petit  chou,  une  fleur,  ou  une  agraffe  de  pierreries.  On  voit  des 
éebarpes  en  tulle  brodées  or  ou  argent,  dont  on  peut  composer  un  turban  ou  les 
jeter  sur  ses  épaules.  On  porte  beaucoup  de  robes  en  dentelles  noires,  sur  des 
dessous  de  couleur  ;  les  ornemens,  soit  en  fleurs,  soit  en  rubans,  doivent  être 
alors  de  la  nuance  du  transparent.  Les  coiffures  en  cheveux  n'ont  point  de  style 
arrêté  quant  à  l'arrangement  des  cheveux  de  devant  ;  par  derrière,  le  chignon 
doit  être  placé  fort  bas,  sans  exception.  Voici  quelques  modèles  dus  au  talent  de 
Paris,  et  dont  je  vous  garantis  la  distinction  :  les  cheveux  de  devant  frisés  à  l'an- 
glaise, ceux  de  derrière  arrangés  en  coques;  sur  le  front,  un  bandeau  de  pierre- 
ries.—  Une  autre  avec  des  berih.es  devant,  enroulées  de  perles  d'or,  derrière  le 
chou  natté,  assez  large,  et  tourné  avec  de  plus  grosses  perles  en  or.  Les  jeunes 
tilles  portent  plutôt  les  cheveux  en  bandeaux  que  frisés  ou  nattés.  Les  fleurs  sont 
habituellement  montées  en  guirlande  et  posées  sur  le  front  à  Vlphigcnie.  Une 
coiffure,  composée  de  bandeaux  bouffans,  dans  l'intérieur  d'un  des  bandeaux, 
une  branche  de  petites  roses  blanches  à  feuillages  de  velours,  qui  pend  jusqu'au 
bas  de  la  joue,  les  cheveux  de  derrière  noués  à  la  Vénus- Médias  et  traversés  par 
deux  épingles  en  diamans  ;  cette  coiffure  est  d'un  fort  joli  effet.  —  La  maison  de 
commission  Giroud-de-Gand  et  compagnie  continue  ses  succès  :  placée  sous  le 
patronage  de  la  Sylphide,  cette  maison  se  distingue  par  son  bon  goût,  et  elle 
adopte  toutes  les  spécialités.  Ainsi  en  lui  faisant  connaître  l'étendue  de  votre  voix, 
en  lui  disant  le  degré  de  force  que  vous  avez  atteint  sur  un  instrument  quelconque, 
elle  vous  enverra  le  morceau  de  musique  le  plus  susceptible  de  s'adapter  à  votre 
talent.  Située  au  centre  des  affaires,  rue  Laffitte,  la  maison  Giroud-de— Gand  est 
plus  à  même  que  toute  autre  de  remplir  le  but  qu'elle  s'est  imposée.  Faites  comme 
beaucoup  d'autres,  madame  essayez  de  cette  providence  des  provinces  et  de 
l'étranger. 

Voilà  une  lettre  bigarrée  comme  l'habit  d'Arlequin,  il  s'y  trouve  un  peu  de 
tout!  Du  reste,  la  comparaison  est  de  saison,  ne  sommes-nous  pas  en  plein  car- 
naval !  Baronne  marie  de  l'"***' 


Ij^' 


1.1     Ml    nui   !.. 


LE  JEU  D'UNE  COQUETTE  , 


laissons  un  instant  les  deux  jeunes  gens  se  glisser  furtive- 
ment dans  le  salon  qui  touche  à  la  chambre  à  coucher  de 
f,  la  comtesse  de  Sauleure  et  s'installer  derrière  la  porte  de 
,  communication, afin  de  tout  entendre.  Pour  nous,  qui  n'a- 
k|  vons  pas  besoin  de  prendre  les  mêmes  ménagemens,  péné- 
trons dans  l'appartement  de  la  comtesse  de  Sauleure. 

Quatre  jeunes  femmes  étaient  gravement  assises  dans  la 
[chambre  de  la  comtesse  ;  —  au  milieu  d'elles  était  celle-ci, 
^silencieuse  et  calme  ainsi  que  le  président  d'une  assemblée, 
qui  aurait  eu  à  décider  une  question  de  vie  ou  de  mort. — La  porte  s'ouvrit,  et  lady  Alicia 
parut  :  sa  démarche  était  aussi  sévèrement  maniérée  que  le  silence  et  l'immobilité  des 
autres:  elle  s'était  fait  un  visage  d'une  austérité  incroyable. 

—  Je  me  rends,  dit-elle,  aux  ordres  du  comité. 

Elle  alla  ensuite  se  placer  vis-à-vis  de  la  comtesse  de  Sauleure. —  Celle-ci  se  leva, 
conservant  sur  son  visage  un  caractère  inaltérable  de  gravité. 

—  Le  comité  vous  a  mandé,  lady  Alicia,  dit-elle,  pour  que  vous  ayez  à  lui  rendre 
un  compte  exact  de  la  haute  mission  qui  vous  a  été  confiée  et  pour  laquelle  vous  avez 
demandé  trois  jours  de  sursis.  Comme  présidente  de  l'assemblée,  je  vous  adresse  cette 
question  ;  levez  la  main  droite. 

Lady  Alicia  leva  la  main  ;  la  présidente  continua  : 

—  Vous  jurez  de  dire  la  vérité,  toute  la  vérité,  rien  que  la  vérité. 

—  Je  le  jure,  dit  Alicia  d'une  voix  ferme. 

—  Vous  avez  la  parole. 

Lady  Alicia  sembla  se  recueillir,  un  instant,  elle  inclina  la  tète  sur  sa  main,  puis  re- 
leva doucement  le  front  et  commença  ainsi  : 

—  o  Je  ne  cacherai  point  à  l'honorable  assemblée  que  je  m'étais  gravement  trompée 
au  premier  abord  sur  la  mission  que  j'avais  acceptée,  et  que  j'ai  rencontré  des  diffi- 
cultés et  des  entraves  auxquelles  j'étais  loin  de  m'attendre.  Ce  jeune  homme  avait  de 
la  tête,  du  bon  sens,  ce  qui  est  terrible,  et  de  la  méfiance  dans  le  caractère.  Aussi  mes 
premières  attaques  ont-elles  été  infructueuses,  j'ai  employé  toutes  les  premières  ma- 
nœuvres dont  on  se  sert  habituellement,  me  réservant  toutefois  les  moyens  extrêmes 


*  Voir  plus  haut  page  '(>. 


LA    SYLPIIIIIE. 


pour  les  cas  urgens.  —  J'ai  cru  un  inslant  (et  elle  laissa   tomber  sur  la  comtesse  de 
Sauleure  un  regard    froidement  dédaigneux)  que  je  déposerais  mes  armes  dans  des 
mains  plus  heureuses,  lorsque  la  victoire  s'est  déclarée  en  ma  faveur; — le  jeune  homme 
par  un  changement  subit  vint  de  lui-même,  et.... 
Lady  Alicia  s'arrêta. 

—  Il  me  semble,  dit-elle,  avoir  entendu  du  bruit. 
Rodolphe  avait  fait  un  mouvement  derrière  la  porte. 

—  Ce  n'est  rien,  dit  la  comtesse  de  Sauleure,  le  vent  sans  doute  qui  siffle  dans  la  che- 
minée ou  frappe  le  long  des  fenêtres. 

Après  un  instant  de  silence  lady  Alicia  reprit: 

—  Ce  jeune  homme  fut  d'une  complaisance  sans  égale,  et  presque  sans  me  laisser  le 
temps  de  le  lui  demander,  il  m'ouvrit  son  cœur.  C'était  bien  le  cœur  le  plus  candide, 
le  plus  naïf,  le  plus  tendre  qui  se  soit  jamais  rencontré. 

—  Pauvre  jeune  homme!  dit  une  voix  (celte  exclamation  fit  généralement  sourire). 

—  Je  vous  avoue,  continua  Alicia,  que  le  voyant  ainsi  près  de  moi,  si  à  découvert, 
j'eus  presque  honte  de  lire  sur  ce  livre  qu'il  venait  si  bénévolement  ouvrir  sur  mes 
genoux  ;  la  chose  devenait  trop  facile  ;  une  écolière  n'y  aurait  même  pas  fait  un  faux 
pas.  Vous  devez  comprendre  ce  qu'il  me  dit,  il  me  parla  de  son  amede  jeune  homme, 
toute  de  feu,  qui  n'avait  pas  encore  aimé  et  qui  venait  à  moi,  avec  foi,  avec  religion; 
je  l'ai  mis,  le  pauvre  garçon,  en  pleine  confiance  par  des  réponses  adroites  auxquelles 
il  pouvait  à  son  gré  donner  un  sens  positif;  —  il  était  vraiment  fort  amusant.  (Ici  Alicia 
s'arrêta  une  seconde  fois.)  — Je  vous  assure,  dit-elle,  que  j'ai  entendu  du  bruit. 

—  Le  vent  est  très  fort  ce  soir,  dit  une  de  ces  dames. 

—  C'est  le  remords  qui  torture  déjà  le  cœur  du  coupable,  ajouta  en  souriant  la  com- 
tesse de  Sauleure. 

—  Pourquoi  donc  des  remords?  reprit  lady  Alicia.  —  Quel  grand  mal  ai-je  donc  com- 
mis?—  Aucun,  et  même  je  vous  propose  de  vous  rendre  toutes  témoins  demain  d'une 
scène  qui  aura  son  côté  original  et  peut-être,  qui  sait,  intéressant.  —  Vers  deux  heures 
après  midi  rendez- vous  toutes  parditférens  chemins  sous  l'allée  des  Tilleuls  à  la  hau- 
teur du  troisième  banc.  —  Vous  y  verrez  ma...  notre  victime,  et  je  vous  la  livrerai  en- 
suite pieds  et  poings  liés  pour  en  faire  ce  que  bon  vous  semblera. —  Un  amoureux  de 
l'une  de  vous,  mesdames,  si  cela  vous  convient. 

—  Bravo  !...  bravo  !  dirent  toutes  les  voix,  cela  sera  charmant. 

—  Vous  voulez  nous  donner  la  fête  complète,  dit  la  comtesse  de  Sauleure  à  Alicia; 
c'est  d'un  goût  osquis  et  d'une  magnificence  de  grand  seigneur. 

—  Je  demande  qu'il  soit  voté  des  éloges  et  des  remercîmens  à  l'heureux  charge 
d'affaires. 

La  comtesse  de  Sauleure  n'était  pas  aussi  contente  qu'elle  en  avait  l'air  ;  mais 
enfin,  il  fallait  bien  se  résigner  et  faire  au  moins  bonne  contenance. 

—  Lady  Alicia,  dit-elle,  au  nom  du  comité  assemblé,  je  vous  vote  des  remercîmens 
et  des  éloges  pour  la  manière  brillante  dont  vous  vous  êtes  acquittée  de 

Mais  au  même  moment  un  bruit  soudain  se  fit  entendre  dans  la  chambre  voisine.  La 
porte  s'ouvrit  violemment,  et  Rodolphe  et  Léon  parurent  tous  deux  dans  la  chambre  se 
tenant  par  la  main. 

Toutes  les  femmes  poussèrent  à  la  fois  un  cri  aigu  et  perçant,  et  se  levèrent. 

—  N'ayez  aucune  crainte,  dit  Rodolphe  en  étendant  la  main;  vous  voyez  bien,  mes- 
dames, que  ce  ne  sont  pas  des  voleurs;  mais  il  faut  que  les  deux  parties  soient  entendues 
pourrendre  bonneet  saine  justice,  —  lady  Alicia  a  parlé  tout  à  l'heure,  c'est  à  mon  tour, 
maintenant  ;  et  me  voici. 

Il  y  avait  sur  son  visage  une  expression  étrange  de  calme,  et  un  sourire  presque  im- 
perceptible de  dédain  ou  de  mépris,  soulevait  légèrement  les  deux  coins  de  sa  bouche  ; 
mais  il  était  très  pâle, —  quanta  Léon,  il  paraissait  parfaitement  enchanté  de  la  tournure 


I    \    SYLPHIDE 


'1""  PJena"  '"  scune>  el  appuyé  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  il  s'était  croisé  les  bras 

pour  écouler  plusàson  aise.— Rodolphe  s'avança  a ilieu  de  la  chambre  et  s'arrêta 

seulement  lorsqu'il  fut  à  deux  pas  d'AliciS  qui  n'avail  pas  proféré  une  parole,  tant  elle 
avait  été  saisie  de  cette  soudaine  apparition. 

—  Vousnejouezpas  malcejeu-là,  madame,  <ln-il  en  s'inclinant  légèremenl  el  vous 
êtes  secondée,  il  faul  l'avouer,  par  d'excellentes  dispositions.  Mais  dans  toute  pa.nr  , 
il  y  a  deux  joueurs,  et  c'esi  grand  dommage;  on  gagne  moins  facilement...  \l.'  pardon' 
mesdames,  mais  je  ne  vous  tiens  pas  quitte  non  plus.  — comment? —vous  m'aviez  fait 
l'honneur  d'un  complot,  d'une  parti,  en  règle* .^  et  cela  sans  m'averlir,  c'est  un  peu 
tricher  au  jeu,  savez-VOUS? 

Il  se  retourna  en  souriant  vers  la.lv  Al.eia  : 

— Vous  vousètesbien  pressée,  madame,  de  crier  échecauRùi.— Il  n'est  pas  »w*eucore 

-Mais  il  va  supérieurement,  se  dit  Léon.  Mo,  qui  m'en  pique  je  n'aura,  pas 
mieux  dit.  ' 

Et  il  avait  grand'peine  a  s'empêcher  de  ne  pas  rire  aux  éclats,  en  voyant  la  mine 
décontenancée  de  l'assemblée  féminine,  surprise  cm  secret  el  en  séance  extraordinaire 
Rodolphe  continua  : 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  étrange ,  et  ,1e  bien  mauvaise  compagnie  de  venir  ainsi 
vous  disputer  le  terrain  pied  à  pied,  el  enlèvera,,  triomphateur  les  palmes  de  la  victoire 
-Mais  que  voulez-vous?  a  la  campagne  il  faut  se  distraire  ;  et  je  me  suis  dit  que  cette 
distraction  en  vala.t  bien  une  autre;  faire  croire  à  une  jeune  femme  qu'on  l'aime 
qu'où  l'adore,  qu'on  en  est  fou  :  cela  m'a  paru  charmant;  -et  puis,  il  faut  s'entretenir 
le  cœur  pour  n'être  pas  pris  au  dépourvu. 

Tout  en  parlant  ainsi  Rodolphe  essuyaitun  sueur  brûlante  qui  tombait,  à  larges  -ouï- 
tes le  long  de  ses  tempes,  et  celui  qui  lui  eût  touché  les  mains  s'y  serait  brûlé  comme 
à  un  tison  ardent. 

^  —Non...  non,  rassurez-vous,  dit-il  en  regardant  Alicia,  avec  un  de  ces  regards  dont 
l'expression  est  indéfinissable.  —  Ce  pauvre  jeune  homme  n'a  pas  le  cœur  aussi  tendre, 
aussi  candide,  si  naïf,  que  vous  êtes  assez  bonne  de  le  penser;  il  vous  aurait  fait  trop  beau' 
jeu  en  venantainsi  le  mettre  sur  vos  genoux  ,  avec  confiance,  avec  crédulité.  —  Non 
non...,  son  amede  feu  ne  s'enflamme  pas  si  vite...  Oh!  pauvre  garçon!  il  a  bien  joué 
la  comédie,  n'est-ce  pas?  Il  a  été  bien  timide,  bien  tremblant,  il  baisait  bien  les  plis  de 
votre  robe  et  le  bout  de  vos  doigts,  il  vous  disait  bien  ,  ces  mille  extravagances...  hon- 
teuses que  le  cœur  seul  invente?-N'est-ce  pas  qu'à  l'entendre  on  aurait  cru  qu'il  parlait 
franchement,  on  n'aurait  pas  dit  qu'il  jouait  avec  les  mots  et  avec  les  pensées.  —Ah  !... 
ah!...  la  bonne  distraction  !...  C'est  comme  cela  qu'il  faut  être  avec  les  femmes,— leur 
parler  un  jour,  les  croire  une  heure,  les  aimer  jamais  !  —  Ah!...  ah!...  comment,  vous 
avez  pris  la  plaisanterie  au  sérieux?  —C'est  charmant! 

Rodolphe  se  mit  à  rire  d'une  manière  extravagante ,  et  à  travers  ses  rires  forcés  l'on 
voyait  ses  dents  convulsivement  serrées  qui  claquaient  l'une  contre  l'autre. 

La  comtesse  de  Sauleure  triomphait  de  toute  sa  jalousie  de  femme  ;  elle  était  au  fond 
fort  enchantée  de  ce  qui  arrivait.  —  Quant  à  Alicia  elle  était  consternée  ,  abattue  ,  non 
seulement  dans  son  amour-propre  qu'on  foulait  aux  pieds,  dans  sa  coquetterie  qu'on 
macérait  à  pleines  dents,  mais  aussi  dans  son  cœur  qui  se  serrait,  malgré  elle,  doulou- 
reusement à  chaque  parole  de  Rodolphe;  et  immobile  ainsi  qu'une  statue  elle  écoutait. 
C'était  un  tableau  piquant  et  varié,  et  dont  un  peintre  habile  aurait  pu  tirer  un  ma- 
gnifique parti. 

—  Lady  Alicia,  dit  la  comtesse  qui  avait  repris  un  ton  de  parfaite  assurance,  voilà 
qui  change  bien  l'état  des  choses ,  et  votre  victoire  me  paraît  dans  ce  moment  grave- 
ment compromise.  —  Avez-vous  quelque  chose  à  répondre? 

—  La  comtesse  estdécidément  une  personne  charmante,  dit  Léon  tout  bas  à  Rodolphe, 
elle  a  l'air  d'être  de  moitié  dans  notre  jeu. 


'■'-  i.a  sv  I.PHIDE. 

—  J'étouffe...  du  Rodolphe. 

—  Allons  donc,  du  courage,  reprit  Léon  ,  tu  vas  comme  un  César  ;  encore  quelques 
brassées  elle  Rubicon  est  passé, —  tuas  eu  des  inomens  magnifiques. 

—  Regarde  Alicia... elle  semble  bien  souffrir. 

—  C'est  l'agonie  d'une  coquette  aux  abois. 

Ce  petit  colloque  entre  les  deux  amis  avait  duré  beaucoup  moins  de  temps  à  dire  que 
nous  n'en  mettons  à  le  raconter,  et  s'était  tenu  à  voix  basse  à  l'une  des  extrémités  de  la 
chambre. 

Alicia  avait  relevé  doucement  la  tète  et  s'adressant  à  la  comtesse  de  Sauleure,  dont  le 
visage  savait  mal  comprimer  sa  joie  ironique. 

—  Une  scène  de  ce  genre,  dit-elle,  à  onze  heures  du  soir  dans  votre  chambre,  vous 
m'avouerez  que  c'est  du  plus  mauvaisgoùt  qui  se  puisse  voir;  et  si  elle  se  passait  chez 
moi,  madame  la  comtesse,  il  y  a  long-temps  que  j'y  aurais  mis  fin. 

—  J'avoue,  dit  la  comtesse,  que  l'entrée  a  été  un  peu  brusque,  mais  elle  a  été  d'un 
effet  admirable. 

—  Et  d'un  dramatique,  digne  de  la  Porte-Saint-Martin,  ajouta  Léon  en  riant 
aux  éclats. 

—  Entre  gens  qui  savent  ce  jeu-là  comme  nous,  mesdames,  reprit  Rodolphe,  il  n'y  a 
rieu  à  craindre,  et  la  plaisanterie  est  fort  divertissante.  — Mais,  croyez-moi,  ne  vous  y 
fiez  pas,  ni  vous  comtesse,  ni  vous  Alicia,  ni  personne  de  vous,  mesdames.  Ce  jeu 
peut  avoir  des  suites  terribles  ,  et  comme  toutes  vous  avez  au  fond  du  coeur  quelque 
bonté,  ce  serait  peut-être  un  remords  pour  toute  votre  vie.  —  Vous  êtes  tombées  sur 
moi  qui  ai...  ri,  qui  me  suis... amusé  de  la  chose  comme  vous.  —  Bravo!...  Mais  si  à 
ma  place,  vous  étiez  tombée  sur  ce  jeune  homme  dont  parlait  tout  à  l'heure  lady  Alicia, 
sur ee  cœur  candide  et  naïf,  sur  celte  ame  confiante  et  crédule,  dont  en  un  jour  de 
coquetterie  vous  auriez  brisé  tout  le  bonheur,  si  vous  aviez  rencontré  ce  pauvre  jeune 
homme  si  simple,  si  bon,  ayant  tant  besoin  d'aimer  et  de  s'attacher  à  quelque  chose, 
et  que  vous  l'eussiez  vu  s'éloigner  le  coeur  gonflé  de  larmes;  —  vous  l'eussiez  plaint...  — 
Oh  !  tenez,  ne  jouez  pas  ce  jeu-là,  il  est  horrible;  il  y  a  au  bout  toujours  de  la  douleur, 
il  pourrait  y  avoir  du  sang.  —  C'est  un  conseil  que  je  vous  donne. 

Toutes  les  jeunes  dames  silencieuses  et  immobiles  écoutaient  les  paroles  de  Rodolphe 
la  tète  baissée,  et  toutes  comme  contrites  et  consternées  de  ce  qui  aurait  pu  si  facile- 
ment devenir  une  mauvaise  action.  —  Car  la  coquetterie  ne  s'attaque  jamais  qu'à  la 
superficie  du  cœur  d'une  femme  ,  et  si  on  avait  le  temps  de  parler  à  son  cœur  assez 
long-temps  pour  que  les  premiers  mouvemens  qui  surviennent  n'effacent  pas  l'em- 
preinte des  paroles,  on  aurait  vraiment  bon  marché  d'elles,  et  on  verrait  qu'elles  valent 
mieux  et  plus  qu'on  ne  le  pense.  —  Tout  à  l'heure  elles  riaient  entre  elles,  d'un  petit 
manège  qui  les  amusait,  d'une  distraction  qu'elles  avaient  prise  en  jouant  ;  maintenant 
elles  en  étaient  presque  honteuses ,  et  je  crois  que  si  l'on  avait  voulu  elles  eu  eussent 
demandé  pardon. 

Léon  ne  parut  pas  satisfait  de  son  coté  de  la  sortie  pathétique  de  son  ami  ;  car  il  le 
voyait  lancé  dans  le  sentiment,  et  sur  le  point  de  détruire  en  deux  minutes  l'effet  de  la 
scène  précédente.  —  Aussi  il  le  tira  par  son  habit. 

—  Je  crois  que  tu  en  as  dit  assez,  lui  dit-il  à  voix  basse,  et  pour  peu  que  tu  conti- 
nues tu  en  diras  trop. 

Mais  Rodolphe  ne  l'écoutait,  ni  ne  l'entendait;  il  s'était  retourné  vers  lady  Alicia  qui 
un  instant  avait  essayé  de  soutenir  son  regard  : 

—  Tenez,  madame,  lui  dit-il,  vous  me  demandiez  hier  pourquoi  j'avais  de  la  mé- 
fiance dans  l'ame,  je  ne  vous  ai  pas  répondu.  —  Hé  bien!  voulez-vous,  aujourd'hui, 
que  je  vous  dise  pourquoi.  —  C'est  que  j'avais...  un  ami  d'enfance,  presque  un  frère, 
avec  lequel  j'avais  oassé  les  premières  années  de  mavie  ;  sa  joie  était  la  mienne,  comme 


I.  \    s-.  1   l'MlIll 


-ii  tristesse  la  mienne  aussi;  nous  .'nous  du  même  âge.  Il  rencontra  une  femme  qu'il 
trouva  belle,  qu'il  se  mit  ;'i  adorer  à  genoux,  les  mains  jointes  comme  un  ange;  celle 
femme  laissa  tomber  sur  lui  un  regard  de  bonté  ;  il  fut  heureux  ;  —  sa  vie  tout  entière 
se  concentra  dans  une  seule  pensée,  — cette  femme,  —  il  ne  voyait  qu'elle,  ne  vivais 
que  par  elle.  Il  crut  être  aimé,  et  alors  ce  lut  un  bonheur  que  je  n'essaierai  pas  de  vou.s 
dépeindre  ;  je  crois  le  voir  encore,  lorsqu'il  vint  à  moi  et  qu'il  me  dit  tout  ce  que  lui 
inspirait  son  bonheur  et  son  amour. —  Pauvre  ami  !...  hélas!...  l'illusion  fut  bien 
courte....  —  Un  jour  il  apprit  que  celle  Femme  ne  l'ai  mail  pas,  qu'elle  s'était  servi  de 
lui  pour  éloigner  les  soupçons  d'un  amour  véritable.  Ce  fut  affreux  !  ce  fut  horrible!  il 
en  perdit  la  raison.  —  Et  maintenant  quand  vous  rentrerez  dans  Paris  joyeuses  et  in- 
souciantes, près  la  barrière,  du  côté  de  Chaillot,  vous  verre/  une  maison  de  santé'  el 
s'il  vous  prend  fantaisie  d'entrer  dans  cette  maison,  on  vous  montrera  au  fond  d'un  jar- 
din, assis  sur  un  banc,  seul,  triste  et  pâle,  les  joues  creusées,  le  regard  terne,  un  pau- 
vre jeune  homme...  fou  par  amour,  qui  est  venu  dansée  dernier  asile  attendre  la  mon 
et  souffrir;  si  vous  reste/  quelques  instans  auprès  de  lui,  vous  l'entendrez  sauglolter 
et  gémir,  et  sur  ses  lèvres  desséchées  il  n'y  aura  pas  une  plainte,  pas  un  murmure, 
il  y  aura  un  nom,  le  sien...  celui  de  Nathalie.  —  Oh  !  je  vous  le  répète,  ne  jouez  pas 
ce  jeu-là,  il  est  terrible,  il  est  effrayant  ! 

Puis  se  précipitant  vers  son  ami.  —  Sortons,  Léon,  lui  dit-il,  j'étouffe...  je  souffre 
horriblement. 

Lorsque  Rodolphe  avait  prononcé  le  nom  de  Nathalie,  la  comtesse  de  Sauleure  avait 
tressailli,  el  deux  larmes  involontaires  avaient  roulé  le  long  de  ses  cils  et  s'étaient 
échappées  de  ses  yeux.  Léon  de  Malieville  avait  remarqué  cet  attendrissement  subit  et 
il  dit  à  Rodolphe  en  s'éloignant  : 

—  Dieu  me  damne  si  la  comtesse  de  Sauleure  n'a  pas  Ion  ami  de  Chaillot  sur  la  cons- 
cience. 

Le  lendemain  matin,,  tout  était  prêt  pour  le  départ  de  Rodolphe  de  Reaufort  et  du 
comte  Léon  de  Malieville,  —  ils  devaient  quitter  le  château  après  le  déjeuner;  carie 
courage  aurait  bien  pu  abandonner  Rodolphe  s'il  lui  avait  fallu  subir  une  seconde 
épreuve,  et  Léon  avait  à  coeur  ce  qu'il  appelait  le  triomphe  de  son  ami.  —  Il  craignait 
beaucoup  le  déjeuner  et  avait  résolu  de  s'opposer  ouvertement  à  tout  rapprochement 
entre  les  deux  parties. 

Pour  cela,  il  s'était  posté  dans  le  salon  dès  le  premier  coup  de  cloche,  et  attendait  de 
pied  ferme  le  bataillon  ennemi,  riant  d'avance  en  lui-même  de  la  contenance  embar- 
rassée que  ces  dames  allaient  avoir  pour  la  première  entrevue.  —  Depuis  un  quart 
d'heure  à  peine  il  était  dans  le  salon  lorsque  lady  Alicia  entra;  elle  était  pâle  —  Evi- 
demment elle  avait  mal  dormi,  si  elle  avait  dormi.  —  Malieville  en  fut  enchanté,  il  se 
contemplait  dans  son  ouvrage,  —  l'insomnie  d'un  ennemi  réjouit  le  cœur. 

—  Ah!  c'est  vous,  M.  de  Malieville,  dit-elle  aussitôt  qu'elle  l'aperçut,  je  vous  cherchais. 

—  Vous  êtes  bien  bonne,  madame,  dit  celui-ci  en  s'inclinant  fort  respectueusement 
et  en  souriant  malgré  lui. 

—  M.  de  Malieville,  c'est  vous  qui  avez  annoncé  hier  M.  de  Reaufort  chez  la  comtesse 
de  Sauleure. 

—  Il  est  assez  grand  pour  avoir  pu  y  aller  tout  seul,  reprit  celui-ci;  mais  je  ne  nie  pas 
l'y  avoir  un  peu  poussé. 

—  Oh!   c'est  mal,  monsieur. 

—  Du  tout,  c'est  bien. 

—  C'est  vous  qui  lui  avez  dicté  les  paroles  qu'il  a  dites. 

—  Quelques  unes. 

—  Il  ne  les  pensait  pas. 

—  Je  vous  demande  pardon,  reprit  Léon,  il  les  pensait  beaucoup. 


,1  i  I.A    SYLPHIDE. 

Croyez  -  vous,   interrompit  Alicia  ,  que  je  n'aie  pas  deviné  sa  pensée  véritable  ; 

croyez-vous  que,  sous  le  sourire,  je  n'aie  pas  compris  les  larmes,  et  derrière  ce  visage 
insouciant  le  cœur  qui  saignait  ? 

—  Du  tout,  du  tout,  s'écria  Malleville,  le  cœur  de  mon  ami  ne  saignait  pas,  je  puis 
vous  assurer;  il  était  très  franchement  gai,  —  je  m'y  connais,  moi. 

—  M.  de  Malleville,  dit  Alicia,  nous  ne  nous  comprenons  pas;  vous  coutinuez  ce 
matin  la  scène  d'hier  au  soir  pour  compléter  la  victoire  de  votre  ami. 

—  Je  n'en  ai  pas  besoin,  dit  Léon  en  se  frottant  les  mains,  sa  victoire  a  été  suffi- 
samment grandiose  à  ce  cher  Rodolphe  ;  il  a  eu  de  la  verve,  de  l'entrainement.... 

Lady  Alicia  baissa  la  tête;  —  évidemment  il  y  avait  sur  ses  lèvres  quelques  paroles 
qu'elle  n'osait  pas  prononcer  et  qui  étaient  prêtes  à  lui  échapper  malgré  elle  ;  si  M.  de 
Malleville  l'eût  regardée  un  peu  attentivement,  il  eût  vu  que  ses  yeux  étaient  gonflés 
de  larmes;  mais  il  se  carrait  majestueusement  dans  son  personnage,  et  pour  ne  pas 
commettre  la  plus  légère  faute  dont  la  partie  adverse  aurait  pu  profiter,  il  observait 
son  dialogue  comme  un  écolier  qui  eût  récité  une  leçon. 

La  jeune  anglaise  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil,  et  joignant  ses  deux  mains  sur 
son  visage  : 

—  Oh!  oui,  dit-elle, c'était  une  mauvaise  action! 

Cette  exclamation  si  inattendue  fit  tourner  la  tète  à  Malleville  : 

—  Pour  cela,  dit-il,  nous  sommes  parfaitement  d'accord. 

C'est  une  affreuse  chose  que  la  coquetterie,  reprit  Alicia;  elle  glace  le  cœur,  elle 

rend  aveugle,  insensible.  Oh  !  tenez,  monsieur  de  Malleville,  ne  soyez  pas  ainsi  froid  cl 
dur  devant  moi  ;  ce  n'est  plus  la  même  femme  qui  vous  parle  ;  vous  voyez  bien  que  je 
souffre  et  que  je  ne  mets  même  aucun  amour-propre  à  vous  le  cacher.  —  Oh!  oui,  c'est 
bien  mal  à  vous  d'avoir  amené  M.  de  Beaufort  chez  la  comtesse  de  Sauleure,  et  d'avoir 
donné  un  sens  méchant  et  coupable  à  une  plaisanterie  sans  conséquence  entre  jeunes 
femmes. 

Le  fait  est,  interrompit  Malleville,  que  noire  entrée  a  légèrement  dérangé  vos  pro- 
jets et  compromis  votre  triomphe. 

La  jeune  Anglaise  continua  sans  paraître  avoir  entendu  l'interruption  de  M.  de 
Malleville. 

—  Dans  la  coquetterie  d'une  femme,  il  y  a  de  la  légèreté,  de  l'insouciance  ;  mais  il  ne 
faut  pas  la  mettre  en  face  d'une  douleur  véritable  et  lui  montrer  les  larmes  qu'elle  a  fait 
verser  sans  les  comprendre. —  Pauvre  jeune  homme  !  comme  il  doit  me  haïr,  moi  qui  ai 
joué  avec  son  cœur  sans  deviner  que  je  le  brisais  ;  —  moi  qui  détruis  peut-être  sa  plus 
belle  illusion,  sa  plus  chère  croyance  ;  —  moi  qui  l'ai  pris  crédule  et  confiant  comme  il 
l'était,  pour  faire  entrer  dans  son  ame  la  méfiance  et  le  désenchantement...  Oh!  oui,  il 
doit  me  haïr  autant  qu'il  souffrait;  — car  voyez-vous,  monsieur  de  Malleville,  je  vous  le 
répète,  ici  ce  n'est  plus  lady  Alicia  que  vous  avez  vue  hier  si  folle,  si  légère  et  qui  sem- 
blai  l  si  insouciante  du  bien  comme  du  mal,  c'est  une  femme  qui  a  honte  et  peur  à  la  fois 
de  ce  qu'elle  a  fait,  et  qui  ne  se  le  pardonnera  jamais,  car  cette  femme,  croyez-le,  a  dans 
le  cœur  de  bons  sentimens,  et  son  ame  est  émue  de  la  plus  grande  douleur. 

Léon  de  Malleville  était  stupéfait  ;  il  ne  savait  que  croire,  que  penser,  que  répondre  ; 
il  regarda  un  instant  lady  Alicia,  comme  pour  chercher  à  deviner  sa  pensée  secrète. 
Que  voulait  dire  ce  changement  subit? — Use  sentait  presque  attendri;  mais  tout-à-coup 
il  se  dit  en  lui-même  : 

—  C'est  peut-être  une  nouvelle  tactique  ;  il  ne  faut  pas  s'y  laisser  prendre  comme  un 
enfant;  il  y  a  des  larmes  dans  ses  yeux  :  mais  les  femmes  savent  si  bien  pleurer  quand 
cela  leur  convient. —  Et  fortifie  par  cette  appréhension  qui  lui  rendait  toute  sa  méfiance, 
il  se  raidit  contre  lui-même,  et  affectant  un  air  nonchalant,  il  répondit  : 

—  Mais  je  vous  assure  que  mon  ami  est  beaucoup  moins  à  plaindre  que  vous  ne  le 
pensez. 


LA   SYLPHIDE.  !l5 

—  On  trompe  les  yeux,  monsieur,  reprit  Alicia  d'une  voix  calme,  mais  on  ne  trompe 
pas  le  cœur.  J'ai  bien  entendu  les  dernières  paroles  qu'il  a  prononcées  quand  il  s'est 
penché  vers  vous;  elles  m'ont  fait  un  mal  horrible,  car  elles  m'ont  montré  combien 
j'avais  été  coupable  sans  le  savoir. 

—  Le  maladroit,  dit  tout  bas  Malleville,  il  aura  parlé  trop  haut. 
Lady  Alicia  se  leva. 

—  Je  vous  ai  dit  que  je  vous  cherchais,  M.  de  Malleville,  lui  dit-elle  ;  c'était  pour  vous 
dire  combien  je  regrettais  une  action  dont  je  n'avais  pas  prévu  les  suites  ;  je  vous  cher- 
chais pour  bien  vous  montrer  combien  tout  amour-propre  de  femme  était  mis  de  côté , 
combien  je  souffrais  d'une  douleur  dont  j'avais  été  la  eau>e  et  l'instrument  presque  sans 
le  savoir,  et  que  je  voudrais  racheter  au  prix  de  bien  des  jours  de  bonheur,  si  Dieu 
m'en  réserve  quelques  uns.  —  Vous  allez  partir,  je  le  sais  ;  peut-être  ne  nous  rencon- 
trerons-nous jamais  ;  mais  ,  je  vous  en  prie  ,  monsieur,  dites  à  votre  ami  combien  je 
suis  malheureuse  de  ce  que  j'ai  fait,  dites-lui  de  ne  point  me  haïr,  de  ne  pas  prononcer 
mon  nom  pour  le  maudire  comme  celui  d'une  femme  sans  cœur  et  sans  ame,  dites- 
lui  qu'il  fallait  que  je  souffrisse  bien  aussi ,  moi ,  pour  être  venue  ainsi  à  vous;  mais 
que  ce  souvenir  eût  été  ,  sans  cette  expiation  ,  le  remords  de  toute  ma  vie,  et  que  je 
veux  qu'il  me  pardonne. 

En  prononçant  ces  dernières  paroles,  la  voix  de  lady  Alicia  s'était  visiblement  altérée, 
et  deux  larmes,  qu'elle  ne  pensait  même  pas  à  cacher,  gonflèrent  ses  veux  et  coulèrent 
lentement. 

—  Adieu,  monsieur  de  Malleville,  continua-t-elle. 

Et  elle  se  détourna  pour  sortir  ;  mais  elle  resta  immobile  et  !a  tète  baissée,  car  elle  ve- 
nait d'apercevoir,  à  la  porte  du  salon,  M.  de  Beaufort,  qui  était  pâle  et  avait  les  deux 
yeux  fixés  sur  elle. 

—  Oui,  dit-il,  lady  Alicia,  c'est  un  triste  jeu  que  celui  que  vous  avez  joué  hier  ;  oui, 
je  ne  cherche  pas  à  vous  le  cacher,  vous  m'avez  bien  fait  souffrir.  — Merci  de  ce  que 
vous  êtes  venue  dire  à  mon  ami  ;  —  non,  je  ne  maudirai  pas  votre  nom  !  Non  !  je  ne  vous 
haïrai  pas...  et  si  le  pardon  de  celui  dont  vous  avez  désenchanté  toute  la  vie  vous  est  né- 
cessaire, reprenez  votre  existence  joyeuse  et  animée,  lady  Alicia,  votre  existence  insou- 
ciante, de  plaisirs  et  de  fêtes,  de  bals  et  de  joies...  je  vous  pardonne. 

—  Allons,  bon  !  dit  Léon  de  Malleville,  il  ne  manquait  plus  que  celui-là  ;  s'il  se  met  a 
faire  du  sentiment,  nous  voilà  retombés  dans  les  brouillards  ;  ce  pauvre  Rodolphe  est 
décidément  un  garçon  perdu;  il  ne  peut  pa.s  avoir  du  cœur  deux  heures  de  suite. 

Rodolphe  s'était  avancé. 

—  Adieu,  lady  Alicia,  dit-il,  et  il  tendit  sa  main  à  la  jeune  Anglaise. 

—  Adieu,  répéta  tristement  Alicia. 

Rodolphe  avait  tressailli,  car  il  avait  senti  trembler  dans  sa  main  la  main  de  la  jeune 
femme,  et  tout  son  cœur  s'était  ému.  —  Il  leva  sur  elle  ses  yeux  qu'il  avait  constamment 
tenus  baissés  et  vit  sur  les  joues  de  lady  Alicia  la  trace  de  deux  larmes  qui  y  brillaient 
encore.  —  Ce  fut  pour  le  pauvre  jeune  homme  une  épreuve  au  dessus  de  ses  forces. 

—  Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  dit-il  d'une  voix  étouffée,  Alicia,  vous  aussi,  vous  pleurez; 
j'espérais  être  seul  à  souffrir. 

—  Cela  va  de  mal  en  pire,  gromela  Léon  entre  ses  dents  ;  c'était  bien  la  peine  de  se 
donner  tant  de  mal  pour  la  scène  d'hier. 

Et  il  alla  s'asseoi  r  dans  un  coin  du  salon,  avec  un  geste  du  plus  profond  découragement. 

—  Ne  me  trompez  pas  encore,  Alicia,  reprit  Rodolphe  en  pressant  dans  ses  deux  mains 
la  main  que  la  jeune  Anglaise  ne  cherchait  pas  à  retirer.  — Ce  serait  affreux  !  Laissez- 
moi  au  moins,  pour  prix  de  mon  amour  et  de  mon  malheur,  emporter  le  souvenir  pré- 
cieux de  ces  deux  larmes  que  j'ai  vu  couler. 

La  jeune  Anglaise  fixa  sur  lui  un  de  ces  regards  indéfinissables  qui  pénètrent  jusqu'à 
l'ame. 


Ufi  LA  îYI.I'IIIUI 

—  Comment,  monsieur  de  Beaufort,  lui  dit-elle,  vous  avez  encore  la  force  et  le  courage 
dem'aimer...  un  peu? 

—  Oui,  de  vous  aimer,  Alicia,  comme  aiment  les  malheureux,  pour  souffrir. 

—  Si  je  ne  vais  pas  à  son  secours,  se  dit  Léon,  il  est  un  homme  perdu.  Mais  heu- 
reusement les  amis  sont  toujours  là  !... —  Et  tout-à-coup  il  lui  passa  par  la  tète  une 
idée  superbe  qui  couronnait  l'oeuvre  de  la  façon  la  plus  splendide.  —  Ah!  pensa-t-il, 
lady  Alicia,  vous  cherchez  à  ramener  dans  vos  filets  l'oiseau  assez  heureux  pour  s'en 
être  échappé  malgré  lui  ;  après  avoir  employé  la  coquetterie,  vous  appeliez  à  votre  aide 
les  moyens  extrêmes,  les  larmes...  le  remords,  la  poitrine  oppressée; — vous  revenez 
imprudemment  présenter  le  combat. —  Je  vais  d'un  coup  déjouer  toutes  vos  trames... 
vous  échouerez...  ou  bien  la  scène  d'hier  aura  sa  seconde  partie  et  finira  par  un  grand 
et  beau  tableau  général . 

Et  parfaitement  satisfait  de  sa  nouvelle  inspiration,  Léon  de  Mallevillese  leva,  prit  un 
air  des  plus  dégagés  et  dit  d'une  voix  moitié  sérieuse,  moitié  sardonique:  Alicia,  vous 
revenez  présenter  le  combat,  tenez-vous  bien  sur  vos  gardes,  je  vais  déjouer  toutes  vos 
trames  d'un  seul  coup. 

—  En  vérité,  dit-il  tout  haut,  vous  êtes  charmans  tous  deux  de  sentiment  et  de  dou- 
leur concentrés  ;  mais  il  est  temps  de  parler  à  cœur  ouvert  ;  je  vais  donc  droit  au  but. — 
Lady  Alicia,  je  vous  demande  pardon  de  ma  franchise,  mais  que  voulez-vous?  malgré 
mon  principe  invariable  de  méfiance  et  d'incrédulité,  je  vous  crois. — Vous  n'avez  qu'une 
manière  de  réparer  votre  faute....  votre....  mauvaise  action.  —  Eh  !  bien,  oui,  je  vous 
l'avoue,  je  mets  bas  les  armes,  mon  ami  vous  aime,  vous  aime  beaucoup,  vous  aime 
d'une  manière  extravagante.  —  Vous  l'aimez  peut-être  aussi...  C'est  pourquoi  je  vous 
propose  de  finir  la  comédie  par  un  mariage. 

La  jeune  Anglaise  baissa  les  yeux  sans  répondre; —  Léon  de  Malleville  s'approcha. 

— Vous  valez  mieux  qu'une  coquette,  lady  Alicia,  ajouta-t-il,  ces  rôles-là  ne  vous  vont 
pas,  il  faut  une  vocation  trop  décidée.  —  Soyez  heureuse  et  rendez-le  heureux,  c'est  un 
rcle  qui  en  vaut  bien  un  autre. 

—  De  grâce,  dit  Rodolphe,  répondez,.,  lady  Alicia. 

—  Merci,  monsieur  de  Malleville,  dit  Alicia  en  lui  tendant  la  main,  vous  m'aviez  donc 
comprise? 

—  Ma  foi,  dit  celui-ci,  je  veux  être  franc  jusqu'au  bout.  — C'est  bien  sans  le  savoir. 
Enfin  nous  voilà  donc  arrivés  à  bon  port. 

Il  y  eut  après  ces  mots  un  instant  de  silence. 

Lady  Alicia  tourna  légèrement  la  tète  vers  Rodolphe. 

—  Vous  me  pardonnerez  donc,  Rodolphe,  lui  dit-elle. 

—  Je  vous  aimerai,  répondit  celui-ci. 

—  Bravo!  s'écria  Léon  de  Malleville,  la  comtesse  de  Sauleure  en  mourra  de  dépit.  — 
Je  n'en  serai  pas  fâché. 

En  ce  moment  le  second  coup  de  cloche  du  déjeuner  se  fit  entendre;  et  presque 
aussitôt  toutes  les  jeunes  femmes  entrèrent  dans  le  salon. 

—  Voilà  le  reste  de  la  troupe,  dit  M.  de  Malleville  en  riant.  — Les  visages  sont  tristes, 
l'air  morne  ;  la  pièce  d'hier  est  tombée.  Baron  de  bazancouiit. 


I    »     Ml.l'llllil 


».  VICTOR  HIGO  ET  ti.  SOUMET. 


'académie  française,  après  des  hésitations  sans 
nombre,  vient  enfin  de  faire  un  acte  d'éclatant) 
justice  ;  c'est  pour  ainsi  dire  une  révolution  quis'est 
opérée  dans  son  sein;  elle-même,  elle  a  peine  à  se 
rendre  compte  de  son  coup  d'état;  àl'heure  qu'il  est 
encore,  elle  doute  de  son  courage.  Mais  qu'importe! 
Tous  les  bons,  tous  les  jeunes,  tous  les  nobles  es- 
ilàk  "  '  '^W^?^  P™18' en  France,  sont  satisfaits  :  le  cliantre  d<  -  Bal- 
**  lades  et  des  Orientales,  le  poète  des  Voix  Inté- 
rieures, de  Notre-Dame  de  Paris,  des  Chants  du 
Crépuscule,  des  Rayons  et  des  Ombres,  n'erre  plus 
autour  du  palais  des  Quatre-Xations .  demandant 
vainement  un  asile  etdu  feu,  comme  le  vieil  Homère.  Victor  Hugo  est  entré  à  l'Institut 
par  la  glorieuse  brèche  que  lui  ont  ouverte  ses  plus  illustres  membres;  sa  nomination 
au  fauteuil  de  Népomucène  Lemercier  est  une  consolante  preuve  que  l'Académie  n'ap- 
partient plus  exclusivement  au  passé,  et  que  de  ce  jour  elle  a  mis  un  pied  dans  l'avenir. 
—  Pourdire  ici  notre  pensée  tout  entière,  nous  ne  comptions  pas  encore  cell 
l'admission  de  M.  Hugo  à  l'Institut;  les  préventions  amoncelées  contre  lui,  la  haine 
aveugle  des  uns,  la  mesquine  jalousie  des  autres,  cette  propension  qu'ont  naturellement 
les  académiciens  émérites  à  ne  se  recruter  que  parmi  les  invalides  littéraires  qui  leur 
ressemblent,  expliquaient  suffisamment  à  nos  yeux  l'ostracisme  entêté  décerné  par  les 
immortels  contre  le  grand  poète;  et  puis,  en  vérité,  nous  nous  plaisions  à  ce  scandale 
annuel  donné  par  une  institution  grave  qui  ouvrait  sa  porte  à  tout  le  monde,  hormis  au 
plus  digne.  M.  Hugo,  riche  de  toutes  les  gloires,  aurait  bien  pu,  à  l'instar  de  Molière. 
se  passer  de  l'Académie  ;  mais  nous  ne  saurions  trop  lui  rendre  grâce  de  nous  avoir  fait 
assister  pendant  cinq  ou  six  années  au  curieux  spectacle  des  concurrences  qui  lui  dis- 
putaient sa  place  au  Capitole,  et  qui  ne  se  faisaient  aucun  scrupule  d'entrer  avant  loi. 
M.  Hugo  a  donc  sagement  agi  en  rendant  à  l'Institut  obstination  pour  obstination  : 
il  n'y  sera  pas  tombé  de  chutes  en  chutes,  comme  feu  M.  de  La  Harpe;  il  v  aura  été  poussé 
de  refus  en  refus,  par  une  majorité  intelligente  qui  s'esta  la  fin  réunie  pour  écraser 
sous  son  vote  de  honteuses  partialités. 

Victor  Hugo  va  donc  s'asseoir  dans  ce  fauteuil  de  Lemercier  qui  fut,  comme  lui,  no- 
vateur, mais  qui  le  fut  dans  des  formes  plus  restreintes,  moins  généreuses,  qui  le  fut 
surtout,  moins  le  génie  et  le  style.  Victor  Hugo  est  académicien,  mais  ce  n'est  pas  sans 
peine:  il  n'a  réuni  que  les  dix-sept  voix  de  la  majorité  rigoureuse,  et  encore  a-t-il  fallu 
que  dans  celte  circonstance,  tout  ce  qu'il  y  a  d'illustre,  de  glorieux,  de  véritablement 
éclairé  à  l'Académie,  se  rangeât  de  son  côté  ;  il  a  fallu  qu'il  confondit  dans  une  même 
admiration  des  hommes  que  les  passions  politiques  les  plus  acharnées  divisent  : 
M.  Thiers  et  M.  de  Lamartine,  M.  Villemain  et  M.  Cousin,  M.  Mole  et  M.  Dupin  ;  en  un 
mot,  il  a  fallu  qu'il  se  constituât  un  parti  de  toutes  les  intelligences  supérieures  de 
l'Institut,  pour  dominer  une  foispar  hasard  les  rancunières  nullités  qui  l'encombrent. 
Bien  certainement  l'histoire,  un  jour,  dira  que  M.  Hugo  a  été  appelé  à  l'Académie  par 
MM.  de  Lamartine,  Chateaubriand,  lioyer-Collard,  Villemain,  Charles  Xodier,  Ph.  de 
Ségur,  Lacretelle,  Pongerville,  Soumet,  Mignet,  Cousin,  Lebrun,  Dupin  aine,  Thiers. 
Viennet,  Salvandy,  Mole,  et  M.  Guizot,  venu  trop  tard  pour  déposer  son  vote  ;  et  elle 
ajoutera  qu'il  a  eu  contre  lui  qui,  je  vous  le  demande  ?  des  hommes  qui  ont  été  ses 
rivaux  au  théâtre,  ou  qui  ne  l'ont  jamais  lu  :  MM.  Casimir  Delavigne,  Scribe,  Dupatv. 


08  LA    SYLPI1IDE. 

Roger,  Jouy,  Jay,  Briffaut,  Campenon,  Feletz,  Droz,  Etienne,  Tissot,  Lacuée  de  Cessac, 
Flourens,  Baour  Lormian.  II  n'y  a  pas  jusqu'au  pauvre  M.  Baour  qui  s'est  permis,  lui 
aussi,  de  donner  son  coup  de  pied.  Que  dites-vous  de  M.  Flourens,  de  ce  médecin  en 
chef  des  canards,  de  ce  Dupuytren  des  animaux  domestiques,  qui  a  eu  le  tristecourage 
de  voter  contre  un  noble  poète  dont  quelques  mois  auparavant  il  avait  usurpé  la  place 
aux  huées  de  tous?  Que  pensez-vous  encore  de  M.  Dupaty,  bel  esprit  de  l'autre  siècle, 
dont  Lafarre  etChaulieu  n'auraient  pas  voulu  pour  copiste,  et  qui  vote  contre  M.  Hugo 
après  lui  avoir  adressé  un  quatrain  de  consolation,  où  il  lui  chantait  qu'il  avait  le  temps 
d'attendre!  J'aime  mieux,  je  l'avoue,  ce  quatrain  sur  le  poète  et  l'empereur,  envoyé 
par  un  anonyme  au  vicomte  de  Launay  : 

Pleins  de  gloire,  en  dépit  de  cent  rivaui  perfides. 
Tous  deui  en  même  lemps,  ils  ont  atteint  le  but; 
Lorsque  Napoléon  est  mis  aux  Invalides, 
Victor  Hugo  peut  bien  entrera  l'Institut. 

Entre  nous,  je  suppose  que  cet  anonyme  qui  a  tant  d'esprit  et  d'à-propos,  et  dont  le 
vicomte  de  Launay  a  vainement  cherché  à  deviner  le  nom  et  à  reconnaître  l'écriture, 
pourrait  bien  être  Mme  Emile  de  Girardin. 

Il  y  aurait  encore  beaucoup  de  choses  à  dire  au  sujet  de  l'élection  de  M.  Hugo;  il 
serait  intéressant  de  faire,  sur  la  gloire  momifiée  du  fabuliste  Roger,  de  M.  Briffaut, 
qui  ne  vaut  même  pas  Lamothe-Houdard,  de  M.  Campenon,  qui  se  croirait  un  Sophocle, 
s'il  avait  fait  la  f'euve  du  Malabar;  de  M.  Lacuée  de  Cessac,  anonyme  centenaire,  et 
de  quelques  autres,  l'expérience  de  notre  nouveau  système  des  poids  et  mesures. 
Ce  serait  aussi  le  cas  d'insister  sur  les  abus  nombreux  qui  régnent  à  l'Académie,  sur 
cette  perturbation  volontairement  apportée  dans  les  sections  qui  la  composent.  Une  fois 
pour  toutes,  Richelieu  institua  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  pour  les 
gens  qui  s'occupent  exclusivement  de  littérature;  nous  abandonnons  de  grand  cœur  la 
section  des  Sciences  Morales  aux  hommes  d'Etat  et  aux  procureurs  généraux;  nous 
consentons  à  ce  que  la  section  des  Sciences  devienne  l'apanage  des  mathématiciens  et 
des  apothicaires;  mais  nous  vous  conjurons  de  ne  point  donner  pour  compagnie  à 
Chateaubriand,  à  Lamartine,  à  Victor  Hugo,  des  calculateurs,  des  archevêques  et  des 
avocats. 

M.  Soumet,  poète  des  anciens  jours,  qui  hésitait,  comme  Héraclius,  entre  l'auteur 
tfHernani  et  l'auteur  de  Fiesque,  a  livré  au  sort  la  solution  de  cette  douloureuse  alter- 
native, et  le  sort  déshéritant  M.  Ancelot,  a  donné  la  voix  de  M.  Soumet  à  Victor  Hugo  ; 
c'est  un  fort  beau  dévoùment,  sans  doute,  et  nous  voudrions  n'avoir  que  des  éloges  à 
adresser  à  M.  Alexandre  Soumet  :  par  malheur,  l'auteur  de  Clytemnestre  et  de  Saill 
vient  de  faire  paraître  un  poème  épique  dont  quelques  grands  journaux  se  sont  beau- 
coup trop  émus.  Rappelons,  pour  mémoire,  que  Clytemnestre  et  Saill  furent  repré- 
sentés en  1822,  le  même  soir  ou  tout  au  plus  à  vingt-quatre  heures  d'intervalle  au 
Théâtre-Français  et  à  l'Odéon.  Tout  le  troisième  acte  de  Clytemnestre  fut  refait  ou 
composé  par  Talma  ;  M.  Soumet  convient  de  quelques  vers  ;  je  crois  tenir  de  bonne 
source  que  le  troisième  acte  en  entier  appartient  à  Talma.  Ce  fait  n'est  pas  sans  impor- 
tance pour  les  tragédies  de  la  même  époque,  et  il  est  assez  vraisemblable  que  Talma  a 
rendu  les  mômes  services  à  cet  illustre  M.  Jouy. —  Donc,  M.  Soumet  vient  de  produire 
un  poème  qui  a  pour  titre  la  Divine  Epopée.  Ce  titre  est  doublement  ambitieux  : 
évidente  contrefaçon  de  la  Divine  Comédie,  du  Dante,  c'est,  de  plus,  un  éloge  outré 
que  M.  Soumet  devait  attendre,  de  tout  autre  que  de  lui-même,  ou  c'est  une  faute 
de  sens,  et  par  conséquent  une  faute  impardonnable  pour  un  académicien.  Que  le 
vieux  Dante  ait  appelé  son  triple  poème  la  Divine  Comédie,  rien  de  mieux  ;  Dante 
Alighieri    vivait  à  l'époque  où  florissaient  les  mystères  ;  ce  n'était  pas  une  impiété 


i.a  sYi.iniii 


de  faire  du  Paradis,  du  Purgatoire  el  de  l'Eufer,  les  trois  actes  d'une  comédie, 
tandis  que  l'on  mettait  la  Vierge  el  les  saints  sur  dos  tréteaux.  Mai-  traiter  d'Epopée 
l'oeuvre  de  lésus-Christ  allanl  régénérer  l'Enfer,  c'est  à  la  fois  une  erreur  de  prin- 
"  i  une  erreur  de  mots.  Le  Nouveau  Testament  el  l'Évangile  seraient  alors  des 
épopées!  Et  qui  a  jamais  osé  soutenir  cela?  Quant  an  sujel  du  poème,  le  voici  : 
M.  Soumet  suppose  que  le  Christ,  dan--  son  infinie  mi  près  avoir  rai  h 

monde,  veut  aussi  racheter  les  ténèbres;  comme  il  n'en  coûte  pas  plus  i  M.  Soumet, 
Aastaroth  el  Belzébuth,  purifiés  4e  toutes  leurssouillures,  remontent  an  Ci. ■[  mu-  les  ailes 
du  Seigneui .  1. 1  cour  de  Home,  qui  possède  un  grand  sens  el  qui  rai 
cour  de  Rome  qui  a  uns  Joa  '•/»  à  l'index,  ne  manquera  pas  de  lancer  ses  foudres 
contre  la  Divine  Epopée,  car  le  livre  de  M.  Soumet  n'aboutit  pas  a  autre  chose  qu'au 
bouleversement,  a  l'anéantissement  total  les  dogmes  fondamentaux  du  catholicisme.  Il 
n'y  a  pas  plus  de  catholicisme  sans  Enfer  qu'il  n'y  en  aurait  sans  Paradis. Or,  il  su 
dix  mille  vers  a  M.  Soumet  pour  supprimer  l'Enfer,  pour  détruire  d'un  seul  coup 
la  double  croyance  des  récompenses  el  des  peines.  Fénélon  a  encouru  les  anathèmes 

de  l'aigle  de  Heaux  pourmoins   [ue  cela.  —  \utani  que  d'autres,  i>  nous  inclinons 

devant  la  majesté  littéraire  de  M.  Soumet  :  nous  vénérons  en  lui  l'écrivain  pur,  érudit, 

que;  l'homme  honnête,  dévoué,  religieux;  l'académicien   sage,  utile,  mai-  i- 

'ions,  qu'on  nous  permette  de  le  dire,  ce  long  poème  qui  m'  nous  fera   point  ou- 
blier/)/ Henriade,  et  qui  nous  laisse  encore  si  loin  d'Homère  ci  île  Virgile. 

!..    GDÉKOT-LECOINTE. 


CHROMO!  E  BL'  GI1AM)  MM, 


ourons  dune  a  l'Hôtel-de- Ville,  puisque  cette  fois-ci 

c'est  l'Hôtel-de-Ville  qui  prend  le  pas  sur  toutes  les 
grandes  réunions.  Le  monde  parisien  attendait  avec 
impatience  l'ouverture  de  l'immense  hôtel  qui  re- 
présente la  capitale  de  ce  vaste  royaume  auquel,  de- 
puis cinquante  ans,  s'attache  le  sort  de  l'Eut 
avait  déjà  annoncé  le  premier  liai  de  l'Hôtel-de-Ville, 
et  les  Français  qui  ne  fréquentent  pas  les  sociétés 
étrangères,  ceux  qui  ne  vont  pas  aux  ambassades, 
s'étaient  bien  promis  d'aller  \isiter  ce  sanctuaire  de 
la  révolution  de  1830,  rebâti  dans  des  proportions  les 
plus  larges,  imbelli  et  décoré  avec  le  goût  le  plus  re- 
cherché, afin  qu'il  devint  l'édifice  le  plus  spl  : 
delà  plus  belle  ville  du  continent. 

Au  1"  janvier,  le  préfet  de  la  Seine  avait  déjà  donne  un  déjeuner  de  cent  coin 
tous  les  membres  de  l'administration  municipale,  tous  les  employés!  qui  en  font  partie  et 
qui  en  dépendent,  étaient  présens  à  ce  banquet  d'inauguration.  Le  9  eut  lieu  un  di  lier 
diplomatique;  le  10  on  donna  un  bal  où  la  bourgeoisie  de  Paris,  l'ancienne  et  nouvelle 
aristocratie  accoururent  pour  prendre  part  à  ce  magnifique  spectacle,  et  à  l'admiration 
qu'inspiraient  ces  nouveaux  salons,  éblouissans  de  dorures  et  de  lustres,  riches  de  ta- 
pisseries de  nos  premières  manufactures  qui,  bon  gré  mal  gré,  rendent  tributaires  toutes 
les  nations  civilisées,  soumises  au  pouvoir  de  l'industrie  française.  Quoique  les  appar- 
tenons de  la  grande  galerie,  le  grand  escalier  et  le  second  vestibule  ne  soient  pas  ache- 
vés, on  croyait,  en  voyant  cette  longue  file  de  salons  éclairés  avec  un  luxe  oriental,  que 
c'était  exclusivement  pour  ces  lieux  qu'on  avait  réservé  toutes  les  pompes  du  nouvel 


100  LA   m  i.iiiidf; . 

edilice.  La  foule  qui  dansait  au  milieu  de  la  foule  des  spectateurs,  trouvait  toujours 
place  pour  les  quadrilles  et  pour  les  valses  ;  l'écho  des  deux  grands  orchestres  retentis- 
sait au  loin,  et  malgré  les  trois  mille  personnes  qui  encombraient  tous  les  appartenons, 
l'ordre  et  l'élégance  régnaient  partout  grâce  aux  soins  de  M.  le  préfet  et  de  M">e  la  com- 
tesse deRambuteau,  qui  a  été  aidée  à  ravir  par  ses  trois  jeunes  et  belles  filles. 

Deux  charmantes  soirées  avaient  précédé  le  bal  de  l'Hôtel-de-Ville  :  chez  SI1»'  la 
comtesse  de  Flahaut,  les  toutes  jeunes  personnes  s'étaient  réunies  le  jeudi,  et,  parées 
de  roses  et  de  ces  jolies  guirlandes,  qui  couronnaient  leurs  frais  visages, elless'étaient  li- 
vrées au  plaisir  delà  danse,  à  ce  plaisir  aussi  ancien  que  la  société,  aussi  varié  que  les 
différentes  nations,  et  qui  chez  les  sauvages  même  est  tantôt  l'expression  d'un  culte, 
tantôt  une  commémoration,  toujours  le  symbole  d'une  réjouissance. — Néanmoins,  pour 
se  faire  une  idée  de  la  danse  telle  que  la  comprenaient  les  anciens,  il  faut  assister  aux 
liais  de  jeunes  personnes  que  donne  quelquefois  Mme  la  comtesse  de  Flahaut. 

Le  même  jeudi,  il  y  a  eu  un  bal  très  animé  chez  Mmc  la  comtesse  de  Gazes.  Au  Luxem- 
bourg, où  on  est  accoutumé  de  voir  des  visages  sérieux  ,  où  on  est  habitué  à.  entendre 
la  parole  puissante  des  orateurs  qui  honorent  la  pairie,  bien  près  de  cette  enceinte  où 
on  juge  le  criminel  d'Etat,  on  est  heureux  de  pouvoir  s'abandonner  aux  charmes  d'une 
belle  réunion  où  on  n'a  d'autre  intérêt  à  traiter  que  celui  du  plaisir. 

Le  Misantrope  et  les  Rendez-vous  bourgeois  ontété  joués  chez  M.  le  comte  de  Castel- 
lane.  Si  la  chaleur,  qui  était  étouffante,  n'a  fait  fuir  personne,  c'est  qu'on  était  dans  le 
ravissement  d'entendre  de  tels  chefs-d'œuvre.  On  ne  saurait  trop  rendre  grâce  à  M.  le 
comte  de  Castellane  de  l'heureuse  idée  qu'il  a  eu  de  donner  un  spectacle  qui  s'écarte  de 
la  monotonie  des  bals.  Autrefois  c'était  la  mode  parmi  les  grandes  dames  de  la  cour 
de  jouer  la  comédie  ;  maintenant  il  est  bien  rare  de  trouver  des  acteurs  et  des  actrices 
dans  la  haute  société.  Il  parait  que  de  nos  jours  on  ne  craint  pas  moins  les  applaudis- 
semens  que  la  critique.  Le  comte  Alfred  de  R 

Théâtres. 

La  représentation  au  bénéfice  de  Mario  avait  attiré  à  l'Opéra  un  public  d'élite  ;  la  fa- 
mille royale  entière  occupait  la  loge  des  princes  à  l'avant-scène  ;  dans  la  loge  du  roi,  on 
remarquait  l'infant  don  François  de  Paule  et  la  princesse  de  Capoue.  —  Mario,  depuis 
son  entrée  aux  Italiens,  a  fait  de  notables  progrès  :  il  a  emprunté,  cédant  à  la  nature 
même  de  sa  voix,  beaucoup  plus  à  la  méthode  de Rubini  qu'à  celle  de  Duprez,  et  dans 
les  deux  rôles  nouveaux  pour  lui,  de  Raoul  et  d'Arnold,  il  a  parfois  produit  de  magni- 
fiques effets.  —  M"1*  Heinefetter a  été  faible  dans  le  rôle  de  Valentine;  mais  c'est  que 
cette  admirable  création  de  Meyerbeer  ne  s'improvise  pas  et  qu'elle  a  besoin,  pour  être 
rendue  ,  de  longues  et  sérieuses  études.  —  Dans  la  grande  scène  de  Torquato  Tasso, 
Barhoillet  a  déployé  son  beau  style  de  chant.  —  Les  Noces  de  Gamache  ont  gaîment 
terminé  la  soirée  :  Elio  et  Barrez  y  ont  été  pleins  de  comique.  —  La  Comédie-Française 
a  fêté  le  15  de  ce  mois  l'anniversaire  de  la  naissance  de  notre  grand  Molière  avec  le  Tar- 
tuffe aile  Malade  imaginaire. —  Pendant  le  cours  de  cette  semaine  les  Variétés  nous 
ont  donné  deux  premières  représentations  :  le  Père  Marcel  de  Mn,e  Ancelot  et  la 
Descente  de  la  Courtille,  par  MM.  Dumersan  et  Dupeuty.  Le  Père  Marcel  est  encore 
une  histoire  de  l'empire;  Vernet  dans  le  rôle  du  grognard  s'est  montré,  comme  toujours, 
excellent  comédien;  Mlle  Olivier  a  bien  rendu  quelques  parties  de  son  rôle  sentimental. 
La  Descente  de  la  Courtille  est  une  farce  de  carnaval  où  les  mots  heureux  n'abondent 
guère,  qui  çàet  là  fait  rire  par  ses  charges,  mais  qui  au  résumé  se  recommande  par  le 
dernier  tableau  représentant  la  fameuse  descente ,  dans  laquelle  Hyacinthe  et  Mllr  Esther 
ont  surtout  été  d'une  bouffonnerie  parfaite.  *** 


( 


LA   SYLPHIDE 


■„,  /,  /?■:-■,/,  <.:„. 


direction  i  cite  des  ituicis.- 


LA   SYLPIIIIIK. 


I     Hailmuc 


40  janvier. 


adame  ,  Paris  reprend  bien  sa  revanche  :  le  voilà 
aujourd'hui  aussi  remuant,  aussi  dansant,  que  nous 
l'avons  vu  caime  au  commencement  de  l'hiver,  et  je 
n'ai  aujourd'hui  que  l'embarras  du  choix  pour  vous  dire  où  j'ai 
vu  telle  et  telle  jolie  toilette.  D'ailleurs  ,  n'ai- je  pas  mon  iné- 
puisable mine,  la  maison  de  commission  Giroud-de-Gand? 
S'il  me  prend  un  beau  matin  la  fantaisie  de  passer  en  revue  de 
lavissantes  corbeilles  do  mariages  ,  de  magnifiques  trousseaux  bien 
luxueux,  des  layettes  avec  tous  ces  coquets  détails  que  les  mères  seules 
savent  apprécier ,  des  costumes  de  bal  depuis  la  prestigieuse  cou- 
ronnes de  roses,  jusqu'aux  plus  mignons  souliers  de  satin,  ou  tous  autres  objet- 
de  modes,  d'art  ou  d'agrément ,  je  me  fais  conduire  rue  Laffitte,  1 .  et  là,  au  mi- 
lieu des  envois  partant  pour  la  province  ou  l'étranger,  je  puis  satisfaire  sans  res- 
triction mon  envie.  Aussi  la  maison  Giroud-de-Gand  a-t-elle  souvent  ma  visite: 
car  j'avoue  que  j'ai  plaisir  à  admirer  le  bon  goût  partout  où  il  se  trouve,  surtout 
lorsqu'il  est  accompagné  d'obligeance  et  de  bonne  grâce  ,  choses  qui  m'ont  tou- 
jours séduites. 

Aujourd'hui  plus  que  jamais,  comme  vous  le  pensez,  madame,  les  magasins  de 
la  Barbe  d'or  sont  en  mesure  de  soutenir  leur  grande  et  ancienne  réputation. 
Les  velours  de  toutes  nuances  ,  les  satins  brochés,  si  adoptés  pour  toilettes  de 
soirées,  les  satins  renaissance,  les  pékins,  les  armures,  les  reps,  et  tout  ce  que  la 
soie  peut  offrir  de  plus  joli  et  de  plus  distingué  ,  se  trouve  en  profusion  chez 
Delon,  qui  a  su  prévoir  tous  les  goûts,  toutes  les  exigences,  voire  même  tous 
les  caprices.  C'est  habituellement  sur  ces  belles  et  riches  étoffes  que  viennent 
s'harmonier  les  fourrures  de  Gon  ,  car  la  mode  veut  cette  année  que ,  même  an 
milieu  de  l'atmosphère  étouffante  d'un  bal,  les  fourrures  soient  admises;  nul 
doute  que  la  beauté  des  fourrures  de  Gon  n'aient  aidé  à  cette  innovation,  caries 


LA    SYLPHIDE. 


femmes  n'auront  pas  voulu  se  contenter  de  les  porter  en  palatines,  d'en  voir  or- 
ner leurs  sorties  de  bal,  elles  ont  voulu  aussi  leur  devoir  des  succès  de  salon,  et 
elles  ont  réussi  ;  aussi  n'est-il  pas  étonnant  de  voir  ces  costumes  qui  sentent  la 
froidure,  portés  par  une  jeune  femme  dont  le  front  est  orné  d'une  de  ces  sédui- 
santes couronnes  de  roses  qui  viennent  d'assurer  à  tout  jamais  la  vogue  de  l'élé- 
gance à  Mn»B  Lainné.  Personne  ne  sait  comme  elle  donner  à  une  fleur  sa  grâce 
naturelle,  monter  une  guirlande  avec  autant  de  délicatesse  et  former  de  plus  heu- 
reux contrastes.  Puis  dans  ses  coiffures  en  plumes,  en  marabouts,  avec  quel  art 
elle  sait  mélanger  l'or  au  plus  vaporeux  duvet  !  une  jolie  tête  entourée  d'une  de 
ces  coiffures  a  quelque  chose  de  l'idéal  que  l'on  prête  aux  sylphes. 

Comme  je  vous  l'ai  écrit,  madame,  les  petits  corsages  de  velours  sont  fort  en 
vogue  pour  le  bal;  mais  je  suis  d'avis  que  ce  costume,  un  peu  bergère  de 
Florian,  ne  convient  qu'aux  jeunes  filles  ou  aux  très  jeunes  femmes.  Avec  le  cor- 
set de  velours,  une  jupe  de  crêpe  garnie  de  trois  falbalas,  de  moyenne  hauteur, 
lisérés  de  velours  pareil  au  corset,  fait  un  joli  effet  ;  on  peut  aussi  garnir  la  jupe 
de  trois  ou  quatre  biais  de  velours,  ou  la  relever  sur  le  côté  par  un  bouquet  de 
Heurs  en  velours. 

Si  je  vous  parle  rarement  de  Batton,  c'est  que  le  mérite  tellement  connu  de 
cette  maison  n'a  pas  besoin  de  recommandation.  Pourtant ,  il  est  impossible  de 
garder  le  silence  à  son  égard,  surtout  lorsqu'on  revient  de  ces  grands  bals  aris- 
tocratiques où  les  femmes  les  plus  jolies  sont  encore  embellies  de  ces  délicieuses 
guirlandes  qui  se  distinguent  toujours  par  le  choix  et  la  composition  de  fleurs 
simples  et  si  parfaitement  imitées,  qu'on  les  croirait  vraiment  naturelles.  Je 
préfère  ce  bon  genre  à  toutes  les  bizarreries  de  mauvais  goût  que,  malheureu- 
sement, quelques  femmes  adoptent;  mais  le  nombre  en  est  très  petit,  à  en  juger 
par  l'affluence  que  l'on  voit  dans  les  magasins  Batton. 

Pour  les  soirées  demi-habillées,  on  porte  beaucoup  de  robes  d'organdi,  avec 
canezous,  berthes,  pagodes.  En  lingerie  ,  beaucoup  de  dentelles,  de  guipures  sur 
les  robes  de  velours  ;  la  blonde  se  voit  plutôt  sur  les  toilettes  de  satin.  Les  échar- 
pes,  en  dentelle  d'or,  garnies  de  volans  pareils,  sont  d'une  très  grande  élégance  , 
portées  par  les  femmes  vraiment  distinguées.  La  passementerie  a  acquis,  cette 
année,  une  délicatesse  de  travail  qui  la  fait  appliquer  même  sur  les  robes  d'étof- 
fes transparentes  ;  on  y  mêle  les  perles  blanches,  les  perles  d'or  ;  la  soie  y  est  en- 
trelacée avec  l'or  et  l'argent  de  la  manière  la  plus  charmante.  Les  robes  de  crêpe 
blanc  ou  de  couleur,  brodées  de  soie  plate  ou  de  chenille,  font  des  toilettes  aussi 
jolies  que  distinguées.  La  forme  des  robes  ne  subit  aucun  changement,  et  il  est  à 
présumer  que  l'hiver  se  passera  ainsi.  Les  corsages  les  plus  adoptés  pour  robes 
habillées,  sont  les  corsages  nervés  â  pointes,  avec  le  rabat  plat  en  étoffe  pareille, 
la  berthe  ou  une  rivière  de  pierreries  ,  les  jupes  longues  et  amples.  A  ce  propos , 
je  me  permettrai  de  blâmer  certaines  femmes  qui  portent  la  robe  traînante  der- 
rière :  à  mon  avis,  rien  n'est  plus  disgracieux  que  cette  demi-queue;  autant  la 
queue  des  robes  de  cour  d'autrefois  avait  de  majesté  ,  et  relevait  aristocratique- 
ment  la  tournure  de  la  femme  qui  la  portait,  autant  la  jupe,  ne  traînant  tout  juste 
que  pour  balayer,  donne  à  une  femme  un  air  d'abandon  et  de  désordre,  qui  me 
paraît  blâmable  et  dénué  de  bon  goût. 

Voici,  madame,  quelques  toilettes  qui  nous  donneront  une  idée  exacte  de  ce 
qui  se  porte  aujourd'hui  dans  notre  Paris.  —  Redingote  en  reps  bleu-de-France, 


i. *  SYLPimu:. 


les  deux  montans  delà  jupe  ornés  d'une  large  passementerie  de  même  nuance 
que  la  robe;  corsage  plat,  ouvert  en  cœur,  avec  deux  rangs  de  passementerie 
semblable  à  relie  de  la  jupe  et  montant  des  deux  côtés  du  corsage  jusque  sur  le> 
épaules  en  formant  l'éventail;  manches  plates  ornées  de  deux  jockeys  superpo- 
sés et  ornés  de  même  de  passementeries  ;  rabat  élroil  en  guipure;  chapeau  de 
velours  marron,  ornemens  pareils;  pelisse  en  velours  noir,  ornée  de  glands  et 
cordons  algériens.  —  Toilette  de  soirée  :  Robe  en  velours  blanc  ,  ouverte  devant 
et  laissant  voir  une  jupe  de  satin  pailla  ;  les  deux  montans  de  la  robe  garnis  d'un 
volant  de  dentelle,  monté  de  manière  à  former  ziz-zag,  et  soutenu  de  distancr 
en  distance  par  des  bouquets  de  roses  blanches  et  couleur  paille  en  velours.  L<- 
corsage  à  pointe  avec  berthe  en  dentelle.  Au  milieu  de  la  poitrine,  et,  sur  les  deux 
épaules,  des  bouquets  de  petites  roses  comme  celles  de  la  jupe  ;  les  manches  cour- 
tes, plates,  couvertes  de  quatre  petits  bouillons  alternés  velours  blanc  et  satin 
paille  ;  pagodes  de  dentelles  relevées  par  de  petites  roses.  Coiffure  en  velours 
blanc  et  perles  d'or. 

Autre  toilette  de  soirée  :  Robe  de  satin  lilas,  garnie  de  deux  volans  de  hautr 
blonde  noire,  remontant  sur  le  côté  jusqu'à  mi-hauteur  du  jupon,  et  retenu  pa  r 
deux  bouquets  de  marabouts  blancs  frimatés  d'argent;  corsage  à  pointe  très  dé- 
colleté, garni  d'une  blonde  noire  retombante  ,  froncée;  les  manches  courtes 
plates ,  sans  autre  ornement  qu'un  revers  de  blonde  noire  et  deux  petites  têtes 
de  marabouts  semblables  à  ceux  de  la  jupe  ;  coiffure  en  marabouts  et  épin- 
gles de  diamans.  — Toilette  de  bal  :  Robe  de  crêpe  couleur  de  rose  ,  ornée  de 
deux  ruches  de  crêpe  de  même  nuance  ,  découpées  en  chicorée  et  montant  sur  le 
devant  de  la  jupe  en  tablier  ;  de  distance  en  distance  des  bouquets  de  volubilis  en 
velours  rose,  avec  feuillage  d'argent  ;  corsage  à  pointe,  avec  rabat  en  crêpe,  borde 
d'une  petite  ruche  pareille  ;  manches  courtes  plates,  ornées  de  deux  petites  ru- 
ches et  fleurs;  sur  la  tète,  une  guirlande  de  volubilis  à  l'Iphigénie. — Antre 
toilette  de  bal  :  Robe  tunique  en  tulle  blanc  ,  petit  corsage  à  pointe  en  velours 
bleu  ,  la  jupe  de  la  tunique  ornée  sur  les  deux  montans  de  nœuds  de  velour* 
bleu  ;  la  jupe  de  dessous  en  satin  blanc  ;  dans  les  cheveux,  deux  branches  de 
roses  blanches.  Ajoutez  à  ces  toilettes  ,  madame ,  de  gracieuses  pèlerines  de 
satin  ou  de  velours  avec  capuchons  ,  de  belles  pelisses ,  satin  et  hermine,  et  vous 
aurez  le  parfait  modèle  d'une  de  nos  jolies  Parisiennes  ;  mais  surtout  n'oublie/ 
pas  d'ajouter  à  ces  prestigieux  embellissemens  à  la  beauté  un  des  indispensable-- 
mouchoirs  de  Chapron  ,  si  fins  d'étoffe ,  ornés  de  broderies  si  délicates ,  de  den- 
telles si  transparentes,  qu'on  dirait  qu'un  souffle  les  peut  faire  reconnaître. 

Si ,  à  Paris,  le  plaisir  est  séduisant ,  entraînant ,  il  y  faut  cependant  remarquer 
que  là  ,  autant  que  partout  ailleurs  ,  les  femmes  y  accomplissent  leurs  devoirs  de 
mères  de  la  façon  la  plus  exemplaire.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  ici  la  femme  la 
plus  jolie,  la  plus  jeune,  la  plus  entourée  d'hommages  dans  le  monde,  renoncer  a 
tous  plaisirs  et  se  calfeutrer  chez  elle ,  pour  consacrer  tout  son  temps  au  soin 
qu'exige  un  nouveau-né.  C'est  sans  doute  comme  dédommagement  que  Huret 
vient  d'offrir  aux  jeunes  mères  ces  merveilleux  petits  berceaux  en  fer  suspendus 
que  nous  admirons  aujourd'hui.  L'Indienne  ,  qui  suspend  son  hamac  aux  bran- 
ches du  palmier  ,  ne  peut  balancer  plus  mollement  son  fils  chéri  que  ne  le  sont 
les  nôtres  dans  les  ravissans  berceaux  de  Huret  !         Baronne  marie  de  l*"***. 


LA    S\  LI'IIIIIL'  . 


vSîr»/V -r'-'"s/rtïS8L<ï&a  AlNT  1ue  régna  Sa  Majesté  le  feu  roi  Cliarles  X,  toujours 

ËlmR&â'"  IwkSjJI^  si  empressé  de  tendre  la  main  à  ce  qui  souffrait,  samu- 

^y^v(SPv 4& 'Wjw  ; "  '  nificencc  inépuisable,  les  ressources  sans  cesse  renais- 

Z*r     «îfcAVv'.    ^SP.b',       i-   -.,   .,„,,„..„.,..,,:..„.,.:,   v ;.„,„„„<  ,i„  1.;.,.. 


I 


[i© 


sautes  de  sa  cassette  suffirent  à  l'apaisement  de  bien 
des  misères  ;  mais  il  arriva  qu'un  jour  le  noble  roi 
Charles  s'embarqua  à  Cherbourg  avec  toute  sa  fa- 
mille, et  de  ce  moment  les  plaies  qu'il  avait  fermées 
se  rouvrirent,  et  le  grand  nombre  de  ceux  qui  ne  vi- 
vaient que  de  lui  demeurèrent  sans  espoir,  et  pour 
ainsi  dire  sans  pain.  —  Il  fallut  alors  que  quelques 
vrais  amis  de  cette  royauté  déchue  cherchassent 
sinon  à  continuer  son  ouvrage,  ce  qui  eût  été  impos- 
ai sible,  au  moins  à  ne  pas  l'abandonner  entièrement. 
Des  mois  entiers  de  souscription  n'ont  jamais  valu  un  jour  d'aumône  de  Sa  Majesté 
Charles  X.  Mais  qu'importe  ?  ce  ne  sont  ni  les  efforts  ni  la  bonne  volonté  qui  ont  fait 
défaut  pour  remplacer,  auprès  des  grandes  infortunes  de  la  France,  la  sollicitude  de  ce 
pieux  monarque  qui  n'avait  d'argent  que  pour  la  France  ! 

Au  nombre  des  tentatives  généreuses  auxquelles  la  noblesse  do  notre  pays  a  eu  re- 
cours pour  suppléer  à  la  compassion  absente  de  son  roi,  on  doit  citer  les  bals  au  prolit 
des  pensionnaires  de  l'ancienne  liste  civile.  Depuis  1850,  ces  bals  sont  revenus  chaque 
année,  souvent  à  différentes  reprises,  et  leur  produit  a  toujours  été  religieusement  em- 
ployé à  ces  œuvres  charitables  qu'entendaient  si  bien  nos  princes  de  la  Restauration. 

Le  bal  donné  mardi,  dans  la  salle  de  l'Opéra-Comique,  a  effacé  en  magnificence  tous 

ceux  qui  l'avaient  précédé.  A  moins  d'avoir  assisté  à  cette  imposante  fête  de  nuit,  il  est 
difficile  de  se  faire  une  idée  du  luxe  de  l'éclairage,  de  ces  lustres  innombrables',  de  ces 
candélabres  et  de  ces  milliers  de  bougies  qui  rendaient  pi  us  parées  et  plus  éclatantes  en- 
core les  nobles  dames  qui  étaient  venues  déposer  leur  aumône  dans  le  tronc  de  la  mi- 
sère résignée.  —  Le  parquet  de  la  salle  débat  était  entièrement  recouvert  de  tapis;  la 
bouche  noire  et  béante  des  baignoires  avait  été  dissimulée  au  moyen  de  branchages 
touffus  qui  rappelaient,  à  s'y  méprendre,  les  lilas  qui  cachent,  au  printemps,  le  célèbre 


'■  *   sï  LPIIIOB, 


105 


fossé  des  Tuilenes;  les  portes  des  loges  avaient  toutes  été  enlevées,  et  à  leur  place  se 
drapaient  des  rideaux  de  soie  rouge  qui  s'harmoniaient  à  ravir  avec  la  décoration  des 

corridors.  Le  foyer,  elincelant  de  lumières,  était  plus  spécialement  consacré  aux  pro- 
menades etaux  douces  causeries  ;  à  ses  deux  extrémités,  on  avait  établi  des  divans  cir- 
culaires en  velours  cramoisi  à  franges  d'or. 

Maintenant,  que  l'on  juge  de  l'effet  de  cette  admirable  salle  de  l'Opéra-Comique  ainsi 
ruisselante  de  lumières  et  dediamans,  percéeà  jour  pour  ainsi  dire,  remplie  .l'un  pu- 
bued  élite  dans  lequel  se  confondaient  toutes  les  aristocraties  et  toutes  les  illustrations 
aussi  bien  de  l'ancien  que  du  nouveau  régime  !  Car  il  faut  qu'un  le  sache,  de  plus  en 
plus  les  célébrités  de  la  littérature,  des  arts  ou  des  armes,  les  noblesses  de  finance  ou 
de  blason  tendent  à  se  rapprocher,  et  elles  ne  manquent  jamais  de  le  faire,  toutes  les 
lois  qu  il  s  agit  d'une  bonne  action. 

Je  voudrais  dire  les  noms  de  toutes  ces  grandes  daines,  de  ces  palronesses  illustres,  de 
ces  jeunes  et  belles  personnes  ;  je  voudrais  décrire  leurs  toilettes,  compter  les  brillans 
des  mères,  les  roses  des  jeunes  filles;  je  voudrais  citer  les  uns  après  les  autres  tous  les 
am.s  et  toutes  les  sympathies  que  j'ai  rencontré  là  ;  mais  la  place  me  manquerait,  et 
quand  j  aurai  dit  que  pas  une  seule  de  nos  duchesses  et  de  nos  marquises  révérées 
que  pas  un  seul  de  ces  beaux,, s,  dont  la  Restauration  s'est  à  si  bon  droit  enorgueil- 
lie, ne  manquait  à  l'appel,  j'aurai  suffisamment  fait  l'éloge  du  bal  delà  liste  civile,  nom- 
breux sans  tumulte,  gai  sans  exagération,  riche  de  parures  du  meilleur  goût  qui  s'est 
prolonge  fort  avant  dans  la  nuit,  et  dont  la  recette  totale  s'est  élevée  à  50  000  fr  1  es 
frais  ayant  été  calculés  avec  une  économie  qui,  en  pareille  circonstance,  était  un  devoir 
les  deux  tiers  au  moins  du  produit  iront,  pendant  cet  hiver  de  1841,  consoler  les  pau- 
vres de  Sa  Majesté  Charles  X.  UE  VH.LEHESSANT 


CAUSERIES  CRITIQUES. 

A  M.  le  Directeur  de   la  Sylphide. 

La  quantité  et  la  qualité.  -  M.  Alexandre  Soumet.  -  Un  livre  a  couronner  pour  le  pape  - 
Le  banquet  des  nouveautés.  -Le,  Trois  Marie.-Lts  Mémoires  d'un  Maitre  d'armes -Le 
'' te  de  MansWl.  -  U  Cours,  an  Clocher.  -  Souvenir  de  l'hôtel  Castellane  -  I  e  mar- 
quis deSalvo,  M.  Panseron.  M-  Delno.-I.a  comédie  au  Sacré-Cœur.  -  Thèàire  de  la 
comtesse  de  Lerm.n.  -  M  Victor  Hugo  a  l'Académie  française.  -  La  coterie  Flourens.  - 
L  amitié  sous  le  bandea,,  de  1  amour.  -  Deux  grandes  nouvelles.  -  Les  Matinée,  littéraire* 
de  M.  Mennechet.  -  Les  Mémoires  ,1c  M.  de  Chateaubriand.  -  Promesse  aux  lecleurs. 

epuis  le  mois  dernier,  monsieur,  les  livres  ont  plu  comme 
la  neige,  et  le  dégel  en  a  déjà  emporté  la  meilleure  part. 
|  Quand  je  dis  la  meilleure  part,  je  parle  de  la  quantité  . 
!  bien  entendu.  La  qualité,  comme  disait  M.  Thiers  en 
H  temps  de  coalition,  a  résisté  au  torrent;  les  livres  ont 
jjj&  leur  noblesse,  ainsi  que  les  hommes.  Passons  donc  en  re- 
jNl  vue  les  livres  de  qualité. 
i±î?5  A  oici  venir,  d'abord,  l'ouvrage  le  plus  hardi  qui  ait  ja- 
mais paru  ;  un  ouvrage  qui  vise  plus  haut  que  l'Iliade  et 
C Odyssée  d'Homère,  que  V Enéide  de  Virgile,  que  les  Luziades  du  Camoëns,  que  la  Jé- 
rusalem Délivrée  de  Torquato,  que  le  Paradis  Perdu  de  Mikon  et  que  la  Htnriade 
de  Aoltaire;  car  on  chantait  encore  les  vers  quand  fut  chantée  V  Iliade;  car  l'empereur 


106  LA  SYLPHIDE. 

Auguste  se  faisait  lire  l'Enéide  dans  son  palais;  car  Camoëns  racontait  à  des  héros 
son  poème  héroïque  ;  car  la  Jérusalem  Délivrée  rendait  Éléonore  d'Est  amoureuse  du 
Tasse;  car  Milton  offrait  le  Paradis  Pe  rdu  à  des  gens  qui  croyaient  au  paradis;  car 
Voltaire  célébrait  Henri  IV  sous  le  règne  d'un  petit-fils  de  Henri  IV  ;  —  tandis  que  M. 
Alexandre  Soumet  publie  la  Divine  Épopée  dans  un  temps  qui  ne  croit  plus  à  Dieu,  et 
ose  jeter  dix  mille  vers  au  beau  milieu  du  dix-neuvième  siècle!.. 

Oui,  monsieur,  un  homme  s'est  rencontré,  un  académicien  !  qui  a  passé  vingt  ans  de 
sa  vie,  —  les  vingt  ans  que  nous  venons  d'employer  à  faire  des  révolutions  et  des  vaude- 
villes,—  qui  a  passé,  dis-je,  ces  vingt  ans  à  élever,  vers  par  vers,  rime  par  rime,  syllabe 
par  syllabe,  un  poème  en  deux  gros  volumes  in-8°,  où  il  est  raconté,  dans  le  ciel,  après 
la  fin  du  monde,  comment  Jésus-Christ,  avant  racheté  la  terre  de  ses  crimes,  voulut  en- 
core racheter  l'enfer  de  la  damnation  !  Tel  est  effèctivementle  sujet  de  la  Divine  Épopée 
de  M.  Alexandre  Soumet  ;  assemblage  merveilleux  de  la  plus  belle  poésie  et  de  la  morale 
la  plus  pure;  livre  qui  mériterait  assurément  une  couronne  d'or,  mais  qu'un  homme  seul 
pourrait  couronner  aujourd'hui  :  celui  qui  siégea  Rome  sur  le  trône  de  saint  Pierre. 
Malheureusement,  au  lieu  de  couronner  la  Divine  Épopée,  le  pape  la  mettra  sans  doute 
à  l'index  ;  de  sorte  qu'il  se  trouvera  que  le  poète  aura  fait  comme  saint  Jean,  qu'il  aura 
absolument  prêché  dans  le  désert. 

Après  avoir  lu  l'ouvrage  de  M.  Alexandre  Soumet,  il  est  difficile  de  lire  sérieusement 
les  romans  de  l'éditeur  Dumont.  Cependant,  je  ne  sais  trop  ce  que  deviendraient  les  oi- 
sifs d'ici-bas  sans  cet  infatigable  publicateur,  resté  seul  sur  la  brèche  des  nouveautés. 
Comme  cet  autr'e  éditeur  qui  écrivait  sur  la  porte  d'un  romancier  paresseux  :  «  M.  Gos- 
selin  prie  les  amis  de  M.  Alphonse  Karr  de  le  laisser  travailler;  »  comme  celui-là, 
ou  plutôt  mieux  que  celui-là,  M.  Dumont  tient  sous  clé  les  plus  féconds  écrivains  de  no- 
tre siècle.  Chaque  semaine,  et  plus  souvent  quelquefois,  il  leur  demande  un  livre  :  à  ce- 
lui-ci, un  roman  de  mœurs;  à  celui-là,  un  roman  intime;  à  l'un  des  mémoires  authenti- 
ques; à  l'autre  des  impressions  de  voyage  ;  et  aussitôt  voyages,  mémoires  et  romans  de 
se  succéder  sans  interruption,  si  bien  que  l'appétit  des  lecteurs  les  plus  dévorans  suffit  à 
peine  à  ce  banquet  roulant  de  nouveautés.  J'engage  les  gourmets  à  se  faire  servir  d'a- 
bordles  Mémoires  d'un  Maître d 'armes,  par  M.  Alexandre  Dumas.  Je  ne  sais  si  le  conteur 
cosmopolite  a  écrit  ce  livre  à  Saint-Pétersbourg  ou  à  Paris,  à  Marseille  ou  à  Florence  , 
mais  je  vous  jure  que  c'est  l'un  des  ouvrages  les  plus  curieux  et  les  plus  attachans  que 
vous  puissiez  lire. 

Lisez  aus>i  les  Trois  Marie,  par  MM.  Michel  Masson  et  Laffitte.  Vous  savez  déjà  que 
le  premier  est  un  homme  de  cœur  qui  est  plein  d'esprit,  comme  le  second  est  un  homme 
d'esprit  qui  est  plein  de  cœur.  C'est  donc  avec  le  cœur  et  l'esprit  que  tous  deux  ont  tracé 
l'histoire  de  Marie-Laure,  de  Rose-Marie  et  de  Marie-Ange.  Cela  m'a  fait  tour  àtour  pleu- 
rer et  sourire  sans  effort  :  il  y  a  le  caractère  d'un  M.  Laneuville  qui  est  fort  beau,  et  un 
ouvrier  ébéniste  plus  vrai  que  tous  les  menuisiers  de  George  Sand. 

Le  Comte  de  Mansfeldt ,  roman  de  M.  de  Lavergne,  vaut  beaucoup  mieux  que  le 
Comte  de  Mansfeldt,  de  MM.  de  Lavergne  et  Paul  Foucher  ;  la  Course  au  Clocher, 
nouvelle  du  même  auteur ,  est  une  lutte  assez  intéressante  entre  la  robe  et  l'épée , 
mais  moins  intéressante  que  Brancas-le-Réieur,  toujours  du  même  écrivain.  Vous  sa- 
vez ce  pauvre  marquis  de  Brancas,  si  bien  peint  par  La  Bruyère,  et  qui  s'introduisit  un 
soir  chez  une  belle  dame,  croyant  tout  uniment  rentrer  chez  lui.  M.  de  Lavergne  ra- 
con  te  fort  élégamment  comment  cette  aventure  se  termina  par  un  mariage;  et  je  me  sou- 
viens d'avoir  joué  avec  M,ue  Sophie  Gay,  chez  M.  le  comte  de  Caslcllane,  une  petite  co- 
médie très  spirituelle  sur  ce  sujet-là. 

A  propos  de  comédie,  j'allai  voir  l'autre  jour  ma  petite-fille  au  Sacré  Cœur  (car  je  vous 
ai  déjà  dit,  monsieur,  que  je  suis  grand'mère).  (Juel  fut  mon  étonnement  de  trouver  toute 
la  pension  réunie  dans  la  salle  d'étude,  à  l'heure  habituelle  des  jeux  !  J'appris  qu'on  re- 
présentait laPetite  Fille  perdue,  drame  en  deux  actes,  de  Mme  la  comtesse  de  Lcrmin  ; 


LA  SYLPHIDE.  10- 

lestai  ^  1femime1SUpt;neUr,!  qui  Se  Cache  sous  ce  Pseudonyme,  et  je  trouvai  dans 
les  mains  de  toutes  les  pensionnaires  deux  petits  volumes  de  pièces  de  théâtre  dédiées 
aux  maisons  d  éducation.  De  long-temps,  monsieur,  je  n'avais  lu  un  livre  aussi  simple 
aussi  touchant  et  aussi  profond.  Cela  est  si  bon  de  redevenir  enfant  quelques  heures' 
quand  on  est  une  respectable  douairière!  Tous  les  vieux  enfans  pourront  apprécier  mon' 

«  le  T  'Vf  e  ï  ""  ^  Lermi" ;  6t  t0US  l6S  J~  -fans  voudront  jouer, 
comme  les  élevés  du  Sacre-Cœur,  les  pièces  attachantes  de  ce  recueil 

Jilp  TM®^an*n>lnaisnon  moins  amusant,  c'est  V Arabesque,  par  MM.  Ro- 
ger deBeauvoir,  [loyer,  Francis  Wey,  etc.,  ouvrage  mêlé  de  bon  et  de  médiocre,  comme 
«  JÏITT.  »™  Senre-Mais  1ui  ne  '^ait  deux  volumes  in-8-  pour  quelques  pa- 
ges de  M.  Roger  de  Beauvoir?  On  m'a  dit  du  bien  de  Caliste,  par  il-  fiodin  •  de  Qua- 
tre ans  sous  terre,  par  M.  Jules  Lacroix;  du  Commandeur  de  Malte,  par  M  Eusène 

nés  causeries,  s,  ces  éloges  sont  mérités.  En  attendant,  je  puis  vous  garantir  le  bon 
•       \  ?  l  K  dU  n°UVel  0uvra«e  deM-  'e  marquis  de  Salvo:  Suite  <fe™,- 

P'ers  détaches,  véritable  bonne  fortune  pour  tous  les  gens  dumonde.qui  attendront 
avec  impatience  la  suite  promise  par  le  spirituel  diplomate. 

Si  vous  avez  un  piano  et  une  petite  fille  (et  qui  n'a  pas  aujourd'hui  une  petite  fille  et 
un  piano .  j  mettez  sur  ce  piano  et  dans  les  mains  de  cette  petite  fille  l'A  B  C  D  mls.cal 
que  M  Panseron,  1  auteur  de  tant  de  jolies  romances,  vient  de  dédier  aux  mères  de  fa- 
ute. H   1  anseron  est  non  seulement  un  charmant  compositeur,  mais  un  des  plus  ha- 
monXtamlnt  nSmatUire;  etJePr"diS  qUeS°n  A1Phabetmusica'  fera  le  tour  du 

Un  autre  professeur  non  moins  habile,  c'est  M™  Delno,  qui  vient  de  publier,  avec 
BùtP  TV"       .'T*  qUadri"e  P0Ur  lepia"0'  avec  accompagnement  de  violon, 

au    in  qU     ; "*?  f?-,DtltUlé  :  S°UVenir  de  Breta9ne-  Ju8ez  si  ce  li^  ">'«•  allé 

au  cœur,  monsieur!  Eh  !  bien,  j'ai  trouvé  la  composition  meilleure  encore  que  le  titre, 
fcnhn  vous  nous  avez  annoncé  l'entrée  de  M.Victor  Hugo  a  l'Académie  française  ;  et  voilà 
de  quoi  rajeunir  1  Institut  pour  quelques  années.  On  cite  déjà  des  effets  merveilleux  de 
ce  cordial  révolutionnaire  versé  dans  les  veines  des  immortels.  Lacoterie-Klourens  est 
aux  abois,  et  toute  la  science  de  ce  docteur  ne  suffira  pas  à  le  relever  d'un  tel  coup 
\  ieiine.it  maintenant  M.  le  comte  Alfred  de  Vigny,  M.  Ballanche, M.  Alexandre  Dumas 
et  1  Académie  redeviendra  tout-à-fait  l'Académie  française  !  Vous  nous  avez  dit  comment 
Jl.\  ictor  Hugo  n  a  obtenu  que  la  majorité  exacte;  mais  vous  n'avez  pas  racontéen  dé- 
ail  'étrange  hasard  auquel  a  tenu  sa  nomination.  Egalement  engagé  d'amitié  envers 
I  auteur  de  l\otre-Dame-de-Paris  et  envers  M.  Ancelot,  son  concurrent,  M.  Alexandre 
Soumet,  ce  même  poète  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  ne  savait  comment  concilier 
son  vote  d  académicien  avec  cette  amicale  perplexité.  Il  écrivit  sur  un  bulletin  le  nom 
de  M.  ï  ictor  Hugo,  et  le  nom  de  M.  Ancelot  sur  un  autre  ;  il  plia  et  jeta  dans  son  cha- 
peau ces  deux  bulletins  ;  puis,  mettant  à  l'amitié  le  bandeau  de  l'amour,  il  prit  au  ha- 
sard I  un  des  deux  noms,  pour  le  déposer  dans  l'urne  électorale  :  ce  nom  était  celui  de 
31.  \  ictor  Hugo,  et  M.  Soumet  n'eût  pas  mieux  fait  en  voyant  fort  clair  ! 

uouvXTm  de/V°UVf'eS  a  vous  annoncer,  monsieur;  mais  ce  sont  deux  grandes 
nouvelles  M  Ld.  Mennechet,  ancien  lecteur  des  rois  Louis  XVIII  et  Charles  X,  direc- 
teur de  la  belle  publication  du  Plutarque  français,  et  auteur  d'une  Histoire  de  France 
couronnée  par  l'Académie ,  cet  écrivain  qui  est  un  homme  du  monde  si  aimable,  et  cet 
homme  du  monde  qui  vient  déjouer  le  Misantrope,  comme  Fleurv,  chez  M.  de  Castei- 
ane,  M.  Mennechet  vient  d'ouvrir  au  manège  O'Guerthy,  rue  Duphot,  des  matinées 
littéraires  dont  le  programme  est  des  plus  tiquans.  Là,  dans  des  salons  où  chacun  re- 
trouvera le  confort  de  son  chez  soi,  on  peutchoisir  entre  trois  cours  qui  ont  un  droit  é-al 
a  1  intérêt  des  gens  de  goût  :  un  cours  de  sciences  naturelles,  par  M.  Achille  Comte  pro- 
fesseur au  collège  royal  de  Charlemagne  ;  un  cours  d'histoire  d'Orient,  cette  question  du 


lU»  I.A   SYLPHIDE. 

jour!  par  M.  Millet,  professeur  h  l'école  militairede  Saint-Cyr;  enfin  un  cours  de  litté- 
rature ancienne  et  moderne,  de  lecture  à  haute  voix  et  de  déclamation,  par  M.  Ed.  Men- 
necliet.  Les  deux  nobles  faubourgs  et  la  Chaussée-d'Antin  se  sont  donné  rendez-vous  à 
l'inauguration  de  ces  cours  distingués,  où  les  mères  vont  briller  en  grande  toilette,  sous 
prétexte  de  taire  l'éducation  de  leurs  filles.  Je  m'engage  à  rendre  un  compte  également 
fidèle  de  la  docilité  des  filles,  de  l'élégance  des  mères  et  du  talent  des  professeurs. 

Ma  seconde  nouvelle  est  une  nouvelle  plus  grande  encore  :  M.  de  Chateaubriand  a 
lu  chez  Mme  Récamier  la  conclusion  de  ses  Mémoires  d'Outre-Tomhe\...  Quelle  est  cette 
conclusion?  Puissiez-vous  ne  la  connaître  que  d'ici  à  long-temps  !  Mais  enfin  le  testa- 
ment du  grand  homme  est  terminé  ,  la  France  est  assurée  de  le  lire  un  jour;  elle  n'a 
plus  qu'à  demander  au  ciel  de  retarder  ce  jour,  où  elle  doit  perdre  plus  encore  qu'elle 
ne  gagnera.  D'ici  là  il  faut  espérer  que  nous  aurons  quelques  fragmens  de  la  grande 
œuvre,  et  que  l'histoire  du  banquier  B***  se  renouvellera  pour  notre  plaisir.  La  con- 
naissez-vous, l'histoire  de  M.  B"*  et  de  M.  de  Chateaubriand  ?  Vous  ne  la  connaissez 
pas?  Eh  bien  !  je  vous  la  raconterai  le  mois  prochain.  C'est  une  indiscrétion  qui  sera 
suivie  de  quelques  autres,  et  qui  me  dédommagera  d'avoir  été  si  louangeuse  aujour- 
d'hui. MARQUISE   DE  CÎIATILLON. 


CHIMIQUE  Dl  fiRAKD  MONDE. 


E  bal  qui  a  eu  lieu  chez  le  colonel  Thorn,  dimanche 
dernier,  n'a  pas  été  aussi  brillantqueceux  auxquels 
nousahabitué  le  riche  et  courtois  Américain,  mais 
les  magnificences  du  souper  ont  amplement  com- 
pensé ce  qui  pouvait  manquer  au  bal.  — Le  25,  il  y  si 
eu  un  raout  chez  M.  le  duc  de  Crillon.  Disons  en  pas- 
sant ce  que  c'est  au  juste  que  le  raout  ;  les  Anglais, 
qui  l'ont  inventé,  le  pratiquent  qu'un  étrange  ma- 
nière :  ils  se  réunissent  en  aussi  grand  nombre 
qu'ils  peuvent  dans  des  pièces  fort  petites,  et  parce 
qu'ils  sont  gênés  et  qu'ils  étouffent,  ils  imaginent 
s'amuser  considérabl. 'ment.  En  France,  nous  avons 
perfectionné  le  raout,  nous  lui  donnons  pour  tem- 
ples de  vastes  et  superbes  appartemens,  nous  y  convions  des  personnes  d'élite  ,  assez 
pour  que  l'on  puisse  s'abandonner  aux  charmes  d'une  conversation  agréable,  pas  assez 
pour  que  le  plaisir  dégénère  en  ennui.  Aussi  la  meilleure  et  la  plus  haute  aristocratie, 
qui,  en  dépit  des  révolutions,  se  perpétue  toujours  en  France,  s'était-elle  empressée 
d'accourir  au  beau  raout  de  la  rue  de  Lille  ;  il  y  avait  fort  peu  d'étrangers  chez  le  noble 
duc,  pas  d'Anglaises  et  point  de  dames  russes.  Cependant  la  comtesse  d'Appony  et  sa 
charmante  fille,  l'ambassadrice  de  Sardaigne ,  la  baronne  de  Delmar ,  la  marquise  de 
Salvo,  la  baronne  de  Mayendorff  embellissaient  les  salons  de  leur  présence;  parmi  les 
toilettes  les  plus  remarquables  on  distinguait  celles  de  la  comtesse  Pozzo  di  Borgo,  fille 
du  duc  de  Crillon,  de  la  duchesse  de  Noailles  et  de  la  jeune  duchesse  de  Caraman  , 
née  de  Crillon. 

Le  goût  de  la  grande  et  belle  musique  se  propage  dans  les  salons  aristocratiques.  Le 
lendemain  du  raout  de  l'hôtel  Crillon,  la  comtesse  Obreskoff  a  donné  une  soirée  musi- 
cale donton  se  souviendra.  Ce  soir-là,  l'élitede  la  troupe  italienne  avait  émigréàlarue 
Tronchet.  Rubini ,  Tamburini  et  Lablache,  ces  colossesdu  chant,  ont  fait  sortir  de  la 
tombe  l'ombre  plaintive  du  doux  Bellini.  Théodore  llauman,  dont  le  violon  est  si  bien 


LA  SI  ll'HIDE. 


dignedetutteravecla  voix  des  plus  grands  artistes,  a  soupiré  une  de  ces  admirables  fan- 
taisies comme  lui  seul  les  compose  el  les  exécute.  -  Il  5  B  bien  encore  eu  d'autres  petits 
prodiges,  mais  je  préfère  donner  ici  un  éloge  aux  toilettes  ravissantes  de  la  jeum 
tessc  d'Appony,  de  la  princesse  de  Beaufremoiit,  de  M""  Terzi,  de  M""  Borgh,  de 
M"«  deBrignoleetde  beaucoup  d'autres  dames  russesqui  n'avaient  pas  manqué  de  se 
rendre  à  la  gracieuse  invitation  de  la  noble  comtesse  d'<  Ibreskoff. 

Quenevousdirai-je  pas  des  samedis  de  M.  de  Lamartine?  C'est  à  qui  brigaera  l'hon- 
neur d'une  invitation  cbez  l'illustre  poète  et  l'illustre  orateur.  Lesgens  de  lettres  les  plus 
distingués,  les  étrangers  de  renom  ,  les  gloires  parlementaires  de  nus  deux  Chambr 
retrouvent  cbez  M.  de  Lamartine.  Les  art,  sont  plus  spécialement  placéssous  l'adorable 
eg.de  de  M- de  Lamartine,  qui  se  serait  fait,  on  le  sait,  un  nom  célèbre  dans  la 
tuaireou  la  peinture  si  le  nom  qu'elle  porte  n'équivalait  à  toutes  les  gloires.  Chez  H 
Lamartine,  comme  chez  M>«  Récamier,  cette  autre  grande  dame  si  bien  dévouée  au  sou- 
lagement de  toutes  les  misères,  on  ne  rêve  que  bienfaisance,  Ce  sont  toujours  des  lote- 
ries, toujours  d'ingénieuses  inventions  pour  venir  en  aide  à  ceux  qui  souffrent    \u 
nombre  des  personnes  que  l'on  rencontre  le  plus  habituellement  dans  les  --aluns  de 
M.  de  Lamartine,  il  faut  citer  la  marquise  de  la  Grange,  la  comtesse  de  Chatenais  la  du- 
chesse de  Rosan,  la  comtesse  de  Saint-Aulaire,  la  comtesse  de  Nesselrode,  M de 

Flavigny,  la  marquise  de  Salvo,  la  princesse  Galitzin  et  d'autres  femmes  illustres  qui 
viennent  orner  le  salon  du  poète  et  du  député,  et  se  mêler  à  ces  causeries  aimables  qui 
deviennentde  plus  en  plus  rares  en  France ,  mais  qui  semblent  s'être  réfugiées  chez 
M.  de  Lamartine  comme  dans  un  dernier  et  inviolable  sanctuaire. 

Comte    ALFKED    DE    1; " 


Le  Giitarero,  opéra  en  trois  acle> ,  paroles  de  M.  Scribe,  musique  de  M.  F.  Hai.kv  y. 
Débuts  de  Mme  Cvi'Dlyille. 

l  y  a  long-temps  que  M.  Scribe  s'est  fabriqué 
une  poétique  à  son  usage  dont  il  est  bien  rare 
qu'il  s'écarte  :  chez  lui,  l'histoire,  les  carac- 
tères, la  vraisemblance  sont  presque  toujours 
sacrifiés  à  la  situation,  et  la  situation  est  sou- 

=^    vent  à  son   tour  immolée    à  un   bon   mot. 

M.  Scribe  a  fait  cette  longue  expérience,  que  le  public  ne 
manque  jamais  de  se  laisser  prendre  aux  dehors,  qu'il  s'oc- 
cupe beaucoup  plus  de  la  superficie  que  du  fond,  et  que 
pourvu  qu'on  l'intéresse  ou  qu'on  l'amuse,  qu'on  le  fasse 
pleurer  ou  qu'on  le  fasse  rire,   il  ne  s'inquiète  pas  des 
moyens  à  l'aide  desquels  on  y  est  parvenu.  Ainsi  s'explique 
la  popularité  immense  de  M.  Scribe ,  admise  par  le  grand 
nombre ,  qui  reçoit  comme  argent  comptant  tout  ce  que 
le  vaudevilliste -académicien  invente,   contestée  par  une 
minorité   intelligente  qui   ne   saurait  accepter  les  limites 
étroites  dans  lesquelles  M.  Scribe  cherche  depuis  tant  d'an- 
^^^tfî^i      nées  à  circonscrire  l'art  dramatique  en  Franee.  — L'auteur 
<«  "^^Sif^ilg^      de  Bertrand  et  Raton  adopte-t-il  par  hasard  la  vie  poli- 
.,  .  *  ti(lue  comme  milieu  de  son  intrigue ,  il  y  est  bien  vite  à 

laise:   il  empruntera  ses  costumes  au  siècle  où  la  scène  se  passe;  à  l'histoire,  il 


LA   SYLPHIDE. 


demandera  quelques  événemens, mais  jamais  de  dates;  deux  ou  trois  noms  lui  tiendront 
lieu  de  couleur  locale;  puis  sa  mémoire,  son  intelligence  accomplie  du  théâtre  et  son  art, 
plus  merveilleux  encore,  de  se  servir  de  l'esprit  des  autres,  feront  le  reste. 

Ainsi,  il  est  de  ladernière  évidence  que  M.  Scribe  a  retourné  la  livrée  poétique  de  Ruy 
Blas  pour  en  faire  la  veste  portugaise  de  son  Guitarero.  La  donnée  du  Guitarero  n'ap- 
partient donc  pas  à  M.  Scribe,  mais  à  M.  VictorHugo.  Continuons  :  ce  fut  sous  le  règne 
de  Philippe  II,  en  1580,  après  la  mort  du  roi  Dom  Sébastien  et  du  cardinal  Henri,  que  les 
Espagnols,  dépossédant  la  maison  de  Bragance,se  rendirent  maîtres  du  Portugal,  qu'ils 
conservèrent  jusqu'en  1640,  époque  à  laquelle  les  Portugais,  fatigués  des  vexations  de 
Philippe  IV ,  restaurèrent  la  maison  de  Bragance  sur  le  trône,  dans  la  personne  de 
Jean  IV.  Or,  au  premier  acte  du  Guitarero,  en  entendant  parler  d'inquisition  et  de 
torture,  il  semble  tout  naturel  de  croire  que  nous  sommes  en  plein  règne  de  Philippe  II. 
M.  Scribe  nous  y  laisserait  bien,  mais  comme  il  a  besoin  de  Philippe  IV  et  d'une  révolu- 
tion pour  son  dénoûment,  il  escamote  soixante  années  en  six  jours;  que  voulez-vous? 
pour  M.  Scribe , 

[.'histoire  est  une  esclave  et  ne  doit  qu'obéir. 

Cela  dit ,  parcourons  du  même  coup  la  partition  et  le  poème.  L'ouverture  du  Guita- 
rero est  un  petit  chef-d'œuvre  d'originalité  ;  c'est  l'accord  de  la  guitare  ,  mi,  la ,  ré  . 
sol,  si,  mi,  reproduit  dans  une  multitude  de  combinaisons  ravissantes  de  pianos  et  de 
tutti,  au  milieu  des  rhythmes  les  plus  heureux.  —  Les  seigneurs  portugais  de  Santarem 
s'occupent  beaucoup  d'une  noble  et  belle  espagnole,  dona  Zarah ,  qui  a  châtié  d'un  coup 
d'éventail  l'impertinence  de  l'un  d'eux,  don  AlvardeZuniga,  qui  aspirait  à  sa  main.  Au 
milieu  de  leur  conversation  ,  une  douce  et  mélancolique  voix  s'élève  ;  c'est  celle  d'un 
pauvre  virtuose  des  rues,  qui  chante  sous  un  balcon.  Certaines  parties  de  cette  romance 
d'une  modulation  sympathique,  ont  été  fort  bien  rendues  par  Roger.  Les  seigneursfont 
approcher  le  guitariste,  le  questionnent,  le  retiennent  pour  faire  de  la  musique  chez 
eux  pendant  les  jours  qui  vont  suivre  ;  puis,  ils  courent  prendre  part  à  un  joyeux  repas, 
laissant  pour  consolation  au  guitariste  une  bourse  pleine  d'or.  Mais,  suivant  la  maxime 
extrêmement  neuve  de  M.  Scribe,  l'or  est  une  chimère  pourRicardo  le  guitariste  ;  c'est 
cette  grande  dame  qu'il  a  rencontrée  sous  le  portail  de  l'église  ,  et  dont  il  ne  sait  pas  !e 
nom  ,  qui  seule  peut  faire  son  bonheur  :  ce  bonheur  étant  impossible ,  il  ne  lui  reste 
qu'à  mettre  un  terme  à  ses  jours ,  et  il  va  se  rendre  ce  dernier  service  ,  lorsqu'il  ren- 
contre un  homme  d'assez  triste  apparence.  — Prenez  cette  bourse,  et  donnez-moi  la 
main,  pour  qu'au  moins  un  ami  songe  à  moi  quand  je  ne  serai  plus. — .le  garde  la 
bourse  ,  répond  l'inconnu;  mais,  en  échange,  je  vous  demande  de  vivre  jusqu'à  demain  ; 
si  d'ici-là  votre  sort  n'a  pas  changé  ,  moi ,  Martin  de  Ximena  ,  le  plus  riche  banquier 
du  Portugal,  je  vous  jure  de  faire  bon  usage  de  votre  tète. 

A  peine  Martin  a-t-il  le  dos  tourné  que  don  Alvar  de  Zuniga,  laissant  ses  amis  à  table, 
vient  trouver  Ricardo.  —  Guitarero ,  lui  dit-il,  je  veux  faire  ta  fortune.  —  Non. —  Tu 
seras  grand  seigneur.  — Non.  —  Tu  auras  un  palais.  —  Non.  —  Tu  seras  l'époux  de  la 
noble  Zarah  de  Villaréal,  sous  les  fenêtres  de  laquelle  tu  chantais  cette  nuit.  —  Est-il 
possible? —  Oui,  car  je  te  dois  la  vie;  car  cette  nuit  les  sons  de  ta  guitare  ont  fait  fuir 
des  bandits  qui  allaient  m'assassiner.  —  Le  duo  qui  suit  entre  Ricardo  et  Alvar  nous  a 
paru  un  peu  long;  nous  lui  reprocherons  encore,  autant  qu'une  première  audition  peut 
nous  le  permettre,  de  n'être  pas  d'un  dessin  assez  précis  et  assez  ferme.  Don  Alvar,  pour 
lequel  ledrame  de  la  vengeance  est  commencé,  rejoint  ses  amis;  Ricardo  s'éloigne.  — 
Dona  Zarah  et  Manuella  sa  tante  sortent  de  leur  hôtel.  Zarah  est  triste  ,  elle  a  refusé 
tous  les  partis  qui  lui  ont  été  offerts  ;  elle  s'effraye  quand  on  lui  parle  d'un  noble  espa- 
gnol, de  don  .Juan  de  Guymarens,  qui  va  quitter  Lisbonne  et  se  rendre  à  Santarem  tout 
exprès  pour  elle.  Qu'a  donc  la  belle  Zarah?  Elle  aime. Qui?  — Elle  l'ignore  elle-même. 
C'est  une  ombre,  un  rayon  de  lune,  une  voix,  un  écho,  le  parfum  d'une  fleur  ;  c'est  lui, 


i.  v  s^  i  i'iiidk.  1 1 1 

encore  lui,  toujours  lui!...  La  romance  dans  laquelle  M""1  Capdeville  soupire  ainsi  ses 

chastes  amours ,  est  tout  imprégnée  d'une  fraîcheur  e1  d'un  charme  que  je  n'essaierai 
pas  de  traduire;  cela  vous  pénètre  et  vous  emhaiimc  l'ame;  douce  rêverie  du  premier 
âge  vous  n'avez  jamais  mieux  chanté  dans  les  cœurs  de  seize  ans  !  —  Il  n'y  a  rien  à  diiv 
du  final  de  ce  premier  acte,  auquel  il  ne  faut  pas  donner  plus  d'importance  que  M.  Ha- 
lévj  lui-même  ne  lui  en  a  accordé. 

José  Ricardo  a  donc  changé  d'habit  :  le  voilà  gentilhomme  tout  couvert  de  velours  et 
d'or,  etdécorédu  beau  nom  de  don  Juan  de  Guymarens.  Alvar  a  su  que  don  Juan  avait  été 
tué  en  duel,  et  il  s'est  arrangé  de  manière  à  interrompre  toutes  les  communications  de 
Lisbonne  à  Santarem,  jusqu'à  la  consommation  du  mariage  du  guitariste  avec  Zarah. 
Zarah  d'abord  refusait  de  voir  Ricardo;  elle  le  repoussait  comme  tous  lcsautres;maiseu  en- 
tendant sa  voix,  elle  a  reconnu  cet  être  idéal  qu'elle  cherchait  partout  et  qu'elle  n'avait 
jamais  vu.  Cependant  le  guitarero  a  des  remords  ;  il  craint  que  son  extrême  bonheur 
ne  soit  compensé  par  de  funestes  retours.  Le  grand  air  de  Roger  est  parfaitement  écrit 
dans  cette  situation  ;  la  ritournelle  qui  le  précède  et  qui  est  chantée  mezxa  voce  par  les 
violons  et  les  altos,  est  une  des  plus  ravissantes  fantaisies  que  nous  ayons  entendues. 
Roger,  dans  ce  grand  air,  s'est  souvent  élevé  à  une  hauteur  remarquable;  et  si  parfois  il 
a  eu  des  momens  de  défaillance,  hàtons-noûs  de  le  dire,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  faut  s'en 
prendre,  mais  à  M.  Halévy,  qui  n'a  point  mesuré  la  tache  à  ses  forces;  suit  un  duo  entre 
Mme  Capdeville  et  Roger,  qui  complète  cet  ensemble  où  la  musique  et  la  passion  s'allient 
d'une  façon  si  touchante.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  guitarero,  qui  ne  veut  pas  devoir  à  une 
fourberie  indigne  son  mariage  avec  Zarah  ,  lui  écrit  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  fait 
connaître  toute  la  vérité;  mais  cette  lettre,  interceptée  à  temps  par  don  Alvar  de  Zu- 
niga,  n'empêche  pas  le  mariage  de  se  consommer,  et  ce  n'est  qu'après  l'accomplisse- 
ment de  la  cérémonie  que  le  voile  se  déchire  et  que  la  triste  vérité  apparaît  aux  yeux 
de  doua  Zarah  de  Villarréal.  —  Le  final  de  ce  second  acte  est  tumultueux  ,  mais  il 
n'arrive  peut-être  pas  à  tout  l'effet  qu'il  voudrait  produire. 

Chassé  de  la  présence  de  Zarah,  outragé  par  les  seigneurs  qui  refusent  de  lui 
rendre  raison  ,  instrument  rejeté  avec  mépris  par  Alvar ,  dont  la  vengeance  est  satis- 
faite, Ricardo  a  repris  la  veste  et  la  guitare  du  chanteur  des  rues.  Mais  il  veut  dire 
adieu  à  sa  chère  Zarah  ;  il  veut  la  voir.  Doua  Zarah  est  résignée  et  triste.  Elle  sait  main- 
tenant que  le  guitarero  n'a  été  coupable  qu'à  demi  ;  elle  lui  avoue  sa  douleur,  ses  rê- 
ves commencés,  ses  espérances  perdues...  Les  deux  couplets  delà  romance,  admirable- 
ment chantés  par  Mmc  Capdeville,  sont  un  chef-d'œuvre  de  passion,  de  sentiment  et  de 
mélancolie  :  rien  ne  saurait  rendre  l'effet  de  cette  phrase  désolée  : 

l'urlez  ,  monsieur  ,  parlez  ! 

Il  part  donc,  le  pauvre  Ricardo;  mais  bien  résolu  de  se  tuer.  Martin  de  Ximena  l'ar- 
rête encore  :  —  Ta  vie  ne  t'appartient  pas,  elle  est  à  moi  ;  attends  une  heure  ou  deux 
seulement,  et  nous  partirons  ensemble.  Au  surplus,  prends  ces  papiers,  et  quoi  qu'il  ar- 
rive, ne  dément  rien  de  ce  qu'ils  contiennent.  —  Pour  l'intelligence  de  ceci,  il  faut  qu'on 
sache  que  Martin  de  Ximena,  agent  actif  de  la  maison  de  Rragance,  a  feint  de  se  laisser 
corrompre  par  le  gouverneur  de  Santarem.  Moyennant  trois  cent  mille  piastres,  qui  lui 
servent  à  payer  l'émeute,  il  a  promis  au  gouverneur  de  lui  livrer  le  jeune  duc  de  Rra- 
gance; et,  en  effet,  tous  les  seigneurs  et  la  force  armée  de  Santarem  viennent  pour  s'as- 
surer du  guitarero,  qui  se  trouve  prince  du  sang  royal  par  la  fourberie  de  Martin.  Doua 
Zarah ,  émue  de  pitié  pour  le  malheur ,  réclame  ses  droits  d'épouse  et  sa  part  dans 
le  châtiment,  que  l'on  prépare  au  jeune  duc.  Il  y  a  ici  un  fort  beau  duo.  Mais  pen- 
dant ce  temps,  le  parti  de  Rragance  est  victorieux  à  Lisbonne  :  cette  heureuse  nou- 
velle arrive  à  Santarem.  Martin  de  Ximena  découvre  sa  dernière  supercherie,  et  annonce 
au  guitarero  qu'en  récompense  de  son  dévoùment,  le  nouveau  roi  l'a  annobli.  Cette 


I  12  14   SYLPHIDE. 

fuis ,  ce  n'est  plus  dom  Juan  de  Guymarens,  ce  n'est  plus  le  guitariste,  ce  n'est  plus  le 
duc  de  Bragance,  c'est  le  comte  de  Santarem  qui  devient  l'époux  de  la  belle  Zarah  de 
Villaréal. 

La  nouvelle  partition,  de  M.  Halévy,  est  remplie  d'un  bout  à  l'autre  d'un  talent  et 
d'une  science  incontestables.  Il  ne  faut  pas  y  chercher  des  motifs  neufs,  des  mélodies 
originales;  mais  partout  on  retrouve  une  musique  appropriée  à  la  situation  et  qui  va 
droit  au  cœur  ;  ce  sont  des  accompagnemens  du  plus  beau  style,  des  effets  d'orchestre 
qui  rappellent  les  magnificences  de  la  Juive;  et  puisque  je  parle  de  l'orchestre ,  je  dois 
dire  que  M.  Halévy  ne  descend  pas  toujours  assez  au  niveau  de  l'Opéra-Comique  :  il  y  a 
peut-être  trop  de  récitatifs  et  de  cuivre  dans  les  accompagnemens.  Au  résumé,  la  musique 
du  Gultarero,  qui  ne  me  paraît  pas  destinée  à  devenir  populaire,  sera  avant  peu  sur 
tous  les  pianos.  On  chantera  dans  tous  les  salons  la  romance  de  Roger,  au  premier  acte  ; 
son  air  du  second  : 

Amour,  loi  qui  vois  mon  délire. 

On  chantera  surtout  l'adorable  cantilène  de  Mme  Capdeville:  C'est  lui  !  et  ses  deux 
couplets  passionnés  du  dernier  acte.  —  M",e  Capdeville,  la  débutante,  ancienne  élève  du 
Conservatoire  ,  belle  et  noble  personne  ,  possède  une  fort  jolie  voix  ,  qui  va  on  ne  peut 
mieux  au  cadre  de  l'Opéra-Comique  ;  cette  voix ,  douce  et  vibrante  dans  les  cordes 
moyennes  ,  pleine  et  sonore  dans  les  cordes  basses ,  s'élève  sans  effort  dans  les  notes  de 
tète.  Élève  de  Panseron,  M1»"  Capdeville  est  sobre  d'ornemens  et  de  fioritures;  elle  a 
compris ,  je  crois ,  cette  grande  maxime ,  que  la  beauté  véritable  du  chant  réside  surtout 
dans  sa  simplicité.  Roger  a  déjà  eu  sa  part  d'éloge  ;  BotelH  est  une  basse  chantante 
précieuse  au  théâtre  Favart.  Mme  Boulanger,  Moreau-Sainti  et  Grignon  complètent 
l'ensemble  du  Guitarero,  qui  est  appelé,  je  n'en  doute  pas, à  un  long  et  honorable  succès. 

G.  GUÉNOT-LECOINTE. 

Mardi  dernier  le  théâtre  de  la  Renaissance,  si  rigoureusement  traité  parle  pouvoir,  a 
enfin  effectué  son  ouverture  par  trois  pièces  de  son  répertoire  ancien.  Dans  le  Proscrit, 
le  rôle  de  Mme  Dorval  était  rempli  par  une  débutante,  M"0  Fitz-James,  fort  belle  per- 
sonne, qui  a  eu  des  momens  remarquables,  et  sur  laquelle  l'administration  a  droit  de 
fonder  de  hautes  et  légitimes  espérances.  La  fin  de  la  semaine  n'arrivera  pas  sans  un 
intermède  musical  dont  le  programme  est,  on  ne  peut  plus,  attrayant  ;  et  on  annonce 
pour  samedi,  la  première  représentation  de  la  Fée  aux  Perles ,  pièce  en  deux  actes 
avec  airs  nouveaux.  —  Pauline  de  la  Porte-Sain t-Marlin  est  un  petit  drame  de  MM.  Fer- 
dinand Laloue  et  Labrousse,  qui  sent  un  peu  le  Gymnase,  mais  qui  obtiendra,  au 
boulevart,  un  bon  petit  succès  de  larmes.  —  La  Gaîté  a  mis  en  scène  la  romance  de 
Mlle  Loïsa  Puget  :  A  la  Grâce  de  Dieu!  Pourquoi  pas?  On  met  tout  en  scène  aujour- 
d'hui, mais  on  ne  réussit  pas  toujours  comme  la  Gaîté. 

Le  second  concert  de  Théodore  Hauman  à  la  salle  Vivienne  a  été  magnifique  :  l'aris- 
tocratie des  quatre  parties  du  monde  était  étonnée  de  se  trouver  là.  Le  célèbre  violo- 
niste s'est  surpassé  dans  ses  trois  fantaisies:  Ma  Céline,  l'Élisir  et  Lucie;  on  l'a 
applaudi  comme  toujours,  c'esl-à-dire  à  deux  et  trois  reprises.  —  Un  grand  concert 
sera  donné  par  Mmc  Laure  Brice,  le  dimanche  31  janvier,  dans  la  salle  de  M.  Herz,  rue 
de  la  Victoire.  On  y  entendra  Mm<"  Nau,  Widcmann ,  Brice;  MM.  Géraldy,  Péronnet, 
Rignault,  Saenger,  Gattermann  ,  Triébert,  M1,e  Mattemann.  Plusieurs  romances  de 
l'Album  de  Mme  Brice  y  seront  chantées.  On  trouve  des  billets  chez  M.  Herz  et  Mme  Brice, 
rue  des  Beaux-Arts,  5.  —  MM.  Franco  Mendès  donneront  quatre  séances  de  quatuors 
les  dimanche  31  janvier,  14  et  28  février,  et  14 mars,  dans  la  rue  Monsigny,  6.  Ces 
jeunes  artistes  de  talent  méritent  de  l'encouragement,  et  nous  espérons  qu'ils  arrive- 
ront au  noble  but  qu'ils  se  proposent  de  propager  la  bonne  musique. 


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LA   SYLPHIDE 

■  ./.„„)■   ^{SietXnu,).  '■■-■  .■'„.  ■•  IC\.Oiuol   cl  OXCnuu  - 


DIRECTION. ICI  TE    DES    ITALIENS 


i.  \  sM.i'iiiur.. 


, 


A    Madame 


- 


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M: 


devrais  aujourd'hui  vous  parler  des  appro- 
ches du  printemps,  célébrer  février  et  ses 
tièdes  haleines,  comme  disent  les  poètes;  au 
lieu  de  cela,  j'ai  à  vous  dire  qu'assise  à  ma 
table  ,  devant  un  grand  feu  qui  pétille  sur 
mon  àtre ,  mes  doigts  sont  engourdis  par  le 
froid  et  ont  grand  peine  à  tracer  les  lignes 
qui  vous  sont  destinées  !  Pour  peu  que  cela 
dure,  nous  allons  nous  relancer  en  traîneaux, 
et  nous  redoubler  de  fourrures.  Je  me  dé- 
solerais de  ce  temps  néfaste  et  contraire  à  mes 
excursions  matinales  dans  nos  beaux  et  bons 
magasins,  ?i  je  n'avais,  ainsi  que  je  vous  l'ai  déjà  dit,  ma  Providence  en  fashion  : 
la  maison  de  commission  Giroud-de-Gand  et  Comp.  Mais  là,  sans  sortir  d'un 
salon  bien  chauffé,  je  puis  examiner  la  mode  dans  tous  ses  détails,  la  suivre  dans 
toutes  ses  phases,  en  assistant  aux  riches  envois  qui,  chaque  jour,  sont  expédiés 
par  cette  maison  dans  nos  provinces  et  à  l'étranger.  Ces  jours-ci ,  on  a  bien 
voulu  m'initier  aux  mystères  d'une  ravissante  corbeille  de  mariage  qui  partait 
pour  la  Russie,  et  qu'accompagnaient  des  caisses  contenant  un  magnifique  trous- 
seau et  tous  les  accessoires  indispensables  à  un  mariage  entre  grands  seigneurs. 
Dans  cescaissesse  trouvaient  :  le  satin  royal,  le  satin  renaissance  avec  guirlan- 
des, le  royal-renaissance,  le  droguet-Pompadour,  le  petit  velours  ,  le  velours 
épingle  delà  maison  Delisle,dontle  nom  est  à  lui  seul  l'éloge  le  plus  complet  que 
l'on  puisse  faire.  Les  aristocratiques  magasins  de  la  Barhe-SOr  avaient  fourni- 
leurs  belles  soiries,  parmi  lesquelles  se  distinguaient  le  façonné  Montespan,  le  sa- 
tin Rachel,  glacé  à  guirlandes,  le  façonné  Uriel,  et  d'autres  charmantes  étoffes 


i.a  svi.rnioi:. 


et  écharpes  de  fantaisie.  Le  tissu  Zéila,  l'Athénienne  argentée,  le  velouté  Fontan- 
ges  de  ilichard-Potier,  ravissantes  nouveautés,  toutes  d'un  goût  exquis  et  d'une 
qualité  supérieure.  Chez  Thiébaut-Guichard,  aux  luxueux  magasins  des  Italiens, 
où  toutes  les  étoffes  sont  fraîches,  nouvelles,  où  tous  les  dessins,  toutes  les  nuan- 
ces sont  remarquables  de  distinction  et  d'élégance,  M,nes  Debaisieux  et  de  Mois- 
mont  avaient  pris  les  étoffes  suivantes  pour  en  confectionner,  avec  le  goût  que 
nous  leur  connaissons,  les  robes  que  je  vais  vous  détailler  de  mon  mieux  :  D'a- 
bord, une  robe  de  satin  blanc  avec  revers  en  salin  rose  autour  de  la  poitrine  et 
aux  manches  ;  façon  Louis  XV. — Une  robe  en  velours  bouton  d'or,  garnie  d'une 
haute  bande  d'Angleterre,  posée  à  plat  avec  Berthe  pareille.  — Une  robe  de  ca- 
chemire vert  émeraude  à  chefs  et  palmes  d'argent  ;  le  corsage  à  la  grecque,  man- 
ches courtes  ornées  de  gance  d'argent  avec  gros  glands  en  argent.  —  Une  robe 
en  pékin  bleu  azuré,  recouverte  d'uno  tunique  fermée  et  relevée  de  distance  en 
distance  à  la  hauteur  du  genou  par  des  bouquets  de  (leurs  des  champs.  —  Une 
robe  en  crêpe  lisse  cerise  ,  corsage  carré  ,  garnie  d'une  dentelle  posée  à  plat  ,  et 
les  manches  courtes  à  la  laitière.  —  Une  toilette  crèpj  blanc  avec  corset  en  ve- 
lours grenat,  le  jupon  composé  de  trois  jupes  superposées  bordées  de  velours  gre- 
nat. —  Une  charmante  robe  noire  ,  dont  la  beauté  de  l'étoffe  m'a  tout  de  suite 
révélé  le  nom  de  Dufrcsne,  uniquement  adonné  à  la  spécialité  du  deuil  et  de  tou- 
tes les  étoffes  noires,  étaitornôe  en  tablier  de  bouquets  de  roses  rosessans  feuilles, 
les  manches  courtes  à  petits  bouillons,  étaient  également  ornées  de  petites  roses. 
Les  coiffures  qui  accompagnaient  ces  élégantes  toilettes  ne  leur  cédaient  en  rien 
pour  le  luxe  et  la  recherche.  J'y  ai  admiré  plusieurs  coiffures  historiques  de 
Maurice-Beauvais,  dont  le  talent  commence  à  l'emporter  sur  la  manière  routi  - 
nière  dont  on  s'est  coiffé  jusqu'à  présent ,  puis  deux  de  ses  ravissans  chapeaux 
résilles  dont  la  vogue  augmente  chaque  jour.  M«"«  Huguenot  Le  Jay  avait  payé 
son  tribut  à  ce  riche  envoi  avec  un  petit  chapeau  à  la  créole  en  velours  noir,  tout 
rond,  orné  de  plumes  blanches  retenues  par  des  agrafes  en  diamans;  ce  chapeau 
se  pose  tout-à-fait  sur  le  côté  de  la  tête  ;  une  partie  des  plumes  est  placée  sous 
le  chapeau  et  retombe  sur  les  épaules,  le  reste  se  pose  sur  le  chapeau.  J'ai  re- 
connu, à  la  bonne  grâce  d'une  coiffure  résille  ,  dont  la  calotte  était  composée  de 
feuilles  d'or  et  d'argent,  tout  le  prestigieux  talent  de  Lemonier-Pelvey,  à  côté 
duquel  brillait  du  même  éclat  celui  de  Mme  Dasse,  dans  une  de  ses  charmantes 
coiffures  Hélène,  une  des  plus  jolies  créations  de  l'hiver.  Plusieurs  chapeaux  de 
ville  avaient  été  commandés  chez  Mme  Séguin  ;  un,  entre  autres  ,•  m'a  paru  plein 
de  distinction  et  de  bon  goût  ;  il  était  en  veiours  bleu  de  France  orné  de  plumes 
de  même  nuance  que  le  chapeau,  et  panachées  de  couleurs  variées.  Des  petits 
bonnets  tulle,  blonde,  dentelles  et  fleurs  coquettement  chiffonnées  par  Mn'°  Le- 
clère  complétaient  la  caisse  des  coiffures  avec  les  ravissantes  (leurs  de  Constan- 
tin ;  des  roses  en  velours,  ou  seulement  avec  le  feuillage  en  velours,  des  couron- 
nes de  roses  blanches,  rosées  ou  roses  sans  feuilles  à  VIpMgénie,  des  couronnes 
Cirés  mélangées  d'épis  d'argent,  d'autres  en  fleurs  des  champs,  puis  des  bran- 
ches de  bruyère  ,  de  pervenche,  des  rameaux  vert  et  or,  des  touffes  de  plumes, 
de  marabouts  frimatés  d'or,  venaient  jeter  comme  une  lueur  diaphane  sur  les  ob- 
jets contenus  dans  ces  caisses  dont  j'aurais  voulu  pouvoir  suivre  la  trace  pour 
assister  aux  joies  du  déballage.  Dans  une  autre  caisse,  on  arrangeait  un  manteau 
et  une  pelisse  de   velours  doublée  de  satin  et  ornée  des  points  d'AIcr.çon  de 


L  V    SYLPHIDE. 


Mmc  Ferrières-Pcnona  ;  il  y  avait  aussi  des  objets  de  haute  lingerie, des  écharpes, 
des  rolies  brodées  que  M"»e  Penona  sait  faire  comme  personne;  puis  venait  la  sé- 
rie des  mouchoirs  de  Chapron  ,  au  nombre  de  cinq  douzaines  1  trois  douzai- 
nes de  mouchoirs  unis  avec  le  chiffre  varié  à  l'infini,  une  douzaine  à  rivière 
et  points  d'esprit,  six  mouchoirs  avec  entre-deux  de  valenciennes  d'un  genre 
tout-à-fait  nouveau,  six  autres  avec  broderies  de  différens  sujets  el  guirlandes; 
sur  cette  demi- douzaine  on  brode  les  armes,  sur  celle  ornée  de  [a  rivière,  on 
brode  seulement  ^chiffre  avec  la  couronne. 

Il  y  avait  aussi  pour  usage  courant  des  mouchoirs  en  linon  très  clair,  avec  un 
large  ourlet  piqué,  brodé  d'une  valenciennes  et  une  myriade  de  mouchoirs  de 
batiste  à  vignettes  de  toutes  couleurs.  Tous  ces  mouchoirs,  ain^i  que  deux  ma- 
gnifiques châles  cachemire  de  Rosset ,  l'un  vert  émeraude,  l'autre  orange  et 
noir,  étaient  enfermés  dans  des  sachets  parfumés  de  Faguer-Laboulée,  qui  avait 
fourni  aussi  une  charmante  cave  à  odeur  remplie  des  plus  jolis  flacons  de  cristal 
ciselé.  Parmi  de  riches  bijoux,  j'ai  distingué  deux  bijoux  aussi,  c'est-à-dire  deux 
montres  de  Benoît,  suspendues  à  deux  chaînes  du  travail  le  plus  délicat.  Trois 
corsets  Josselin  en  satin,  faits  comme  vous  savez  qu'il  les  fait ,  et  une  superbe 
mercerie  de  Tachy,  contenant  tout  ce  qui  peut  être  utile  à  une  femme  pour  tra- 
vailler pendant  un  an,  remplissaient  cette  caisse;  ensuite  en  venait  une  dernière 
consacrée  aux  merveilles  de  Lahoche-Boin  :  jardinières  et  vases  en  porcelaines 
peintes,  genre  vieux  Sèvres,  montés  sur  bronze  doré;  belle  pendule  genre  ro- 
coco;  un  verre  d'eau  des  plus  belles  nuances  et  deux  magnifiques  lampes  de  salon 
également  en  porcelaine,  complétaient  cet  envoi,  dont  le  choix  des  objets  et  le 
nom  artistique  de  ceux  qui  les  avaient  fournis  doit  encore  augmenter  la  con- 
fiance qu'on  s'empresse  de  toutes  parts  à  accorder  à  la  maison  de  commission 
Giroud-de-Gand  etComp. 

Voilà,  je  l'espère,  madame,  un  bulletin  bien  rempli,  et  cependant  laissez-moi 
encore  vous  donner  quelques  détails  sur  notre  fashion  parisienne,  qui  aujourd'hui 
brille  de  tout  son  lustre.  A  la  dernière  soirée  de  l'ambassade  anglaise,  la  prin- 
cesse russe  G avait  une  robe  en  moire  blanche,  dont  le  devant  était  orné 

d'une  échelle  de  plis  en  biais  de  crêpe  blanc  ;  chaque  plis  était  arrêté  sur  le  côté 
par  un  choux  en  ruban  de  satin  blanc,  la  robe  était  demi-montante,  bordée  à  la 
naissance  du  cou  par  un  rang  de  grosses  perles  fines;  les  manches  longues  et 
plates,  ornées  de  deux  jockeys  superposés  en  moire  et  crêpe  blanc;  sur  la  tête 
une  Marie  Stuart  en  velours  bleu  de  ciel,  bordée  de  perles  avec  deux  glands  de 
perles  tombant  jusque  sur  la  poitrine.  Madame  Le  II...  avait  une  robe  en  crêpe 
rose  sur  un  dessous  de  satin  pareil,  la  jupe  de  crêpe  garnie  de  six  rangées  de  plis 
de  crêpe  en  biais,  liséré  de  velours  rose  remontant  jusqu'à  la  hauteur  des  genoux 
du  côté  gauche  de  la  jupe  ,  et  arrêté  sous  une  large  cocarde  en  velours  rose  à 
cœur  de  diamans;  une  cocarde  pareille  placée  au  milieu  du  corsage  sur  la  poi- 
trine, et  une  troisième  dans  les  cheveux,  accompagnant  une  torsade  de  velours 
rose  enroulée  dans  les  tresses  et  se  terminant  par  deux  glands  d'or.  Il  n'y  a  au- 
cun changement  à  vous  signaler  dans  la  forme  des  robes  ;  nous  sommes  à  une 
époque  où  on  se  contente  de  modifier  les  coupes  selon  les  personnes  auxquelles 
elles  sont  destinées,  de  varier  les  garnitures,  les  accessoires,  mais  les  innovations 
n'ont  habituellement  lieu  qu'au  changement  de  saison.  Pour  bal,  ce  sont  toujours 
des  manches  courtes,  justes  ou  à  petits  bouillons.  Avec  les  robes  d'étoffe,  lesman- 


LA    SILI'HIOL. 


clies  longues  de  dentelle  ou  de  tulle  brodé  sous  des  manches  ouvertes  en  étoffe 
sont  d'un  fort  bel  effet,  surtout  lorsque  lajupe  de  dessous  est  ouverte  à  la  Louis  XV, 
et  laisse  voir  un  jupon  de  dessous  blanc  en  étoffe  épaisse  ou  transparente  ;  alors 
les  manches  blanches,  telles  que  je  viens  de  les  décrire,  complètent  le  costume 
d'une  manière  charmante.  On  porte  des  robes  en  gaze  blanche,  brodées  de  des- 
sins en  relief  en  soie  de  couleur  lisérés  d'or  ou  d'argent,  qui  sont  fort  élégantes. 
D'autres  en  organdi  ou  tarlatane  brodées,  avec  le  corsage  et  les  manches  ornées 
d'angleterre;  ces  robes  font  de  jolies  toilettes  de  jeunes  personnes.  On  fait  beau- 
coup de  jupes  doubles  et  triples;  la  jupe  de  dessus  beaucoup  plus  courte  que 
celle  de  dessous,  et  cette  dernière,  ornée  d'échelles  eu  tablier,  soit  de  rangs  de  perles 
avec  glands  aux  deux  extrémités,  soit  de  biais  de  crêpe,  de  biais  en  velours,  soit 
de  gances  d'or  ou  d'argent,  avec  glands,  soit  de  bandes  de  passementeries  à  jour. 
Cette  façon  de  robe  est  charmante,  surtout  pour  les  femmes  grandes  et  minces. 
Comme  accessoires  de  toilettes,  il  y  a  pour  les  jeunes  personnes  de  charmantes 
Berthes  en  tulle  illusion,  tuyautées,  qui  sont  d'un  joli  eiïet  sur  les  robes  de  soie 
de  nuances  pâles.  Comme  ornemensde  robes  et  de  coiffures,  les  marabouts  fri- 
mâtes, or  ou  argent,  sont  fort  élégans.  Les  robes  de  cachemire  à  palmes  d'or  ou 
d'argent  sont  très  à  la  mode  ;  mais  c'est  un  genre  de  toilette  qui  demande  un  grand 
luxe  de  bijouterie.  Aussi  cette  année  c'est  une  spécialité  à  laquelle  on  a  donné 
une  grande  extension.  Il  y  a  des  couronnettes  or  et  pierreries  qui  se  portent  avec 
un  court  voile  de  dentelle  d'or,  pendant  du  haut  de  la  tête  jusque  sur  les  épaules, 
ce  qui  sied  merveilleusement  aux  femmes  qui  ont  le  cou  long.  Les  grosses  épin- 
gles à  tètes  de  pierreries,  ies  embrasses  pour  les  nattes  de  cheveux  sont  toujours 
fort  en  vogue  ;  enfin,  madame,  nous  sommes  sous  l'empire  du  luxe,  et  nous  y 
resterons  jusqu'à  ceque  le  soleil,  le  plus  brillant  des  diamans,  soit  venu  faire  pâlir 
ceux  qui  ornent  nos  toilettes,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  fait  honte  à  nos  lustres,  chassé 
la  neige  et  reverdi  nos  gazons. 

Et  maintenant,  que  vous  dirai-je  du  grand  bal  donné  à  l'Opéra  au  profit  des 
inondés  du  Bhône?  On  s'attendait  à  une  exhibition  splendide  des  plus  riches  toi- 
lettes et  des  parures  les  plus  distinguées  ;  hélas!  madame  ,  il  n'y  avait  guère  que 
des  philantropes  à  cette  fête  de  la  philantropie.  La  salle  du  bal ,  d'ailleurs  ma- 
gnifiquement éclairée,  ressemblait  au  parquet  de  la  Bourse,  on  n'y  voyait  que  des 
habits  noirs:  le  prince  royal  et  le  corps  diplomatique  faisaient  les  honneurs  de 
cette  imposante  réunion  ;  les  femmes,  en  petit  nombre,  s'étaient  presque  toutes 
réfugiées  dans  le  foyer  richement  drapé  de  velours.  J'ai  remarqué  beaucoup  de 
coiffures  à  la  créole,  quelques  bérets,  et  surtout  une  multitude  de  toques  de  ve- 
lours noir  ou  foncé  avec  des  marabouts  blancs  ;  cette  coiffure  me  parait  devoir 
obtenir  la  vogue  cet  hiver.  —  Au  résumé ,  le  bal  au  profit  des  inondés  a  été,  sous 
le  rapport  du  luxe,  des  toilettes  et  de  la  magnificence,  fort  au  dessous  de  celui  qui 
avait  eu  lieu  quelques  jours  auparavant ,  dans  la  salle  de  l' Opéra-Comique,  au 
bénéfice  des  pensionnaires  de  l'ancienne  liste  civile.  —  La  mode  se  retrouve  en- 
core çà  et  là  dans  les  concerts  publics,  et  elle  ne  manquera  pas,  j'en  suis  sûre,  la 
charmante  soirée  musicale  que  Mllc  Marie  Willès  donnera  mardi  prochain,  9, 
dans  la  salle  de  M.  Henri  Herz,  et  où  l'on  entendra,  outre  la  bénéficiaire,  M.  Ar- 
tot ,  M"1C  Widemann ,  MM.  Puig ,  Burdini ,  Wartel,  Dorus  ,  Schimon  et  d'autres 
artistes.  — Je  suis  désolée  que  la  place  me  manque  pour  vous  parler  des  remar- 
quables matinées  musicales  qui  ont  eu  lieu  mardi  et  jeudi  derniers  chez  Mme  Gi- 
ron de  Buzareingues  et  chez  miss  Clara  Lovedav.         Baronne  marie  de  |/ ****** 


\  sYi.i'iniir. 


HISTOIRE  D'UNE  CANTATRICE. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

i. 


N  1820,  par  une  belle  journée  du  mois  d'août. 
un  jeune  homme  au  regard  rêveur  et  an 
sourire  parfaitement  Heureux,  traversait  une 
rue  du  paisible  faubourg  Saint-Germain.  Une 
petite  fille  d'à  peu  près  douze  ans  barbotait 
dans  l'eau  sale  du  ruisseau,  en  chantant  ce 
refrain  populaire  : 

A  la  barrière  du  Maine 
On  mange  des  bons  goujons... bon  ! 
El  en  lançant  cette  dernière  syllabe,  elle  fit 
éclater  un  la  magnifique  de  soprano  qui  lit 
tressaillir  l'oreille  exercée  du  passant.  —  Le  jeune  homme  s'ar- 
rête, regarde  la  petite  fille,  et  lui  dit:  —  Vous  aimez  à  chanter, 
enfant?  — Quelquefois. — Et  vous  faites  bien,  car  vous  avez  une 
voix  fort  belle. — Vous  trouvez?....  répondit  la  jeune  fille  en 
minaudant  d'une  charmante  manière.  —  Savez-vous  la  musique? 
—  Non,  monsieur.  —  Aimeriez-vousà  l'apprendre? — Oui;  mais 
je  ne  suis  pas  riche...  —  Il  va  des  écoles  où  on  l'enseigne  pour 
A   rien;  et  si  vous  vouliez...  — Ah!  je  veux  bien  ,  moi  !  — Demeu- 
rez-vous loin  d'ici  ? —  A  deux  pas  !  — Alors  conduisez-moi. 

Le  jeune  homme  suivit  la  petite  lille  qui  folâtrait  devant  lui.  et 
ils  arrivèrent  ainsi  dans  un  corridor  sombre  menant  à  une  cham- 
bre que  M.  de  Balzac  seul  pourrait  décrire.  C'était  une  misère 
résignée  et  triste.  La  mère  travaillait  dans  un  coin.  Le  jeune 
homme  la  salua  respectueusement,  et  il  apprit  d'elle,  que  sans  compter  la  petite  fille 
qu'il  avait  rencontrée  dans  la  rue,  elle  avaitencore  quatre  autres  enfans  dont  elle  était 
l'unique  soutien.  Il  consulta  alors  cette  pauvre  mère  sur  les  dispositions  précoces  que  sa 
fille  avait  pour  la  musique.  Mais, à  toutes  les  questions,  la  mère  répondait  toujours:  —  Je 
n'ai  rien  ! — Tant  qu'à  la  fin  l'inconnu  lui  dit  que  si  elle  consentait  à  lui  abandonner  une 
partie  de  son  autorité  sur  son  enfant,  il  se  chargeait  de  la  faire  entrer  dans  une  école  de 
chant. — Je  n'ai  qu'à  vous  bénir,  répondit  la  mère  dont  les  yeux  se  remplissaient  de  larmes. 
L'inconnu  et  l'enfant  insoucieuse  partirent  ensemble. 


I.A    Sï  I.PUIDr.. 


Dans  la  longue  histoire  de  nos  vicissitudes,  la  Restauration  se  dessine  avec  une  phy- 
sionomie qui  lui  est  propre.  Ramenée  au  cueur  de  la  patrie  par  l'expansion  immodérée 
delà  puissance  impériale,  la  maison  de  Bourbon  apportait  avec  elle  le  principe  de  la 
transmission  héréditaire  des  pouvoirs  politiques.  La  royauté,  telle  que  l'avaient  conçue 
Louis  XIV  et  Bossuet ,  était  fille  du  catholicisme  qui  lui  avait  donné  son  caractère 
d'omnipotence  tutélairo.  La  branche  aînée  des  Bourbons  voulait  la  restauration  de  la 
royauté  biblique,  enlacée  dans  les  bras  de  l'Église.  Sans  se  laisser  étourdir  par  les  sages 
du  parti,  elle  marcha  avec  une  bonhomie  admirable  au  but  qu'elle  voulait  atteindre.  La 
Restauration  est  morte  d'un  excès  de  logique,  ce  qui  prouve  l'inanité  des  théories  dans 
les  affaires  de  ce  monde. 

Parmi  les  institutions  secondaires  qui  durent  la  vie  à  la  munificence  de  la  Restaura- 
tion, une  des  plus  remarquables,  sans  doute,  a  été  l'école  de  musique  classique,  fondée 
par  Alexandre  Choron.  Née  en  1810,  elle  disparut  en  1830  avec  le  gouvernement  qui 
l'avait  créée.  Malgré  sa  courte  existence,  elle  eut  une  grande  part  au  mouvement  musical 
de  cette  époque,  et  un  jour,  sans  doute,  l'on  dira  tout  ce  qu'elle  a  fait  pour  la  propaga- 
tion des  véritables  principes  de  l'art.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  élèves  de  M.  Choron  remplis- 
sent aujourd'hui  les  théâtres  lyriques  de  l'Europe;  et  s'il  y  a  un  bon  professeur  de 
chant,  soit  à  Paris, soit  en  province,  il  est  sorti  de  cette  école,  sacrifiée  imprudemment 
a  la  jalousie  du  Conservatoire. 

A  l'époque  où  commence  ce  récit,  Choron  avait  cinquante  ans.  C'était  un  petit  homme, 
rondelet,  presque  entièrement  chauve,  au  visage  chiffonné,  aux  traits  délicats  et  fins, 
d'une  physionomie  vive,  riante,  où  se  peignait  une  bienveillance  remarquable.  Ses  pe- 
tits yeux  étaient  remplis  de  vie,  d'esprit  et  de  malice.  R  ne  marchait  pas,  il  courait,  il 
sautillait,  en  chantant,  sifflant,  s'arrètant  tout  court  pour  réfléchir  ;  puis  reprenant  sa 
course  et  n'arrivant  au  but  qu'après  avoir  fait  dix  ou  douze  stations  semblables.  Tous 
ses  mouvemens  étaient  brusques  ;  il  parlait  vite,  et  souvent  il  se  frappait  le  front  de  la 
main  comme  pour  en  faire  jaillir,  avec  plus  de  rapidité,  l'idée  qu'il  voulait  mettre  au  jour. 
C'était  un  homme  d'infiniment  d'esprit,  possédant  une  instruction  variée  et  solide.  —  Il 
avait  fait  partie  de  l'Ecole  Polytechnique  lors  de  sa  fondation,  il  s'y  était  distingué.  Mais, 
entraîné  par  un  penchant  irrésistible  pour  la  musique,  il  abandonna  la  carrière  à  la- 
quelle on  l'avait  destiné,  au  grand  mécontentement  de  sa  famille.  R  étudia  la  musique 
très  tard,  car  il  avait  au  moins  vingt-cinq  ans  lorsqu'il  se  livra  aux  savans  conseils  de 
l'abbé  Rose.  Aussi,  quoique  M.  Choron  fut  un  des  premiers  théoriciens  de  l'Europe,  ja- 
maisil  n'a  bien  possédé  le  mécanisme  pratique  de  la  composition  ;  il  lui  fallait  le  silence 
du  cabinet  et  beaucoup  de  réflexion  pour  se  familiariser  avec  les  plus  simples  combi- 
naisons harmoniques  qu'il  maniaitavec  timidité.  Mais  ce  qui  le  distinguait  et  en  faisait 
un  homme  à  part,  c'était  une  sensibilité  exquise,  un  profond  sentiment  du  vrai,  une 
érudition  sévère  et  puisée  aux  sources,  une  connaissance  parfaite  de  l'histoire  de  l'art 
et  de  ses  nombreuses  transformations  ;  une  étude  minutieuse  de  la  voix  humaine  et  de 
tous  les  exercices  propres  à  la  développer  ;  une  entente  admirable  des  effets  d'ensemble, 
et  surtout  un  coup  d'œil  d'une  justesse  prophétique.  Duprez  n'avait  encore  que  qua- 
torze ans  et  une  faible  voix  d'enfant,  que  Choron  lui  disait  :  —  Enfant,  ta  seras  le  pre- 
mier chanteur  de  ton  temps  ! 

Par  la  nature  de  son  organisation  et  de  ses  études  musicales,  Choron  avait  une  prédi- 
lection presque  exclusive  pour  l'ancienne  école  italienne,  les  Pergolèse,  les  Scarlati,  les 

Perpora dont  il  édita  les  œuvres.  Il  initiait  ses  élèves  à  la  connaissance  de  ces  grands 

maîtres  ;  il  leur  faisait  chanter  ces  mélodies  larges,  limpides,  dépourvues  de  futiles  orne- 
mens,  mais  riches  d'une  incomparable  beauté.  Là,  le  chanteur  est  livré  à  ses  propres 
forces;  il  faut  lutter  avec  des  difficultés  d'autant  plus  ardues  qu'elles  sont  toutes  de  senti- 
ment ;  iln'est  pas  possible  d'échapperàla  rigueur  de  l'expression  par  une  roulade,  un  lazzi 


LA   SYLPHIDE.  1 111 

musical.  Choron  était  d'une  pétulance  et  d'une  impressiwiabilité  qu'il  lui  était  souvent 
impossible  de  modérer.  Il  tressaillait,  il  soupirait,  il  pleurait  à  chaudes  larmes  eu  écou- 
tant un  morceau  de  musique  qui  lui  plaisait. 

Trois  fois  par  semaine,  tous  les  élèves  de  son  école,  dont  le  nombre  se  montait  à  près 
de  cent,  se  réunissaient  dans  une  classe  générale  à  laquelle  il  présidait.  Il  se  passait  là 
des  scènes  uniques!  Quel  est  l'élève  deClioronqui  ne  se  rappelle  le  beau  duo  de  Hulland, 
Je  Picini, chanté  par  le  jeune  Dupiez  et  Mllc  Duperon,  aujourd'hui  Mn"  Duprez  ? 
Méilur,  vous  avez  pu  croire 
Que  je  m'intéresse  a  vos  jours  ! 

Aces  mots,  Choron  ajustait  son  petit  bonnet  de  soie,  retroussait  les  manches  de  son 
habit,  frappait  dans  sa  main  et  s'écriait  :  —  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  dire  ceréci- 
latif,  mademoiselle;  écoutez-moi.  Alors  il  toussait  et  il  reprenait  de  sa  \oi\  aigrelette  : 

Méilor,  vous  avez  pu  croiic 
Que  je  m'intéresse  a  vos  jours  ! 

M"e  Duperon  recommençait  à  son  tour  : 

Médor-,  vous  avez  pu  croire... 

—  Mais  vous  n'y  êtes  pas,  ma  chère;  que  diable  !  voici  l'expression  qu'il  faut  y  mettre  : 
.Médor...  (savoix  faiblit)  vous  avez  pucroirf... 
(Il  chevrolle....  Il  se  frappe  le  front....) 
Que  je  m'intéresse  à  vos  jours! 

(Ilsanglotte...  Il  pleure  d'abord  tout  bas,  puis  tout  haut,  cl  ses  élève»  avec  lui.) 

Choron  n'était  pas  assez  maître  de  cette  précieuse  sensibilité,  sans  laquelle  il  n'y  a 
pas  de  grands  artistes.  Homme  mobile,  il  s'abandonnait  à  l'émotion  du  moment; 
aussi  manquait-il  un  peu  de  dignité.  Il  gesticulait,  il  chantait,  il  riait,  il  pleurait  aussi 
bien  dans  le  salon  d'un  ministre  que  dans  sa  maison.  Sou  langage  était  trop  riche  de 
certaines  images,  de  certaines  comparaisons  dont  son  esprit  caustique  aimait  à  se  ser- 
vir. Cependant,  avec  beaucoup  d'imagination  et  une  conception  facile,  Choron  s'expri- 
mait avec  peine;  sa  parole,  fortement  accentuée,  trébuchait  à  chaque  pas,  et  faisait 
de  nombreux  ricochets.  Il  divisait,  il  subdivisait  ses  propositions  dont  il  était  rarement 
content;  il  se  jetait  dans  les  épisodes  et  s'y  perdait.  M.  Choron  était  un  Ivpedeces 
riches  organisations  en  qui  la  pensée  est  d'une  activité  immense,  qui  passent  leur  vie 
à  rêver  des  plans  magnifiques,  et  qui  meurent  sans  avoir  écrit  une  ligne.  Il  n'a  pas  laissé 
un  seul  ouvrage  qui  puisse  donner  une  idée  de  son  mérite. 

Choron  était  un  excellent  homme,  serviable,  généreux,  prêt  à  aider  de  su  I  ourse  et 
de  ses  conseils  tous  ceux  qui  en  avaient  besoin.  On  pouvait  même  reprochera  >a  trop 
facile  bonté  de  ne  pas  assez  écouter  la  raison,  et  de  faire  plus  qu'il  ne  pouvait  et  ne 
devait.  11  aimait  beaucoup  ses  élèves  dont  il  était  adoré;  il  savait  les  enthousiasmer  et 
les  diriger  dans  la  voie  qui  convenait  ù  leurs  dispositions.  Personne  n'était  plus  pas- 
sionné pour  son  art  que  lui  ,  il  s'y  était  dévoué  corps  et  ame;  et  ce  dernier  mot  ne  pa- 
raîtra pas  exagéré  quand  ou  saura  qu'il  est  mort  de  douleur,  en  voyant  le  gouvernent!  ul 
de  juillet  abandonner  son  école.  Tous  les  ans,  il  voyageait  dans  la  province  pour  y  cher- 
cher des  sujets.  Il  allait  dans  les  bourgs  ,  dans  les  villages,  pénétrait  dans  les  collèges, 
dans  les  pensions,  dans  les  établissemens  d'instruction  publique  de  toute  espèce.  Là,  il 
faisait  comparaître  devant  lui  tous  les  écoliers.  D'abord,  il  examinait  leur  physique, 
puis  il  disait  à  celui  qu'il  interrogeait  : —  Chante-moi  quelque  chose!  voyons,  chanie- 
moi  la  gamme,  ut,  ré,  mi,fa\  L'enfant,  qui  ne  comprenait  pas  ce  langage,  restait 
ébahi.  — Comment,  drôle,  tu  ne  sais  rien  !  Chante-moi  donc  :  Ah',  vous  dirai-jt ,  ma- 
man*.—  L'enfant  chantait,  et  alors  le  maitre  de  dire: — C'est  bou,  tu  as  une  voix 
charmante,  tu  partiras  avec  moi, ta  fortune  est  faite. — Choron  revenait  à  Parisaveeune 
douzaine  d'enfans  en  sabots ,  qu'il  nous  présentait  en  disant:  — Foici  l'espoir  de  la 
France  ! 


120  '-A  svLrninp. 

Ces  derniers  mois  me  rappellent  un  trait  assez  piquant  de  sa  vie. 
Au  nombre  des  élève»  qui  ont  fait  époque  dans  l'école  de  Choron  ,  il  y  en  avait  sur- 
tout quatre  qu'il  affectionnait  beaucoup,  et  qu'il  mettait  toujours  en  avant  lorsqu'il 
voulait  donner  une  bonne  idée  de  son  enseignement.  C'étaient  Duprez  ,  de  l'Opéra; 
Boulanger,  un  des  bons  professeurs  de  chant  de  la  capitale;  Vachon ,  qui  n'est  plus  en 
Europe,  et  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Chacun  de  ces  jeunes  gens,  avec  plus  ou  moins 
de  dispositions,  avait  un  genre  particulier  que  le  maître  avait  su  discerner  et  diriger.  A 
seize  ans,  Duprez  possédait  déjà  ce  style  large ,  ce  canlo  spianalo  qui  fait  aujourd'hui 
l'admiration  de  ceux  qui  vont  l'entendre.  En  raison  du  talent  que  promettaient  ces  élèves 
et  de  la  haute  faveur  dont  ils  jouissaient  auprès  du  chef  de  l'établissement,  on  les  ho- 
norait de  la  qualification  d'artistes.  Y  avait-il  une  fête,  un  dîner,  une  soirée,  Choron  s'y 
rendait  accompagné  de  ses  quatre  évangélistes.  Les  jours  de  congé,  quand  il  avait  de 
l'argent,  ce  qui  ne  se  rencontrait  pas  toujours,  il  venait  àpasde  loupau  réfectoire,  et  di- 
sait à  l'oreille  de  l'un  de  nous  :  —  Ne  vous  bourrez  pas  tant....  il  y  aura  du  nanan... — 
Cela  voulait  dire  qu'on  irait  à  la  Râpée  manger  une  matelotte.  Alors  les  fourchettes 
s'arrêtaient  ;  on  faisait  fi  de  tout ,  même  de  l'omelette  au  lard.  M""  Choron  ,  qui  s'aper- 
cevait du  projet,  grommelait  tout  bas:  —  On  va  à  la  Râpée  !  —  Par  exemple  !  répondait 
Choron  ,  et  il  s'enfuyait  en  riant. 

Un  jour  il  arrive  hors  d'haleine.  Il  nous  fait  appeler  tous  les  quatre,  et  nous  dit  : 
—  Messieurs,  il  y  a  du  nouveau  !  Leministre  de  la  maison  du  roi  est  changé,  c'est  main- 
tenant M.  de  Lauriston ,  si  mal  disposé  pour  l'école,  qu'il  veut  même  la  supprimer.  J'ai 
obtenu  avec  peine  qu'avant  de  prendre  une  décision  pareille,  il  nous  entendit.  Nous  val- 
lons ce  soir;  ainsi,  du  courage  !  il  y  va  de  notre  avenir  à  tous;  il  faut  chanter  ce  que  vous 
savez  le  mieux;  d'abord  chacun  un  air,  puis  deux  duos.  Duprez  !  approche,  mon  garçon; 
tu  chanteras  :  O  des  amans  ,  déité  tutélaire!  toi ,  Boulanger  :  Ah  !  que  je  fus  bien  in- 
spiré .'  Toi ,  mon  grand  benêt  de  Vachon  :  D i  placer  mi  balza  il  cor,  entends-tu  ?  Di 
placer  mi  balza  il  cor  !  Et  toi ,  Pantalon  de  Vénitien  ,  tu  nous  diras  :  Non  piu  audrui 
farfallone  amoroso  ;  oui ,  oui ,  Non  piu  audrai  farfaltone  amoroso.  Ah  !  monsieur 
de  Lauriston,  vous  voulez  nous  congédier!  Odes  amans...  Di  pincer...  Non  piuau- 
drai...  il  n'y  résistera  pas  ;  non  ,  non  ;  et  messieurs  du  Conservatoire  en  seront  déses- 
pérés.—  Disant  cela  ,  il  sautait,  il  riait,  il  chantait:  Choron  avait  l'air  d'un  fou. — 
Tout  ira  bien  ,  ajouta-t-il,  très  bien.  Allez  brosser  vos  habits  et  vos  bottes,  frottez  vos 
boutons;  soyez luisans,  éclatans;  surtout  mangez  peu,  entendez-vous'?  On  vous  don- 
nera un  petit  filet  de  vin  de  Médoc  pour  vous  échauffer  les  entrailles. 

Après  avoir  diné  aussi  légèrement  qu'on  nous  l'avait  recommandé,  et  nous  être  coiffés 
d'un  immense  chapeau  à  cornes  qui  faisait  partie  de  notre  uniforme,  nous  partîmes  du 
coin  de  la  rue  Mont-Parnasse  en  suivant  les  boulevarts.  C'était  par  une  belle  soirée  de 
juillet.  La  lune  projetait  sa  douce  lumière  sur  la  cime  des  arbres  qui  nous  couvraient 
de  leur  épais  feuillage.  Nous  marchions  en  silence,  chacun  chargé  d'un  rouleau  de  mu- 
sique, suivant  notre  maître  qui  nous  précédait,  la  tète  baissée,  et  sans  proférer  une  pa- 
role. Nous  nous  exercions  tout  bas  à  filer  un  son,  à  lancer  une  roulade,  à  préparer  un 
point  d'orgue.  Nous  arrivâmes  ainsi  à  l'hôtel  du  ministre  de  la  maison  du  roi,  rue  de 
Grenelle-Saint-Germain.  Un  terrible  battement  de  cœur  s'empara  de  nous  lorsque 
l'huissier  annonça  :  —  M.  Choron  et  ses  élèves! 

Nous  entrâmes  dans  un  vaste  salon  où  se  trouvaient  une  douzaine  de  personnes.  Une 
voix  forte  dit  à  M.  Choron  avec  autorité  :  —  Sont-ce  là  tous  vos  élèves?  —  Non,  excel- 
lence, ce  sont  mes  meilleurs,  c'est  l'espoir  de  la  France!  —  Ah!  diable,  dit  en  riant 
M.  de  Lauriston. —  Votre  excellence  va  en  juger,  répliqua  Choron.  Puis,  nous  faisant 
approcher  tous  les  quatre,  et  nous  prenant  chacun  par  la  main.  —  Voici  Vamoureux, 
dit-il  en  présentant  Duprez  avec  sa  large  poitrine  ;  Boulanger,  le  demi-caractère  ;  Va- 
chon, le  gracieux,  et  il  signor  buffo  contante,  votre  très  humble  serviteur.  —  Il  paraît 
que  vous  avez,  dans  votre  école,  tous  les  genres  et  tous  les  talens,  dit  en  riant  M.  de 


LA   SYLPHIDE.  121 

Lauriston. —  Oui,  excellence,  tous  les  genres.  Duprez,  Scudo,  chaulez  votre  duode 
betta  Nice. 

Nous  nous  approchâmes  du  piano  pas  trop  rassurés,  niais  résolus  de  faire  bonne  con- 
tenance.  Panseron,  qui  nous  accompagnait,  plaque  quelques  accords  pour  nous  donner 
le  temps  de  respirer;  enfin,  nous  commençons.  Un  silence  profond  s'établit;  tous  les 
yeux  sont  braqués  sur  nous,  après  une  dizaine  de  mesures,  un  murmure  approbateur 
rient  dilater  nos  poumons;  notre  voix  vibre,  éclate  ;  notre  style  s'élève  ;  on  nous  couvre 
d'applaudissemens.  —  C'est  charmant!  entendions-nous  dire  de  toutes  parts.  — Oui, 
oui,  c'est  charmant,  c'est  ravissant,  dit  Choron,  les  yeux  pleins  de  larmes.  Recommencez, 
recommencez,  mes enfans;  tout  va  bien  ;  — la  France  est  sauvée,  nous  dit-il  tout  bas. 

La  soirée  finit  aussi  heureusement  qu'elle  avait  commencé.  Nous  sortîmes  de  l'hôtel  du 
ministre  en  sautant  comme  des  fous,  jetant  nos  chapeaux  par  dessus  les  arbres  du  boule- 
vart.  L'école  fut  maintenue,  et  lorsque  nous  allions  à  l'Opéra,  les  buralistes  disaienl  avec 
ironie  en  nous  voyant  passer  :  —  Voici  l'espoir  dr  la  France  —  J'engage  Duprez  a  s'assu- 
rer si  ce  sont  toujours  les  mêmes  employés  qui  reçoivent  les  billets  à  l'Académie  royale 
Je  Musique. 

Et  voilà  quelle  était  l'école  de  musique  où  allait  entrer  la  jeune  personne  dont  l'his- 
toire va  suivre.  spi  DO. 

fa  fin  à  la  livraison  jirochainr. 


323  &52ÏÏ3  a3  52»  SDSïSaaï. 

Soumet  possède  beaucoup  d'amis  qui  le  servent,  il  faul 
bien  le  dire,  avec  plus  d'enthousiasme  que  de  discerne- 
ment. Nous  voyons  tous  les  jours  se  renouveler  dans  la 
ittérature  l'étrange  phénomène  des  condottieri  de  l'Italie  du  quin- 
zième siècle.  Il  y  a  des  gens  qui  se  mettent  au  service  d'une  idée . 
d'une  doctrine  ou  d'un  système  ,  d'autres  à  la  solde  d'un  homme  : 
ceux-ci  prétendent  que  c'est  à  la  voix  de  la  famille  qu'ils  obéissent , 
ceux-là  que  c'est  à  une  conviction  invariable  qu'ils  cèdent-,  soyez  bien  per- 
suadé que  le  grand  nombre  de  ces  Tamerlans  littéraires  n'a  d'autre  mobile 
que  son  intérêt  et  ses  espérances.  Non  pas  que  je  prétende  ranger  dans 
l'inoffensive  phalange  des  condottieri  armés  d'une  plume  au  lieu  d'épée  les  amis  de 
M.  Soumet,  mais  il  me  semble  qu'en  voulantàtoute  force  faire  de  M.  Alexandre  Soumet 
un  chef  d'école,  et  de  la  Divine  Épopée  un  chef-d'œuvre,  les  camarades  de  l'illustre 
académicien  lui  causent  un  tort  réel.  La  Divine  Épopée  n'avait  point  paru  encore  que 
déjà  quelques  grands  journaux  arrachaient  le  laurier  du  Pausilippe  et  enlevaient  au 
Capitule  la  couronne  d'or  du  Tasse  pour  en  faire  hommage  à  l'auteur  de  Norina.  Main- 
tenant le  poème  est  publié...  On  se  souvient  sans  doute  de  l'émotion  universelle 
que  causa  l'apparition  de  Jocelyn  qui  n'était  pas  un  poème  épique,  mais  simplement 
un  épisode  ;  il  parait  que  la  Divine  Epopée  n'a  point  ébranlé  Paris  comme  on  s'y  at- 
tendait, car  les  amis  de  M.  Soumet  s'agitent  en  tous  sens,  réveillant  les  paresseux  . 
stimulant  les  tièdes ,  au  besoin  même,  se  condamnant  aux  travaux  évangéliques  de 
l'apostolat  pour  convertir  lesgens  qui  ont  le  malheur  de  n'être  pas  entièrement  de  leur 
avis.  —  A  propos  de  l'élection  de  M.  Hugo  à  l'Institut,  nous  nous  étions  occupé,  il  y  a 
quinze  jours,  de  M.  Soumet  et  de  son  poème,  ne  soupçonnant  guère  qu'en  quelques 
lignes  nous  nous  rendrions  coupable  du  crime  de  lèze-majesté  littéraire,  et  nous 
nous  reposions  dans  notre  innocence,  lorsque  nous  avons  reçu  de  M.  Louis  Belmont'l 
la  petite  admonestation  qui  suit  : 


>•-  i.a  svLpninE. 

Monsieur,  (ous*  les  grands  hommes  ont  leur  faiblesse  ;  celle  de  noire  illustre  Talma  clail  d* 
placer  quelques  hémistiches  de  sa  composition  dans  les  rôles  qu'il  affeclionnait  le  plus.  Ain>>, 
dans  le  troisième  acte  de  Clytemnesire,  on  lit  ce  vers: 

J'en  suis  sorti  muet,  glacé,  plein  d'épouvante. 

Ce  vers  n'a  rien  de  très  remarquable,  mais  il  servait  parfaitement  la  voii  de  l'acteur,  et 
Talma  voulut  le  placer  dans  son  récit;  Alexandre  Soumet  l'a  conservé  par  respect  pour  la  mé- 
moire d'un  homme,  première  gloire  de  notre  théâtre.  —  Voilà  la  vérité,  monsieur,  sur  la  col- 
laboration que  vous  supposez,  et  l'erreur  que  vous  avez  commise  à  ce  sujet  n'est  pas  la  seule 
de  voire  article.  Vous  ne  parlez  que  de  Clytemnesire  et  de  Sait!,  en  rappelant  les  triomphes 
du  poète,  et  vous  oubliez,  involontairement  sans  doute,  le  succès  d'enthousiasme  de  Norma, 
Elisabeth  de  France  reprise  trois  fois,  les  deux  cents  représentations  de  Jeanne  d'Arc,  et,  per- 
mettez-moi de  le  dire,  la  vogue  si  prolongée  d'une  Fêle  de  Néron. 

Vous  accusez  Alexandre  Soumet  d'être  le  poète  des  anciens  jours;  si  vous  voulez  nous  per- 
suader par  lu  que  son  style  ressemble  à  la  Bible,  je  suis  entièrement  de  votre  avis.  J'ai  tou- 
jours entendu  ce  poêle  des  anciens  jours  accuser  notre  poésie  de  manquer  de  jeunesse  et  d'en- 
chantement. Quant  à  sa  nouvelle  publication,  la  divine  ÉropÉE,  elle  appartient  à  votre 
jugement  littéraire;  mais  les  suffrages  les  plus  éclatans  peuvent  consoler  l'illustre  auteur  de 
votre  critique.  —  J'ai  entre  les  mains  l'opinion  écrite  de  quelques  uns  de  nos  premiers  poètes 
qui  placent  la  divine  épopée  au  dessus  de  celle  de  Hilton.  Pour  moi,  monsieur,  je  la  con- 
sidère comme  une  des  plus  belles  victoires  remportées  sur  l'étranger,  et  la  royauté  poétique 
d'Alexandre  Soumet  relève  enfin,  à  mes  yeux,  la  France  de  celle  espèce  de  déchéance  où 
l'Europe  la  croyait  lombée.—  Agréez,  etc.  L.  Belmontet. 

3  février  1841. 

Si  Ton  veut  bien  rapprocher  de  cette  lettre  l'article  publié  dans  la  livraison  de  la  Syl- 
phide, du  24  janvier  dernier,  on  acquerra  la  certitude  que  M.  Louis  Belmontet  ne 
s'est  donné  la  peine  de  m'écrire  que  pour  me  prouver  que  j'avais  raison.  En  effet,  com- 
ment aurais-je  pu  oublier,  même  involontairement,  les  autres  triomphes  dramatiques 
de  M.  Soumet,  puisque  je  n'ai  même  pas  dit  que  Clytemnesire  et  Saiil  fussent  des 
triomphes  ?  — Pour  ce  qui  est  de  la  collaboration  de  Talma,  j'ai  écrit  :  —  «  Je  crois  tenir 
de  bonne  source,  d  et  j'ai  ajouté  :  —  a  M.  Soumet  convient  de  quelques  vers,  a  —  Dans 
le  premier  cas,  je  n'ai  donc  point  commis  d'erreur;  dans  le  second,  j'ai  énoncé  un  fait 
vrai,  à  ce  point  que  M.  Louis  Belmontet  le  confirme. — La  phrase  :  — *.  Poète  desanciens 
jours,  »  ne  saurait  être  prise  en  plus  mauvaise  part  que  «  L'homme  des  anciens  jours,  n 
de  Chateaubriand  :  et  je  ne  dirai  jamais  que  le  style  de  M.  Soumet  ressemble  à  ta  Bibh, 
tout  au  plus  dirais-je  qu'il  ressemble  à  celui  de  la  Bible.  —  M.  Louis  Belmontet  termine 
en  parlant  d'opinions  écrites,  qui  placent  l'œuvre  de  M.  Soumet  au  dessus  de  celle  de 
Milton  ;  je  n'ai  point  abordé  l'analyse  de  la  Divine  Épopée ,  en  conséquence  cela  ne  sau- 
rait me  concerner;  maisje  sais  que  M.  Soumet  possède  aussi  des  opinions  écrites  de  poè- 
tes, qu'il  aime  et  qu'il  honore,  de  poètes  qu'il  nomme  dans  sa  préface,  et  que  ces  poètes 
le  conjurent  de  changer  son  titre  qui  n'est  ni  heureux,  ni  modeste ,  de  le  remplacer  par 
tout  autre:  celui  qu'il  devait  porter  auparavant,  l'Enfer  racheté,  ou  bien  le  Second 
Calcaire  ;  je  sais  encore  que  des  ecclésiastiques  ont  instruit  H.  Soumet  du  blâme  qu'en- 
courrait, sans  doute,  son  livre  ,  de  la  part  de  la  cour  de  Borne;  je  sais  enfin  ce  que  j'i- 
gnorais il  y  quinze  jours,  n'ayant  pas  lu  la  préface  de  la  Divine  Épopée,  c'est  que  l'il- 
lustre académicien  a  cherché  lui-même  à  s'étourdir  sur  les  conséquences  probables  du 
sujet  qu'il  a  choisi.  —  Le  résultat  de  cette  mêlée  si  imprudemment  engagée  au  nom  de 
M.  Soumet,  est  donc,  je  crois,  de  me  donner  gain  de  cause  suc  tous  les  points. — J'ai  com- 
mencé la  lecture  de  la  Divine  Épopée,  et  je  la  continuerai  avec  tout  le  soin  et  le  recueille- 
ment qu'elle  mérite.  En  attendant ,  je  supplie  M.  Alexandre  Soumet,  au  nom  de  ses  titres 
académiques,  qui  sont  nombreux  et  beaux,  au  nom  de  sa  gloire  littéraire  qui  est  hono- 
rable et  pure,  je  le  supplie,  si  par  hasard  l'opinion  de  la  Sylphide  ,  ou  de  tout  autre 
journal,  à  son  égard,  lui  paraissait  mal  fondée,  de  s'expliquer  ou  de  se  défendre  lui- 
même  ;  il  le  fera  toujours  mieux  que  ceux  qui  s'en  chargent  pour  lui  et  probablement 
sans  son  aveu.  c.  giénot-lecointb. 


I.  A    SYM'IllItK. 


CHROMOI E  DU  CR.WD  M0\DE. 


m  l'a  souvent  répété,  et  il  faut  le  dire  encore  :  les  bals  de  la 
Cour  sont  magnifiques;  celui  du  27  janvier  était  éblouis- 
sant; les  habitués  de  ces  réunions  splendides  ne  s'occu- 
enl  guère  que  du  monde  qui  s'y  trouve,  des  diamansel 
.■s  toilettes;  ceux  qui  y  viennent  pour  la  première  fois 
jnt  frappés,  avant  toute  chose,  du  luxe  dos  salons  et 
surtout  de  la  salle  de  spectacle  qui  se  trouve  métamorpho- 
sée, comme  par  enchantement,  en  une  galerie,  de  chaque 
coté  de  laquelle  sont  dressées  de  longues  tables  où  plus  de 
nulle  personnes  peuvent  s'asseoir. — Vendredi,  29,  il  y 
avait,  comme  d'habitude,  foule  à  l'ambassade  d'Angleterre;  en  dépit  des  nuages  qui  se 
sont  olevés  entre  la  France  et  la  Grande-Bretagne  au  sujet  de  la  question  d'Orient ,  lord 
et  lady  Granville sont  toujours  très  populaires  dans  notre  beau  monde.  —  La  comtesse 
d'Obreskoff,  qui  veut  décidément  que  son  salon  fasse  envieà  l'Opéra  et  aux  Bouffes,  a 
donné  l'autre  soir,  après  un  très  beau  concert,  un  bal  qui  a  paru  plus  beau  encore  aux 
jeunes  personnes,  et  qui  s'est  prolongé  jusqu'à  trois  heures  du  matin.  —  La  finance, 
l'industrie,  le  commerce,  la  haute  bourgeoisie,  autant  de  classes  qui  ont  le  privilège  de 
posséder  de  fort  jolies  femmes,  ne  manquent  jamais  de  se  retrouver  tous  les  samedis  à 
l'IIotel-de-Ville  ;  les  splendeurs  du  monument  sont  bien  faites  pour  les  charmes  des 
gracieuses  invitées  qui  s'y  pressent. 

Que  vous  dirai-je  encore?  dimanche  31,  il  y  avait  pour  ainsi  dire  cataclysme  de  soirées: 
réunion  chez  le  colonel  Thoru;  bals  à  l'ambassade  de  Sardaigne,  chez  Mmo  de  liigny, 
chez  Mme  de  Flahaut;  cinq  à  six  petites  causeries  chez  des  femmes  aimables  qui  se 
plaisent  à  rester  en  famille  ce  jour-là.  —  Le  duc  de  Crillon  a  inauguré  ce  mois  par  un 
très  beau  bal.  J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  vous  dire  comment  reçoit  le  duc  de  Crillon  ;  à 
l'hôtel  du  noble  duc,  les  femmes  et  les  toilettes  sont  toujours  superbes;  on  remarquait 
surtout  les  comtesses  Pozzo  di  Borgo  et  de  Grainmont,  la  duchesse  de  Caraman,  la 
princesse  de  Beaufremont,  la  duchesse  de  Noailles,  la  princesse  de  Chimay,  née  de  Cara- 
man, M11'- d'Appony,  sa  belle-soeur,  M11"-  Colbert  et  quelques  dames  espagnoles  d'une 
beauté  parfaite. —  Mais  voici  bien  une  autre  nouvelle  :  deux  riches  Américains  vont 
se  disputer  les  préférences  du  monde  de  l'aristocratie;  la  famille  Bird  et  la  famille 
Bingham  annoncent  pour  bientôt  l'ouverture  de  leurs  hôtels;  nous  aurons  des  mer- 
veilles à  en  raconter,  et  pour  nous  y  habituer,  nous  allons  d'ici-là  nous  remettre  à  lire 
les  récits  féeriques  de  la  belle  Schéeraazade.  Comte  alfbed  de  r.***. 


11  court  toutes  sortes  de  bruits  à  l'Opéra,  on  parle  de  pièces  nouvelles,  de  ballets  nou- 
veaux, de  chanteurs  nouveaux,  sans  compter  les  cantatrices  qui  se  montrent  avec  une 
rapidité  dont  il  faut  savoir  gré  à  la  direction.  Nous  avons  déjà  dit  qu'un  grand  épure- 
ment  aurait  lieu  dans  la  troupeau  renouvellement  de  l'année  théâtrale,  mais  nous  avons 
appris  avec  peine  que  l'administration,  croyant  ne  pouvoir  céder  à  certaines  demandes 
de  Dérivis,  s'était  décidée  à  se  passer  de  cet  utile  chanteur.  Dérivis  tient  fort  bien  sa 
place  à  l'Opéra  depuis  dix  ans,  nous  ne  concevons  donc  pas  pourquoi  on  le  remplacerait 


1 


134  I-A    SYLPHIDE. 

par  un  autre  qui,  probablement,  ne  le  remplacera  pas  du  tout;  heureusement  Dérivis 
est  encore  à  l'Académie  royale,  et  le  dernier  mot  n'est  pas  dit  sur  son  départ.  Nous 
demanderons  aussi  pourquoi  l'on  n'emploie  pas  davantage  Mlle  Julian,  jeune  cantatrice 
d'intelligence  et  d'avenir,  qui  avait  abordé  avec  succès  les  rôles  les  plus  importans  du 
répertoire. 

Nous  avons  vu  ces  jours  derniers  M"°Lucile  Gratin,  et  nous  sommes  à  même  de  dé- 
mentir les  bruits  absurdes  que  l'on  avait  fait  courir  sur  son  compte.  La  Faculté  deMéde  ■ 
cine  n'a  point  exilé  LucileGrahn  du  théâtre,  la  charmante  Sylphide  ne  cherche  pas  dans 
la  peinture  des  consolations  que  l'art  chorégraphique  lui  refuse,  et  elle  n'a  jamais  eu  la 
pensée  de  retourner  à  Copenhague.  La  vertu  des  eaux  de  Bourbonne  et  la  science  du 
docteur  Lisfranc,  le  même  qui  a  guéri  Mlle  Pauline  Leroux,  ont  commencé  une  cure 
merveilleuse  que  le  temps  achèvera.  Lucile  Grahn  marche  aujourd'hui  comme  tout  le 
inonde,  et  dans  quelques  mois,  sans  doute,  elle  sera  rendue  à  la  scène,  où  de  si  beaux 
triomphes  l'attendent. — Le  succès  de  Mlle  Montonsier,  au  Palais-Royal,  se  confirme  de 
jour  en  jour;  le  jeu  si  plein  de  grâce  et  de  simplicité  de  Mllc  Camille  Dorsy  y  est  pour 
beaucoup  ;  rien  n'égale  le  charme  de  la  voix  de  cette  jeune  et  jolie  actrice,  si  ce  n'est  sa 
naïve  intelligence  de  la  scène.  —  Henri  Vieuxtemps  donne  un  grand  concert  cette 
semaine  ;  nous  ne  manquerons  pas  d'y  assister  pour  porter  un  jugement  définitif  sur 
ce  jeune  et  déjà  si  célèbre  artiste. 


Mademoiselle  Sophie   Locve. 


Nous  avons  assisté  jeudi  dernier  au  quatrième  concert  donné  par  la  Gazette  musi- 
cale à  ses  abonnés  ;  cette  solennité  musicale  avait  attiré,  dans  les  salles  St-Honoré,  tout 
un  public  d'artistes;  mais  un  nom  dominait  tous  les  autres  noms.  Vainement  le  pro- 
gramme annonçait  M.  Artot,  M.  Hellé,  M.  Séligmann  ,  Mllc  Urald ,  M1Ic  Duport,  et 
même  M,le  Catinka  Heinefetter.  On  n'entendait  au  dessus  de  cette  foule  qu'un  doux 
murmure  qui  pouvait  se  traduire  par  ces  mots  :  Sophie  Loeve.  A  chaque  intervalle  d'un 
morceau  à  un  autre ,  on  attendait  avec  impatience ,  et  Sophie  Loeve  ne  venait  pas.  En- 
fin ,  cependant  on  vit  paraître  sur  l'estrade  une  belle  et  jeune  femme  de  vingt-deux  à 
vingt-trois  ans  ,  les  yeux  noirs  et  couronnés  de  sourcils  d'ébène  ,  les  cheveux  lissés  en 
bandeaux  de  jeais,  la  taille  élancée,  le  port  à  la  fois  noble  et  modeste,  c'était  elle,  la  dîna 
allemande.  Elle  chanta  d'abord  cette  mélodie  grave  et  sublime  de  Beethoven,  qu'on 
nomme  Adélaïde;  mais  la  musique  de  Beethoven  émeut  beaucoup  plus  qu'elle  ne  trans- 
porte, ce  ne  fut  là  qu'un  demi  triomphe.  M,lc  Sophie  Loeve  revint  une  seconde  fois,  et 
rhanta  un  air  italien  qui  m'a  paru  appartenir  à  l'école  de  Donizetti  ;  dans  cet  air,  tour  à 
lour  large,  mélancolique,  joyeux,  brodé  avec  une  profusion  toute  italienne,  de  trilles, 
de  roulades,  de  points  d'orgue  et  de  cadences,  la  voix  de  la  jeune  cantatrice  se  déploya 
tout  à  son  aise  ;  et  quels  éloges  ne  ferai-je  pas  de  cette  voix  si  timbrée  ,  si  métallique  ,  si 
vibrante  !  C'est  un  soprano  complet,  tout  entier  de  poitrine,  depuis  le  sol  grave  jus- 
qu'au sol  supérieur,  et  qui  parcourt  ensuite,  avec  la  voix  de  tète,  plus  d'une  octave  et 
demi  ,  car  il  s'élève  jusqu'au  re.  M"1'  Loeve  acheva  son  air  dans  une  cadence  que 
\|mc  Persiani  n'aurait  pas  mieux  faite  ,  et  alors  les  applaudissemens  éclatèrent  de  toutes 
parts ,  et  M"'  Loeve  était  perdue  dans  la  foule  qu'ils  grondaient  encore.  La  place  nous 
manque  pour  apprécier,  comme  il  mérite  de  l'être ,  le  talent  de  Mlle  Sophie  Loeve;  nous 
nous  bornerons  à  dire  aujourd'hui  que  c'est  un  talent  fait  qui  ne  doit  plus  retourner 
à  Berlin  ,  et  dont  la  place  ne  saurait  être  ailleurs  qu'à  l'Opéra. 


i  \  sa  LPinnr. 


A    Madame   ' 


^~    4 


oit  le  monde  va  voir,  madame,  le  beau  tableau 
d'Horace  Vernet,  représentant  Napoléon  sortant 
du  tombeau,  que  vient  d'acquérir,  au  prix  de 
12,000  fr.,  Susse,  et  qui  attire,  en  ce  moment,  la 
foule  des  amateurs  et  du  monde  élégant.  Les  fem- 
mes les  plus  à  la  mode  vont  là  comme  on  va  au 
Musée,  parées  de  ces  jolies  toilettes  du  matin,  que 
les  Parisiennes  ont  le  talent  de  rendre  si  gracieuses 
Une  robe  en  satin  phrygien,  garnie  de  deux  volans, 
un  chapeau  bleu  résille,  avec  marabouts  de  même 
nuance,  un  court  mantel  de  velours  brun,  garni 
d'hermine,  voilà  une  séduisante  toilette  debon  goût  ; 
ou  bien  une  robe  en  velours  vert,  garnie  d'une  haute 
bande  de  chinchilla ,  l'écharpe  pareille  ;  puis  un 
chapeau  en  velours  violet,  orné  d'une  couronne  de 
têtes  de  plumes  de  même  nuance.  On  fait,  dans  ce 
moment,  de  fort  jolies  redingotes  en  satin ,  gar- 
nies, dans  le  bas  de  la  jupe,  de  deux  rangs  de  tresses,  composées  de  deux  rouleaux 
également  en  satin  et  enroulés  l'un  sur  l'autre  ;  ces  tresses  montent  sur  les  deux 
cotés  du  devant  de  la  jupe,  en  se  rapprochant  vers  la  ceinture,  puis  s' étendant  en 
éventail  sur  le  corsage  ;  les  tresses  du  corsage  et  celles  qui  ornent  deux  jockeis  su- 
perposés à  l'épaulière  des  manches  plates  sont  beaucoup  moins  volumineuses  que 
celles  de  la  jupe  ;  le  corsage  est  plat,  ouvert  en  cœur,  et  orné  d'un  rabat  à  plat, 
en  guipure  ;  avec  un  mantelet  et  un  chapeau  de  velours  noir,  ces  robes  pro- 
duisent un  effet  fort  distingué.  Une  charmante  innovation,  que  je  veux  vous  si- 
gnaler, est  la  mode  des  guirlandes  de  fleurs,  placées  en  épaulières  sur  les  manches 
des  robes  de  bal. 

A  la  dernière  soirée  de  la  maréchale  S....,  mercredi ,  j'ai  remarqué  une 
jeune  personne  mise  avec  un  goût  qui  me  faisait  bien  présumer  de  celui  de  sa 
mère  :  elle  portait  une  tunique  en  crêpe  blanc,  avec  les  coins  arrondis,  bordée 
d'une  guirlande  de  marguerites  blanches  des  champs  ;  le  corsage  plat,  ouvert  en 
cœur  devant  jusqu'à  la  ceinture,  couvrait  de  chaque  côté  un  quart  de  la  poitrine, 


la  Mi.riiiiii: 


et  était  bordé  tout  autour  d'une  guirlande  de  marguerites  ;  à  la  naissance  des 
manches  qui  se  composaient  de  petits  jockeis  fendus  au  milieu  et  garnis  de 
Heurs,  se  trouvaient  deux  guirlandes;  sous  cette  tunique,  qui  rappelait  tout-à-fait 
les  tuniques  antiques,  était  une  robe  de  satin  blanc  à  corsage  plat,  carré,  et  à 
courtes  manches  plates  en  satin  ;  le  bas  de  la  robe  de"  satin  était  également  garni 
d'une  guirlande  de  marguerites,  plus  grosse  que  celle  qui  ornait  la  tunique  ; 
—  dans  les  cheveux,  une  couronne  de  marguerites,  posée  un  peu  au  dessus  du 
front  ;  coiffure  en  bandeaux  ,  et  nœud  grec.  —  Une  autre  jolie  toilette  était  une 
robe  en  gaze  brodée  or  à  trois  jupes,  chaque  jupe  bordée  d'un  large  ourlet  avec 
une  frange  or  et  soie  blanche  ;  corsage  plat  à  pointe,  orné,  autour  de  la  poitrine 
et  du  dos,  de  draperies  en  étoffe  pareille  à  la  robe,  bordée  de  franges  ;  les  man- 
ches courtes ,  plates  ,  recouvertes  de  trois  rangées  de  franges  ;  une  écharpe  de 
gaze,  semblable  à  la  robe  et  garnie  d'une  haute  dentelle  d'or,  serrait  la  taille  et 
flottait  jusqu'au  bas  du  premier  jupon.  Dans  les  cheveux,  arrangés  devant  en 
bandeaux  bouffans,  deux  branches  de  roses  blanches  en  velours,  à  cœur  de  dia- 
mans  et  feuillages  d'or  ;  dans  les  cheveux  ,  des  épingles  à  têtes  de  diamans  ;  ni 
boucles  d'oreilles,  ni  collier,  mais  une  large  épingle  en  diamant  au  milieu  de  la 
poitrine.  — ■  Les  robes  de  soirées  où  l'on  ne  danse  pas  ont  un  cachet  Louis  XIV 
qui  prend  chaque  jour  plus  d'accroissement,  et  lorsque  l'on  voit  assises  des  deux 
côtés  d'une  belle  galerie,  toutes  ces  femmes  parées  d'étoffes  d'or  et  d'argent,  de 
satin  Pompadour,  de  tissu  fleuri ,  aux  anciens  dessins;  lorsque  l'on  voit  ces 
formes  de  robes,  qui  rappellent  le  costume  de  Mmesde  Sévigné  ,  Montespan,  et 
tant  d'autres  beautés  qui  furent  nos  mères  ,  on  se  croirait  revenu  à  ces  temps  de 
splendeur  où  les  hommes  portaient  l'habit  et  la  veste  brodés  ,  les  manchettes  et 
les  jabots  en  riches  guipures,  et  le  nœud  d'épée  si  joli,  si  coquet,  et  qui  enlevait 
si  bien  les  cœurs.  Hélas  !  on  est  bientôt  désabusé  par  la  teinte  sombre,  la  coupe 
anti-féodale  du  vêtement  de  la  moitié  du  genre  humain  ,  et  il  semble  que  toute 
l'aristocratie  se  soit  réfugiée  dans  la  personne  des  femmes.  Le  seul  luxe  que  les 
hommes  se  permettent  aujourd'hui,  ce  sont  de  riches  gilets.  Le  gilet  est  l'unique 
point  lumineux  qui  s'aperçoive  dms  une  toilette  masculine.  C'est  sans  doute 
cette  nécessité  d'éclairer  un  peu  la  toilette  qui  a  donné  à  Richard-Laurent 
l'idée  de  créer  des  gilets  aussi  riches  que  possible  ;  la  soie  ,  le  velours,  le  cache- 
mire, mélangés  à  l'or  et  à  l'argent,  dans  des  tissus  tout  exceptionnels,  donnent 
aux  gilets  de  Richard-Laurent  une  vogue  incontestable.  Les  boutons  de  chemise 
de  Jannisset  et  les  cannes  de  Verdier,  voilà,  avec  les  gilets  de  Richard-Laurent, 
ce  que  les  hommes  ont  de  plus  recherché.  Cependant,  commo  toute  chose  a  sa 
compensation  ,  si  nous  avons  perdu  une  partie  de  la  somptuosité  de  nos  costumes, 
nous  avons  gagné  un  luxe  de  rafraichissemens  qu'il  est  bon  de  signaler.  La  so- 
ciété d'aujourd'hui  n'est  point  gourmande  ;  l'esprit,  de  nos  jours,  a  le  pas  sur  la 
matière,  et  voilà  pourquoi  gâteaux,  sirop,  glaces  ont  acquis  une  élégance  incon- 
nue autrefois  ;  non  seulement  il  faut  flatter  le  goût ,  mais  il  faut  plaire  aux  yeux  ; 
aussi  n'est-il  rien  de  plus  charmant  à  voir  que  les  plateaux  brillans  de  Tortoni 
surchargés  de  rafraichissemens  qui  empruntent  toutes  les  formes  ;  les  plus  beaux 
fruits ,  les  fleurs  les  plus  fraîches  sont  reproduits  avec  un  art  inconcevable.  Tor- 
toni a  dépassé  tous  les  rêves  de  Ber choux  et  de  Brillât-Savarin. 

Baronne  marie  de  l'epinay. 


I.  V  sylpiiidi:. 


HISTOIRE  D'UNE  CANTATRICE. 
DEUXIÈME  ET  DERMÊBE  PART»', 

IV. 

ois  "  avons  dit  comment  l'Esmeralda  du 
faubourg  Saint-Germain  avait  été  confiée 
par  sa  mère  aux  soins  d'un  inconnu;  cette 
pauvre  enfant ,  dont  l'éducation  musicale 
allait  commencer,  s'appelait  Rose  Niva.  — 
M11,  Niva  n'était  pas  ce  qu'on  nomme  géné- 
ralement une  jolie  personne.  Elle  était  trop 
grande  pour  son  âge ,  maigre  et  dépourvue 
de  ces  manières  gracieuses  que  donne  une 
bonne  éducation.  Mais  elle  avait  un  pied 
mignon  ,  une  taille  charmante,  des  hanches 
souples ,  une  figure  longue  ,  caractérisée  et 
mobile;  des  yeux  noirs  pleins  de  feu,  une 
bouche  grande  il  est  vrai ,  mais  poétisée  par 
un  sourire  adorable.  Elle  avait  de  l'esprit , 
beaucoup  d'esprit  sans  culture.  Tout  en  elle 
était  à  taire  et  à  refaire.  Vive,  distraite, 
nullement  accoutumée  à  l'obéissance,  il  était 
difficile  de  la  diriger  ;  par  bonheur  ,  une 
aptitude  rare  et  une  sensibilité  exquise  faisaient  concevoir  d'elle  les  plus  riches  espé- 
rances. C'était  une  de  ces  natures  puissantes  nées  pour  les  fortes  passions  :  soumises 
à  une  discipline  sévère,  elles  atteignent  quelquefois  aux  types  les  plus  élevés  de  l'hu- 
manité, mais  abandonnées  à  une  direction  imprévoyante,  il  leur  arrive  presque  tou- 

'  Voir  plus  haut  page  117. 

•  La  gravure  qui  précède  a  été  dessinée  d'après  une  charmante  lithographie  de  M.  Chal- 
lamel,  reproduisant  le  tableau  que  M.  ï.épaule  a  consacré  à  la  principale  scène  de  ta  Favorite  , 
entre  Duprez  et  M""  Slolz. 


LA    SYLI'lllDk. 


jours  de  trébucher  en  chemin.  —  Ce  mélange  de  rudesse  et  d'art ,  ces  qualités  de  Niva  , 
vagues  et  indécises  encore,  intéressèrent  M.  Ramier,  jeune  homme  intelligent ,  alors 
professeur  à  l'école  de  Choron.  Son  ame  généreuse  fut  touchée  de  voir  une  si  belle 
nature ,  que  le  sort  s'était  jusque  là  obstiné  à  repousser  dans  l'ombre  ;  il  lui  tendit  la 
main,  et  dès  ce  moment  il  considéra  comme  un  devoir  d'ouvrir  à  cette  pauvre  jeune  tille 
le  chemin  d'un  meilleur  avenir.  D'abord  ce  ne  fut  qu'un  sentiment  assez  ordinaire  de 
vanité  qui  engagea  Ramier  à  présenter  M"c  Niva  à  Choron;  mais  ce  sentiment  se  mo- 
difia bientôt ,  et  prit  un  développement  qui  Pétonna  lui-même.  Condamné  par  les  cir- 
constances à  suivre  une  carrière  qui  n'était  pas  dans  ses  goûts  ,  Ramier  cherchait  à 
satisfaire  la  curiosité  de  son  esprit  par  des  études  étrangères  à  l'art  qui  le  faisait  vivre. 
Il  saisit  donc  avec  empressement  l'occasion  d'exercer  son  activité  par  une  bonne  action. 
Quoique  sévère ,  il  était  cependant  très  aimé  de  ses  élèves  ,  qui  lui  manifestaient  ainsi 
leur  reconnaissance  de  sa  sollicitude  sans  bornes. 

M"e  Niva  fut  admise  à  l'école  de  Choron,  et  confiée  aux  soins  particuliers  de  Ramier. 
La  classe  de  Ramier  était  composée  d'hommes,  d'enfans  etde  jeunes  filles;  il  y  régnait 
un  ordre  parfait,  jamais  on  n'y  proférait  un  mot  qui  pût  blesser  les  convenances. 
La  sévérité  de  Ramier  était  si  grande  à  cet  égard,  qu'elle  était  l'objet  des  plaisanteries 
de  ses  camarades.  Mais  il  avait  affaire  à  des  hommes  et  à  des  femmes  sans  éducation,  ap- 
partenant à  des  familles  qui,  elles-mêmes,  auraient  eu  grand  besoin  d'un  censeur;  il 
fallait  donc  beaucoup  exiger  pour  obtenir  quelque  chose. 

Les  premières  leçons  que  M"e  Niva  reçut  de  Ramier  furent  assez  originales.  Après 
l'avoir  présentée  aux  élèves  de  sa  classe,  il  la  fit  approcher  et  lui  dit  :  —  «  MUc  Niva,  sans 
doute  on  vous  a  conté  beaucoup  de  mal  de  moi,  n'est-ce  pas?  avouez-le  franchement, 
on  vous  a  dit  que  j'étais  grondeur,  bourru,  exigeant?  »  — Niva  répondit  à  cette  question 
par  un  sourire  malicieux.  —  «  Eh  bien!  reprit  Ramier,  vous  allez  voir  qu'on  m'a  ca- 
lomnié :  pour  demain,  je  ne  vous  donne  d'autre  besogne  que  de  vous  laver  la  figure, 
nous  verrons  après.  »  —  Un  rire  général  couvrit  les  paroles  du  professeur.  Le  lende- 
main, Niva  vint  à  la  classe  un  peu  plus  propre.  —  Maintenant,  lui  dit  Ramier,  vous  vous 
occuperez  de  vos  mains,  et...  je  vous  donne  huit  jours  pour  cette  grande  ablution;  vous 
voyez  bien  que  je  ne  suis  pas  aussi  sévère  qu'on  vous  l'a  dit.  Frottez,  lavez,  n'épargnez 
ni  savon  ni  eau  chaude;  Dieu  vous  en  saura  gré  et  moi  aussi. 

Au  bout  de  huit  jours,  la  métamorphose  était  complète  :  les  belles  dents  de  Niva  étaient 
blanches  comme  de  l'ivoire,  son  fichu  ajusté  avec  plus  de  grâce  ,  ses  cheveux  bien  pei- 
gnés, sa  jolie  taille  mieux  dessinée,  en  un  mot  tout  avait  pris  un  nouvel  aspect,  et  l'ins- 
tinct de  la  femme  était  éveillé.  Ramier  s'occupa  alors  de  son  éducation  musicale.  Maître  de 
la  diriger  comme  il  l'entendait,  il  la  surveilla  d'un  œil  sévère,  lui  assignant  les  heures  de 
travail  et  se' faisant  rendre  un  compte  minutieux  de  l'emploi  de  son  temps.  Toutes  les 
actions  de  la  jeune  fille  étaient  soumises  à  son  contrôle,  personne  ne  pouvait  la  soustraire 
usa  sollicitude;  et  jamais  ni  sa  mère  ni  Choron,  ne  mirent  obstacle  à  la  volonté  de  Ra- 
mier. Peu  à  peu  la  voix  de  Niva,  assouplie  par  des  exercices  nombreux  et  bien  gradués, 
acquit  une  sonorité  remarquable.  Enchanté  des  progrès  de  son  élève,  Ramier  ne  borna 
plus  ses  soins  à  la  musique.  L'intelligence  de  Niva  se  prêtait  à  tout;  elle  comprenait  bien 
et  retenait  ce  qu'elle  avait  appris.  Mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine,  ni  sans  avoir  versé  bien 
des  larmes  qu'on  parvint  à  la  dompter;  il  fallut  même  l'emploi  de  moyens  rigoureux, 
pour  la  contraindre  à  l'obéissance  età  un  travail  régulier.  Il  y  eut  bien  des  tentatives  de 
révolte,  bien  des  menaces  de  retourner  à  sa  native  indépendance;  mais  Ramier  fut 
inébranlable!  il  la  tint  constamment  sous  le  joug  de  sa  volonté.  D'ailleurs,  Ramier 
était  d'une  bouté  extrême  envers  Niva;  il  lui  consacrait  tout  son  temps,  il  négligeait  ses 
propres  affaires  pour  surveiller  son  éducation,  il  pourvoyait  à  ses  besoins,  il  l'habillait, 
il  lui  achetait  même  de  la  musique  et  un  piano  ;  en  un  mot  il  devint  sa  Providence. 

Ainsi  grandissait  Niva  sous  la  tutelle  de  Ramier  :  ce  n'était  plus  celte  jeune  et  miséra- 
rable  fille  qu'il  avait  trouvée  dans  la  rue;  c'était  une  personne  charmante, àla taille  élan 


I.\   SYLPllIUB  IÎ9 

cée,  aux  manièri  s  nobli  s  i  ;  choisies,  s'exprimait!  avec  facilité,  ei  écrivant  i)e  même.  Il  ne 
pouvait  la  regarder  sans  être  fier;  il  ne  pouvait  en  entendre  parler  avec  éloge  sans  se  dire: 
— C'est  moi  qui  l'ai  faite  ce  qu'elle  est!  —  Lorsqu'on  murmurait  autour  de  lui  :  —  ( 
gracieuse  personne,  que  d'esprit,  que  détalent! — soucœui  bondissait  de  joie.  Pendant  ses 
is,  quand  elle  chantai  .  et  que  sa  voix  éclatait  eu  notes  graves  ••!  plainti- 

ves, ses  yeus  étaient  constamment  fixés  sur  elle  !  il  la  contemplait  avec  ravissement  ;  il 
respirait  à  peine  tant  il  craignait  de  perdre  un  des  accens  qu'il  avait  su  lui  communi- 
quer. C'est  que  Niva  était  l'œuvre  de  ses  mains,  la  reproduction  de  lui-même,  l'écl 
son  aine!  Oh  !  quel  ravissant  spectacle  que  d'assister  aiusi  à  l'  ment  d'une  in- 

telligence qui  vous  doit  la  vie  !  -   Ramier  aussi  n'était  plus  le  même  pour  Niva  :  il  lui 
parlait  avec  moins  de  brusquerie,  d'un  ton  moins  impérieux.  Il  s'enquérail 
de  ses  -Miiis.  de  ses  désirs  d'une  \oi\  douée  et  humble.  —  Niva,  lui  disait-il  souvent. 
au  d  '  musique  unis  plait-il  ;  voulez-vous  le  chanter  '.' 
Inconcevable  bizarrerie  du  cœur  humain  !  Ramier  qui  avait  consacré  trois 
années  de  sa  vie  à  faire  l'éducation  de  cette  jeune  fille  ,  à  la  p|  volon- 

tés, à  l'accoutumer  à  une  obéissance  passive,  maintenant  qu'il  avait  obtenu  ce  qu'il 
désirait,  maintenant  qu'il  en  avait  lait  une  personne  charmante,  remplie  de  talent,  de 
grâce  et  d'esprit,  était  triste  de  la  perfection  de  son  ouvrage!  Cetl  .  cette 

docilité,  cette  douceur  sans  nuages  le  chagrinent  et  le  rendent  malheureux.  11  voudrait 
un  peu  de  mutinerie,  quelques  caprices;  il  désirerait  que  Niva  ne  se  crût  pas  obîi 
lui  obéir  en  tout  sans  proférer  une  plainte,  sans  un  murmure:  il  voudrait  la  voir  femme 
et  son  égale.  On  le  comprend.  Kamier  était  amoureux  île'  Niva.  Cette  pain  re  fille  qu'il 
avait  élevée  avec  tant  de  sévérité,  et  que  naguère  il  traitait  avec  si  peu  de  ménagement . 
s'était  emparée  de  son  cœur;  il  n'avait  pu  résister.  Comme  Pygmalion,  il  'tait  a  genoux 
devant  l'œuvre  de  ses  mains.  C'était  une  passion  d'autant  plus  profonde,  qu'il  n'osait  la 
manifester.  En  effet,  comment  franchir  l'intervalle  qui  le  séparait  de  Niva?  Comment 
se  dépouiller  de  l'extérieur  d'une  autorité  presque  paternelle,  pour  lui  avouer  les  ten- 
dres sentimens  qu'elle  lui  inspirait:  comment  abandonner  le  rôle  sévère  et  digne  qu'il 
avait  joué  jusqu'alors,  pour  s'incliner  aux  pieds  d'une  jeune  tille  qui  tremblait  en  le 
voyant'?  Niva  qui  devait  tout  à  Ramier,  qui  le  redoutait  autant  qu'elle  le  révérait ,  com- 
ment recevrait-elle  l'aveu  d'un  sentiment  qu'elle  était  bien  loin  de  supposer  à  son  bien- 
faiteur? L'amour  est  un  dieu  jaloux  qui  veut  de  l'indépendance,  et  qui  ne  se  paie  pas 
is  maxim  s  de  la  morale.  Ll'un  autre  côté,  le  caractère  de  liamier  était  trop  élevé. 
il  était  trop  pénétré  de  la  noble  mission  dont  il  s'était  chargé  ,  pour  abuser  un  seul 
instant  de  la  confiance  sans  limites  qu'il  inspirait  a  lanière  de  Niva  el  ;i  la  jeune 
artiste. 

CependantNiva  faisait  tous  les  jours  de  nouveaux  progrès  ;  elle  avait  dépassé  les  plus 
hautes  espérances  de  Ramier.  Son  aptitude  à  saisir  les  plus  fines  nuances  de  Pari  était 
surprenante.  Brillante,  coquette  dans  la  musique  légère,  elle  était  majestueuse  et  pleine 
de  passion  dans  les  scènes  tragiques.  Sa  belle  voix,  sa1  figure  expressive,  sa  taille  noble, 
son  style  large,  ample  et  vigoureux  faisaient  l'étouuemeut  de  tous  ceux  qui  l'entendaient. 
Toutes  les  fois  qu'elle  chantait  dans  la  classe  de  Ramier,  il  y  avait  des  trépignemens  de 
plaisir.  Dans  le  monde,  ses  succès  étaient  plus  beaux  encore.  On  la  comblait  de  cadeaux 
et  de  prévenances;  alors,  les  yeux  mouilles  de  larmes,  elle  disait  à  Ramier: — 0  mon 
maître  !  c'est  a  vous  que  je  dois  tout  cela  !  — Il  lui  répondait  en  lui  pressant  la  main. 
pression  délicieuse  où  allaient  se  réfugier  tous  les  sentimens  de  son  cœur  ! 

Depuis  trois  ans  que  Niva  faisait  partie  de  l'école  de  Choron,  personne  ne  l'avait  en- 
tendue, excepté  les  élèves  de  Ramier.  Un  jour,  Choron  dit  à  Ramier  :  — Quand  me  feras- 
tu  connaître  ta  merveille?  Celte  question  maligne  prouvait  que  le  chef  de  l'école  s'était 
laissé  prévenir  contre  Niva,  par  l'aniour-propre  blessé  de  ses  camarades,  jalouses  de  la 
préférence  que  lui  accordait  Ramier.  On  fixa  le  jour  où  Niva  serait  entendue.  Ces  sortes 
de   présentations  avaient  toujours  lieu  à  l'une   des  grandes  séances  présidées  par 


» -i ' >  LA  SYLPHIDE. 

Choron.  C'était  un  spectacle  imposant  !  Chaque  professeur  défilait  avec  sa  classe  de- 
vant le  chef  de  l'établissement  qui  approuvait  ou  blâmait.  Ce  n'était  pas  Choron  que  les 
élèves  craignaient  le  plus,  mais  la  critique  de  leurs  camarades.  Un  sourire,  un  mur- 
mure, un  chuchotement  les  faisait  trembler  et  les  remplissait  de  confusion.  Les  femmes 
surtout  ne  pouvaient  supporter  l'idée  de  faiblir  devant  leurs  rivales,  et  j'en  ai  vu  sou- 
vent se  trouver  mal  pour  avoir  manqué  un  trait.  C'était  un  samedi  de  l'année  1829  que 
Niva  devait  débuter  devant  tous  les  élèves  de. l'école  de  Choron.  Le  ban  et  l'arrière- 
ban  avaient  été  convoqués  ;  il  y  avait  même  quelques  dames  étrangères  qui,  connaissant 
l'histoire  romanesque  de  Niva,  avaient  manifesté  le  désir  de  l'entendre.  La  curiosité 
était  générale.  On  voulait  connaître  le  résultat  de  trois  ans  d'études  ;  chacun  y  était  ve- 
nu avec  des  sentimens  plus  ou  moins  favorables  à  la  jeune  artiste. 

Choron  dit  à  Ramier  :  —  Mou  cher!  nous  sommes  prêts.  —  Alors ,  conduite  par  son 
professeur,  Niva  s'avance  sur  l'estrade;  elle  tremble,  son  sein  se  soulève  avec  effort, 
sa  ligure  est  d'une  mortelle  pâleur.  — Ramier  est  au  piano,  le  cœur  plein  d'agitation.  Il 
frappe  quelques  accords,  et  dit  tout  basa  Xiva:  — Courage! — Niva  commença  ce  bel  air 
de  Nicolini  : 

Or  che  son  vicino  a  te  ; 
Slanca  son  di  palpitar. 

Lorsqu'elle  fut  arrivée  ace  magnifique  passage  : 
Tanto  amore  e  lanta  fè, 

un  tonnerre   d'applaudissemens  couvrit  sa   voix Choron   s'élança  sur   l'estrade, 

pleurant  comme  un  enfant, etse  jetlantau  cou  de  Niva, la  couvrit  de  baisers  sans  pou- 
voir proférer  une  parole  !  Tous  les  élèves  s'étaient  levés  spontanément  ;  Ramier,  la  tète 
penchée  vers  le  clavier,  cherchait  à  maîtriser  son  émotion  ;  à  cette  vue,  Niva  s'arrache 
des  bras  de  M.  Choron  et  se  précipite  vers  son  bienfaiteur.  Brava  ,  brava,  bravo  Ra- 
mier, bravi  !  s'écrie-t-on  de  toutes  parts.  Ce  lut  une  scène  admirable  ,  le  plus  beau 
jour  de  Ramier! 

Le  succès  de  Niva  fit  taire  ses  rivales.  Choron  ne  cessait  d'en  parler,  de  la  louer  et 
de  s'extasier  sur  un  tel  résultat  au  bout  de  trois  ans  de  leçons.  Mais  ce  qu'on  admirait 
encore  plus,  c'était  le  reste  de  son  éducation.  On  se  demandait  comment  un  homme 
de  vingt-quatre  ans  avait  pu  transformer  celte  jeune  fille  ,  que  tout  le  monde  fuyait, 
en  une  personne  élégante ,  modeste  et  pleine  de  grâce  ? 


Depuis  quelque  temps,  Choron  avait  enrichi  la  classe  de  Ramier  d'un  nouvel  élève: 
c'était  un  jeune  homme  de  dix-huit  ans,  d'une  physionomie  agréable  ,  et  qui  n'était  pas 
dépourvu  d'une  certaine  instruction  ;  il  s'appelait  Rifaut.  La  première  fois  qu'il  vit  et 
entendit  Niva ,  il  en  fut  ému.  Depuis  ce  moment,  il  ne  la  perdait  pas  de  vue  ;  toujours 
empressé  auprès  d'elle  ,  il  ne  manquait  jamais  l'occasion  d'un  compliment.  Ramier  ne 
demeura  pas  long-temps  étranger  à  ce  roman  ;  il  en  conçut ,  comme  on  le  pense,  une 
affliction  profonde;  il  essaya,  par  tous  les  moyens,  de  détruire  cette  passion  naissante; 
mais  il  ne  fut  pas  heureux ,  le  remède  empira  le  mal ,  et  les  expédions  ,  au  lieu  d'éloi- 
gner la  catastrophe  ,  en  précipitèrent  le  dénoùment. 

Un  dimanche  du  mois  de  mai  1830,Ramier  elNiva  devaient  dîner  chez  une  personne 
de  leur  connaissance.  Niva  s'en  excusa,  sous  prétexte  d'indisposition.  Ramier  y  alla  tout 
seul,  mais  inquiet  de  la  santé  de  son  élève  ;  il  s'esquiva  immédiatement  après  le  dîner, 
et  se  rendit  de  laChaussée-d'Antin  à  la  rue  Babylone,  où  demeurait  Niva.  Comme  il  fai- 
sait un  temps  magnifique,  il  suivit  le  boulevart  des  Invalides.  Il  pouvait  être  huit  heures 


la  svi. l'iiun:. 


Ml 


du  soir.  Chargé  d'un  énorme  bouquet  pour  Ni  va,  son  cœur  était  dans  une  de  ces  dispo- 
sitions rares  dans  la  vie,  lorsqu'il  aperçut  doux  personnes  qui  venaient  de  son  côté. 
Tout-à-coirj  ses  yeux  se  troublent,  ses  jambes  fléchissent,  tremblent.. .il  s'efforce  de 
marcher;  mais  il  est  obligé  de  s'appuyer  contre  un  arbre,  en  voyant  Ni  va  au  bras  de 
Rifaut  ! 

II  est  difficile  de  rendre  tout  ce  qu'éprouva  Ramier  à  ce  spectacle  :  interdit,  muet, 
une  sueur  brûlante  inondait  sou  visage;  sa  douleur  était  de  celles  qui  ne  permettent  pas 
aux  larmes  de  se  Ira  ver  un  passage.  Après  quelques  instansde  h  h  m  ire,  Ramier,  s'armant 
de  toutes  ses  forces,  continua  son  chemin  sans  avoir  ouvert  la  bouche,  laissant  Niva 
qui  venait  de  le  reconnaître,  dans  une  consternation  profonde.  Pour  lui,  tout  était  lini. 
Jamais  il  ne  reparla  à  son  élève;  jamais  il  ne  lui  fit  un  reproche;  il  lui  continua  ses  soins 
comme  si  rien  n'eût  altéré  les  sentimens  qu'il  avait  eus  pour  elle.  Quelques  mois  après 
arriva  la  révolution  de  juillet,  qui  mit  un  terme  à  l'existence  de  l'école  Choron  ;  quinze 
jours  après,  Ramier  quitta  Paris. 

Il  y  avait  six  mois  qu'il  habitait  la  petite  ville  de...,  à  vingt-cinq  lieues  de  Paris,  lorsqu'il 
y  arriva  une  jeune  cantatrice  accompagnée  de  sa  mère.  Elle  venait  y  donner  un  concert, 
et  on  parlait  d'elle  avec  enthousiasme.  Au  jour  fixé,  la  grande  salle  de  l'IIôtel-de-ViUn 
était  comble.  Toute  la  bonne  compagnie  s'y  trouvait.  Ramier  fut  le  premier  à  s'y  rendre, 
et  se  plaça  juste  en  face  du  piano.  Après  une  symphonie  jouée  par  les  amateurs  de  l'en- 
droit, parut  la  jeune  virtuose.  Le  programme  annonçait  uuairde  Nicolini,  quejlamier 
avait  souvent  fait  chanter  à  Niva.  La  jeune  cantatrice  s'approche  du  piano  avec  assu- 
rance, sans  paraître  effrayée  de  sou  nombreux  auditoire,  attaque  avec  lieaucoup  de 
suavité  ce  bel  adagio  : 


'     ! 


Oi  che  son  vicino  a  te... 

puis  s'arrête  tout-à-coup  ;  sa  voix  tremble,  son  visage,  pâlit;  elle  veut  recommencer, 
mais  impossible  !  Ses  yeux  se  remplissent  de  larmes.  La  voyant  prête  à  défaillir,  Ramier 
s'élance  à  son  secours,  la  fait  asseoir,  lui  prend  la  musique  des  mains  et  se  met  à  chan- 
ter à  sa  place  : 

Or  che  son  vicino  a  le, 

Stanca  son  di  palpitar, 

avec  un  accent  et  une  expression  qui  émurent  toute  l'assemblée.  La  soirée  fui  interrom- 
pue, et  le  concert  ne  put  se  continuer.  Niva,  car  c'était-elle,  avait  reconnu  Ramier,  qui 
après  avoir  chanté,  sortit  de  la  salle  et  quitta  la  ville  le  lendemain. 

VI. 

Dix  an-  après  l'événement  que  nous  venons  de  raconter,  on  donnait  à  l'Académie 
royale  de  Musique  un  opéra  nouveau  qui  faisait  courir  tout  Paris.  Une  cantatrice  aimée 
du  public  y  obtenait  un  grand  succès.  Au  quatrième  acte,  à  l'une  des  scènes  les  plus 
dramatiques  de  la  pièce,  on  entendit  des  sanglots  partir  d'un  coin  obscur  de  l'orchestre: 
—  c'était  Ramier  qui  pleurait  à  chaudes  larmes  en  reconnaissant  Niva  sous  le  costume 
de  la  prima  qui  s'appelle  aujourd'hui  Rosine-Stolz!  scudo. 


i.a  sv  i.piiini:. 


CIIROMOIE  III  GR.UD  MM. 


s  ne  parle,  depuis  le  commencement  de  ce  mois,  que  de 
la  fête  philantropique  qui  a  réuni  dernièrement  dans 
les  salons  célèbres  de  l'Abbaye —aux- Bois ,  presque 
toutes  les  illustrations  de  la  politique,  de  la  littéra- 
ture et  des  arts  autour  de  leur  patrone,  de  leur  sauve- 
garde et  de  leur  consolatrice  à  tous,  Mmc  liécamier.  Je 
laisserai  à  d'autres  le  soin  de  détailler  cette  soirée 
splendide,  et  je  me  bornerai  à  enregistrer  quelques  unes 
des  paroles  auxquelles  celte  réunion  a  donné  lieu. — On 
demandait  à  M11'  Hacbel  pourquoi  elle  avait  déclamé  des 
morceaux  à\-lthalie  de  préférence  à  tout  autre  chef- 
d'œuvre? —  C'est,  a  répondu  la  jeune  et  incomparable 
tragédienne,  pour  pouvoir  dire  un  jour  que  c'est  chez  M""-  Récamier  que  j'ai  débuté 
dans  ce  beau  rôle.  —  A  l'Abbaye-aux-Bois,  spectateurs  et  artistes  s'admiraient  récipro- 
quement. —  J'avais  entendu  jusqu'à  présent  le  bruit  de  votre  renommée,  sans  jamais 
avoir  eu  le  plaisir  d'entendre  le  son  de  votre  voix!  —  disait  l'immortel  vicomte  de  Cha- 
teaubriand h  Lablache  ;  et  Lablache,  qui  n'est  jamais  en  reste  pour  les  réparties,  lui 
répondait  :  —  Malgré  mon  embonpoint,  j'aurais  fait,  M.  le  vicomte,  dix  lieues  à  pied  pour 
avoir  le  bonheur  de  vous  connaître. 

Quelques  jours  après  cette  soirée,  couronnée  par  une  abondante  quête,  et  dont  les  pau- 
vres conserveront  un  long  souvenir,  M,nc  la  comtesse  de  Châtenais  a  donné  un  bal d'oi- 
fans.  Le  dix-neuvième  siècle  peut,  à  coup  sur,  revendiquer  pour  lui  l'invention  des  bals 
d'enfans.  Il  y  a  eu  une  époque  dans  l'histoire  de  notre  civilisation  et  de  nos  modes  où 
l'enfance  n'était  comptée  pour  rien. On  mettait  les  garçons  au  collège,  les  tilles  au  couvent 
et,  presque  sans  transition,  les  uns  et  les  autres  ne  sortaient  des  langes  de  l'éducation 
(pie  pour  devenir  esclaves  de  la  société  dans  le  mariage  ou  dans  quelque  profession  exclu- 
sive; on  faisait  des  mères  de  famille  de  ces  pauvres  jeunes  personnes  qui  n'avaient  pas 


LA    SYLPHIDE.  133 

encore  appris  à  vivre;  et  ces  infortunés  jeunes  gens,  sans  avoir  eu  le  temps  de  se  recon- 
naître, devenaient  époux,  sous-lieutenants  ou  prêtres. 

Aujourd'hui  des  améliorations  sensibles  ont  été  introduites  dans  notre  manière  d'être, 
et  les  bals  d'enfans,  en  donnant  à  la  jeunesse  une  connaissance  anticipée  et  douce  du 
monde,  lui  en  facilitent  l'abord,  en  tapissant  les  chemins  de  fleurs  et  de  gazons  verts,  et 
ont,  de  plus,  l'avantage  de  resserrer  les  liens  qui  unissent  les  familles  entre  elles.  Je  ne 
dirai  rien  du  bonheur  des  mères,  mais  j'en  nommerai  quelques  unes:  la  comti  sse  di 
Bonneval,  Mme  Paul  de  Ségur,  Sl'"ede  Caraman,  la  comtesse  de  Saint-Prix,  Mm«  de  La 
Ferté  ;  parmi  les  enfans  qui  se  livraient  aux  innocens  plaisirs  de  la  danse,  j'ai  vu  le  fils 
de  SI.  Guizot,  le  neveu  de  la  comtesse  de  Chàtenais,  le  fils  du  duc  de  Beaufremont,  le 
lils  du  prince  deBeauvau  et  beaucoup  d'autres.  Que  SI""  la  comtesse  de  Chàtenais  re- 
çoive donc  ici  nos  remercimens  sincères,  son  bal  d'enfans  n'a  pas  été  moins  brillant 
qu'un  ba!  à  la  Cour.  —  Et  puisque  je  parle  de  la  Cour,  c'est  bien  le  cas  de  dire  un  mot  du 
magnifique  concert  qui  a  été  donné  aux  Tuileries  le  mercredi  précédent,  5;  le  nombre 
des  invités  était  considérable,  et  les  premiers  talens  de  nos  deux  théâtres  lyriques,  se 
trouvant  en  aussi  bonne  compagnie,  ont  rivalisé  de  perfection.  —  Le  jeudi  i,  une  soirée 
dansante  du  meilleur  goût  a  eu  lieu  chez  SI.  lecomte  et  5In,c  la  comtesse  de  Trcssan.  En 
vérité,  il  faut  assistera  ces  réunions  aristocratiques  pour  s'en  faire  une  idée  exacte. 
La  plume  est  impuissante  à  décrire  tant  de  beautés  et  tant  de  richesses,  tant  de  cour- 
toisie et  tant  de  grâces  ;  tour  à  tour  les  brillans,  les  toilettes,  les  conversations  ou  les 
danses  vous  fascinaient  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  la  politesse  et  du  charme  exquis 
avec  lesquels  SI.  le  comte  et  SIme  la  comtesse  de  Tressan  savent  faire  les  honneurs  de 
leurs  salons.  Parmi  les  reines  de  cette  fête,  je  citerai  la  belle  comtesse  d'Aubigny,  la 
marquise  de  Brissac,  la  comtesse  Dulong  de  Rosnay,  la  vicomtesse  de  la  Ferrière,  M,lc  de 
Montgommery  et  la  comtesse  de  Tressan. 

Lundi  dernier,  le  prince  Tufakim  a  donné  un  bal  splendide  qui  avait  réuni  toutes  les 
jeunes  femmes  envers  lesquelles  il  se  montre  toujours  d'une  amabilité  si  parfaite.  Le 
prince  Tufakim,  resté  garçon  à  un  âge  où  beaucoup  d'autres  ont  depuis  long-temps  serré 
les  nœuds  de  l'hymen,  jouit,  avec  un  bonheur  chevaleresque,  des  privilèges  de  son 
célibat  :  il  est  la  providence  des  femmes  qui  aiment  les  conversations,  le  bal  ou  la  mu 
sique;  jamais  on  n'a  demandé  en  vain,  au  prince  Tufakim,  une  soirée,  un  bal  ou  un 
concert.  Comte  \lfred  de  r***. 


<  ItBBI :«l'0«D  »><  I  . 

Notre  rédacteur,  SI.  Guénot-Lecointe  ,  a  reçu  de  SI.  Victor  Hugo  une  lettre  qui 
honore  trop  l'immortel  poète  et  l'illustre  auteur  de  la  Divine  Épopée  ,  pour  que  nous 
ne  nous  empressions  pas  d'en  publier  les  fragmens  qui  ont  rapport  à  un  bruit  dont 
nous  nous  étions  prématurément  fait  les  échos.  Le  témoignage  de  SI.  Hugo  ne  permet 
plus  de  douter  que  la  conduite  de  SI.  Alexandre  Soumet,  lors  de  la  dernière  élection  à 
l'Institut,  a  été  aussi  noble  que  digne,  et  que  son  vote,  expression  fidèle  de  ses  senti- 
mens  et  de  son  cœur  ,  a  appartenu  à  SI.  Victor  Hugo,  toutes  les  fois  que  le  poète  est 
venu  offrir  son  grand  nom  au  scrutin  académique.  —  Voici  les  passages  de  cette  lettre  : 

'.Je  veux  aussi,  pardonnez-moi  cette  prétention,  vous  réconcilier  avec  les  beaui  ve  rs 

de  M.  Soumet  qui  est  un  nohle  poêle,  incapable  du  vote  au  hasard  qu'on  vous  a  conté. 

»  Dans  ce  monde,  où  il  y  a  tant  de  haine  et  d'injustice  ,  il  faut  du  moins  que  les  esprits 
élevés  se  comprennent  et  s'aiment  ,  et  mon  ambition  est  satisfaite  quand  j'ai  pu  être  entre 
deux  d'entre  eux  le  Irait  d'union 

.  9  février  1841.  »  Victor  nuGo.  • 


I.A    Sï  r.PIUUE 


PATRES. 


our  le  dire  une  fois  en  passant,  il  parait  que  les  républicains 
du  Nouveau-Monde  ne  sont  pas  des  gens  excessivement  fé- 
roces à  l'endroit  des  femmes  et  surtout  des  danseuses.  Ce 
n'est  pas  eux  qui  auraient  assassiné  cette  blonde  et  ado- 
rable Lamballe;  ce  n'est  pas  eux  non  plus  qui  auraient 
condamné  à  mort  notre  belle  Marie-Antoinette.  Améri- 
cains du  nord,  Américains  du  sud,  vous  nous  faites  une 
guerre  déloyale  !  Vous  abusez  des  mers  qui  nous  sépa- 
rent pour  ravira  la  France  le  sceptre  de  la  chevalerie  et 
de  l'amour  des  dames  qu'elle  porte  avec  tant  de  distinc- 
tion depuis  l'âge  heureux  des  croisades.  Non  seulement 
vous~ne~vou!ezpIus  nous  rendre Fanny  Elssler, que  M.  Duponchel  ne  vous  avaitprétée 
que  pour  quelques  mois  mais;  encore,  mettant  à  profit  le  bienveillant  soleil  de  votre  cli- 
mat, vous  la  déshabillez  cette  chère  Fanny,  vous  en  faites  une  vraie  fille  d'Eve;  vous 
vous  disputez  un  morceau  de  ses  souliers  de  satin,  un  atome  de  ses  jarretières  ;  vous  at- 
tentez même  à  sa  chevelure  d'ébène;  vouslui  dites  : — Fanny,  je  veux  de  tes  cheveux!— 
absolument  comme  le  disait  à  son  portier  M.  Romieu,  ce  préfet  de  si  joyeuse  mémoire.— 
Telles  sont,  en  effet,  les  nouvelles  que  nous  apporte  avec  un  sérieux  rabelaisien  Vlntelii- 
gencer  de  Pétersburg. — Fanny  Elssler  a  été  reçue  à  Richmond,  dans  l'état  de  Virginie , 
comme  une  souveraine;  on  l'a  mise  dans  une  litière  que  des  sénateurs  ont  chargée  sur 
leurs  vertueuses  épaules,  on  l'a  promenée  en  triomphe,  on  l'a  menée  au  sénat,  où  elle 
s'est  assise  à  la  droite  du  président;  on  a  prononcé  toutes  sortes  de  discours  en  son 
honneur;  enfin  c'est  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits,  un  conte  d'une  bouffonnerie  ex- 
travagante, et  dont  la  réalisation  n'était  possible  que  chez  les  puritains  de  l'Amérique  du 
sud.  —  Les  choses  se  passent  autrement  en  Russie  ;  le  czar  veut  bien  donner  ses  dia- 
mans  et  ses  roubles  aux  danseuses ,  mais  il  prétend  garder  ses  gentilshommes.  Ainsi , 
assure-t-on,  Mlu  Taglioni,  par  suite  du  refus  de  l'empereur  Nicolas,  vient  de  manquer  un 
mariage  magnifique  avec  un  des  plus  riches  seigneurs  de  sa  cour.  Cette  catastrophe  fera 
sans  doute  désirer  plus  vivement  à  la  sylphide  son  retour  en  Fiance.  A  propos  de  danseu- 
ses, il  ne  manque  pas  de  journaux  qui  inventent  des  nouvelles  fraîches  avec  de  vieilles 


LA    Sï  l.l'IIIUI 


histoires.  On  nous  annonce,  à  grand  renfort  de  trompettes,  quels  Cerritoestengag 
l'Opéra.  Erreur!  La  Cerrito,  lors  de  son  dernier  passage  a  Paris,  est  (  on  venue  avec  l'ad- 
ministration de  venir  au  printemps  prochain,  donner  un  certain  nombre  de  représenta- 
tions à  l'Académie  royale;  il  y  a  donc  sis  mois  au  moins  que  nous  savons  oe  qu'on  prend 
la  peine  de  nous  répéter  depuis  huit  jours. 

C'esl  aussi  au  printemps  prochain  que  M.  Ueyerbeer  reviendra  d'Allemagne  avec  son 
chef-d'œuvre.  D'ici  là,  nous  avons  lieu  de  croire  que  toutes  les  tentatives  et  tous  les 
voyages  que  l'on  fera  pour  l'obtenir  seront  inutiles.  —  D'ailleurs,  depuis  la  semaine  der- 
nière, bien  des  choses  se  sont  accomplies  derrière  le  rideau  de  l'Opéra.  1 
de  llllc  Heinefetter  est  rotait  sur  des  bases  de  nature  à  satisfaire  les  plus  difficili 
jeune  et  belle  cantatrice  appartient  pour  deux  ans  à  l'Académie  royale.  Quant  à  M1"  So- 
phie Loëve,  il  n'y  faut  plus  penser  :  l'arrêt  de  l'administration  est  irrévocable; 
M""  Loëve  ne  chantera  pas  sur  notre  première  scène.  C'esl  peut-être  ici  le  lieu  de  dnv 
que  quelques  bons  esprits  ne  voient  pas  sans  inquiétude  l'invasion  musicale  allemande 
qui  incessamment  grossit,  et  qui  pourrait  bien  un  jour  ou  l'antre  compromettre  d'une 
laeon  grave  les  destinées  de  l'Opéra.  —  M""  Viardot-Garcia, quoique  à  la  veille  de  parti! 
pour  Londres,  est  possédée  du  plus  vif  désir  d'entrer  à  l'Académie  royale  ;  mais  il  me 
semble  difficile  que  les  vœux  de  M»c  Viardot  se  réalisent  si  elle  persiste  dans  ses  préten- 
tions, d'autant  plus  onéreuses  que  il.  Léon  Pillet  est  résolu  de  marcher  d'un  pas  ferme 
dans  la  voie  des  économies.  —  La  représentation  au  bénéfice  de  Duprez  aura  lieu  Ie6  du 
mois  prochain  ;  le  prix  des  places  est  doublé,  la  soirée  sera  magnifique,  et  surtout  plus 
italienne  que  française,  si  le  spectacle  tient  la  parole  donnée  par  l'affiche.  —  Il  est  ques- 
tion d'un  grand  opéra  de  M.  Halévy,  qui  suivra  la  Favorite,  et  dont  le  titre  est  encore  un 
mystère.  — M™'  Nathan-Treillet,  que  nous  avons  entendue  et  applaudie  l'hiver  dernier 
à  l'Opéra,  et  qui  fait  maintenant  les  délices  du  théâtre  de  Bruxelles,  est  engagée  pour  la 
saison  prochaine.  —  Le  ballet  de  M.  de  Saint-Georges,  qui  sera  représenté  au  prin- 
temps, et  auquel  musiciens,  décorateurs  et  chorégraphes  travaillent  avec  une  rare  acti- 
vité, a  pour  titre  la  Rosière  de  Gond.  —  La  reprise  de  Stradella  et  la  Juive  nous  ont 
rendu  M,leJulian,  jeune  cantatrice  sur  laquelle  nous  avions  appelé  l'attention  de  M.  Pil- 
let, et  dont  l'intelligence  et  les  progrès  méritent  les  plus  grands  éloges. 

L'Opéra-Comique,  qui  ne  s'endort  pas  dans  le  succès  de  Guitarrern,  apprête  déjà  un 
autre  succès,  le  Pendu.  On  dit  que  M.  Crosnier  vient  d'engager  Mme  Luguet,  artist. 
■  lui  a  eu  des  succès  en  province.  —  L'avenir  de  la  Renaissance  parait  encore  incertain  ; 
ce  n'est  cependant  pas  l'activité  qui  manque  à  M.  Anténor  Joly.  Sou  répertoire  compte 
deux  pièces  nouvelles:  la  Paix  et  la  Guerre,  peut  vaudeville  sans  importance  de 
M.  St-Amand,etIa.Fe7e<to>  Fous,  drame  en  cinq  actes  de  MM.  Fournier  et  Arnould,  qui 
contient  de  fort  belles  scènes  et  qui  est  joué  avec  beaucoup  de  chaleur  et  quelquefois  de 
talent,  par  Bouchet,  Matis  et  Mlu  Fitz-James.  —  La  Porte-Saint-Martin,  fidèle  à  son 
programme  qui  comprend  le  ballet,  vient  de  donner  les  Jours  gras  aux  enfers,  diver- 
tissement de  circonstance,  par  H.  Tarin,  dont  il  faut  attribuer  tous  les  honneurs  au 
petit  Laurencon,  sylphe  de  cinq  ans.  —  Il  n'y  a  rien  de  décidé  au  sujet  de  l'Ambigu;  on 
parle  d'un  directeur  et  de  je  ne  sais  combien  de  sous-directeurs;  pendant  ce  temps-là 
Lazare  le  Pâtre  va  aller  continuer  son  succès  à  la  Porte-Saint-Martin.  D'un  autre 
côté,  on  assure  qu'un  nouveau  théâtre  est  à  la  veille  de  surgir  sur  les  ruines  du  Colvsée 
de  Mm-  Saqui.—  Un  nouveau  théâtre!...  tandis  que  la  Porte-Saint-Antoine  reste  fermée; 
un  nouveau  théâtre!....  tandis  que  l'Ambigu  est  en  pleine  faillite,  et  que  le  Vaudeville 
se  porte  si  mal  !  Notre  France  sera  donc  toujours  un  pays  de  moutons  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  nous  empressons  de  publier  les  lignes  suivantes,  que  nous  lisons 
ce  malin  dans  la  Presse,  et  qui  confirment  l'opinion  que  nous  avons  déjà  émise  plusieurs 
fois  touchant  les  torts  énormes  que  causent  à  la  littérature,  à  l'art,  aux  artistes  et  aux 
spéculateurs,  l'effrayante  multiplicité  des  théâtres  à  Paris  :  —  «  On  attribue  au  ministère 


13G  '-A    SYLPHIDE. 

»  l'intention  bien  louable  de  supprimer  un  théâtre  sur  la  ligne  des  boulevarts  ;  la  pre- 
»  mière  administration  qui  se  trouverait  en  état  de  faillite  subirait  l'application  de  cette 
»  mesure  d'une  efficacité  incontestable.» — Eh  bien!  si  telle  est  l'intention  du  mi- 
nistre, qu'il  se  bâte,  car  au  lieu  d'un  ,  il  y  a  deux  théâtres  sur  les  boulevarts  qui  sont  en 
faillite.  Qu'il  supprime  du  même  coup  l'Ambigu  et  la  Porte-Saint-Antoine;  qu'il  empêche 
M"'  Saqui  de  renaître  de  ses  ignobles  décombres,  et,  comblant  la  mesure  de  ses  bien- 
faits, qu'il  transporte  les  dieux  Lares  de  la  Porte-Saint-Martin  à  l'Ambigu,  et  que  la 
Porte-Saint-Martin, qui  compromet  le  quartier  et  qui  obstrue  l'entrée  de  la  rue  de  Bondy 
dont  il  fait  un  cloaque,  disparaisse  du  sol.  La  réalisation  de  ce  projet  profitera  à  tout  le 
monde.  r,.  IjIénot-lecointe. 


Concerts  de  Vieuxtemps.  M'k  Marie  Villes,  H.  lier/,  et  I^abarre. 


Le  concert  de  Vieuxtemps  est,  sousle  rapport  de  l'art,  le  plus  remarquable  auquel  nous 
ayons  assisté  depuis  le  commencement  de  l'hiver.  Le  grand  concerto  du  célèbre  violo- 
niste etsafantaisie  ont  excité  des  applaudissemens  frénétiques.  Aujourd'hui,  nous  di- 
rons que  Vieuxtemps  nous  semble  avoir  porté  au  dernier  point  de  perfection  l'art  pra- 
tique du  violon;  personne  n'est  encore  arrivé  où  il  est,  et  nul  n'ira  plus  loin  que  lui. 
Comme  compositeur,  c'esj  un  maître.  Une  autre  fois,  nous  nous  livrerons  à  un  examen 
plus  approfondi  du  talent  de  Vieuxtemps,  et  l'occasion  s'en  présentera  bientôt,  car  il 
traite  en  ce  moment  de  quelques  représentations  à  la  salle  Favart.  Notre  grande  canta- 
trice, Mme  Dorus-Gras,  était  seule  capable  de  rivaliser  de  succès  avec  Vieuxtemps,  et  elle 
s'est  fait  applaudir  autant  que  lui  dans  un  air  de  la  Clémence  de  Titus,  et  la  cavatine  de 
Robert  le  Diable. — Quelques  jours  après,  dans  cette  même  salle  de  Henri  Herz,  Mlk>  Ma- 
rie Willès  a  donné  un  charmant  concert.  Nous  y  avons  entendu  avec  plaisir  M1Ie  Willès, 
qui  possède  une  fort  jolie  voix  et  qui  s'en  sert  à  merveille  ;  M.  Burdini  etMm0  Widemann. 
Dans  la  partie  instrumentale,  MM.  Schimon  et  Dorus  ont  fait  preuve  d'un  incontestable 
talent,  le  premier  sur  le  piano ,  le  second  sur  la  flûte.  La  voix  humaine  ne  chante  pas 
mieux  que  la  flûte  de  M.  Dorus.  M.  Artot  a  bien  joué  dans  une  fantaisie  de  sa  compo- 
sition. Je  ne  dirai  rien  de  MM.  Puig  et  Wartel  ;  qu'ils  m'en  remercient. 

Les  concerts  par  abonnemens,  fondés  et  dirigés  par  MM.  II.  Herz  et  Laburre,  obtien- 
nent le  plus  grand  succès.  La  quatrième  soirée  musicale  qui  a  eu  lieu  jeudi  avait  attire 
une  atïluence  tellement  considérable  que  plus  de  cent  personnes,  nous  a-t-on  dit,  ont 
été  refusés  à  la  porte.  M.  Henri  Herz  a  joué  son  troisième  concerto,  la  plus  belle  de  ses 
compositions  peut-être,  avec  une  netteté,  une  délicatesse,  un  charme  inexprimables  ;  l'air 
du  Freyschutz- ,  chanté  par  Mme  Viardot-Garcia ,  et  la  Cadence  du  diable,  où  la  voix  de 
la  cantatrice  le  dispute  en  fini  et  en  souplesse  à  l'archet  de  M.  de  Bériot,  ont  été  pour  la 
sœur  de  Malibran ,  l'occasion  de  ces  éclatans  triomphes  qu'ils  va  continuer  en  Angleterre. 
M.  de  Bériot  a  encore  exécuté  son  Trémolo ,  aux  applaussemens  de  tous ,  et  MMe  Nau  a 
chanté  à  ravir  l'air  de  la  Somnambule ,  de  Bellini.  —  Le  cinquième  concert  de  M.  Henri 
Herz,  aura  lieu  le  27  de  ce  mois. 


LA   SYLPHIDE 

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DIRECTION.!. CITE    DES    ITALIENS 


LA   SÏLPUIUE. 


A    Madame 


a  grande  semaine  qui  va  s'ouvrir  nous  amènera 
beaucoup  de  bals  travestis  ;  c'est  le  moment  ou 
jamais;  encore  quelques  jours,  et  le  carnaval  aura 
vécu.  11  faut  donc  s'empresser  de  s'occuper  de  la 
mode  qui  brille  de  ses  derniers  feux,  et  tirer  le  meil- 
leur parti  possible  des  rayons  de  ce  soleil  couchant. 
Pour  travestissemens,  je  conseillerai  aux  jeunes  et 
jolies  femmes  le  costume  grec  de  chez  Babin,  qui 
^  sied  à  merveille;  ce  costume  se  fait  en  satin,  avec  le 
corsage  en  brocart  d'or  ou  d'argent,  brodé  en  soie 
de  couleur,  ou  parsemé  de  pierreries  ;  les  manches 


en  gaze  unie  ou  lamée,  une  écharpe  en  cachemire  ou  soie  grena- 
dine, et  la  toque  en  velours  brodée  or,  soie  et  pierreries.  Le  cos- 
tume styrien  est  aussi  un  joli  costume  ;  il  a  de  la  légèreté  et  une 
élégance  montagnarde  qui  va  admirablement  aux  femmes  brunes 
'et  un  peu  fortes.  La  mode  des  petits  corsets  en  velours  de  couleur, 
pour  le  bal,  donne  aux  femmes  qui  les  portent  l'apparence  d'être 
-presque  en  costume,  aussi  sont-ils  très  en  vogue  dans  ce  moment; 
'après  avoir  employé  les  passementeries  pour  les  orner,  on  vient  de 
trouver  pour  eux  un  genre  d'accessoire  plus  élégant  encore ,  ce 
sont  des  boutons  de  perles  assez  gros.  On  en  place  trois  rangs  des- 
cendant en  pointe  sur  le  devant  du  corsage,  les  revers  des  petites  manches  sont  or- 
nés de  même;  ces  boutons  sont  d'un  si  joli  effet,  que  Palmire  les  a  adoptés  pour 
les  poser  sur  ledevantdelajupe  et  du  corsage  de  quelques  nouvelles  redingotesen 
satin.  Un  mot  des  fourrures,  tandis  qu'il  en  est  temps  encore,  et  qu'il  y  a  un  reste  de 

froidure  dans  l'air  qui  les  autorise.  A  la  dernière  soirée  de  la  princesse  Czar 

j'ai  remarqué  une  fort  belle  femme  vêtue  d'une  robe  en  velours  bleu  de  ciel;  le  cor- 
sage et  la  jupe  ouverts  devant  étaient  seulement  fermés  à  la  ceinture  par  une  agrafe 
en  pierreries  ;  tout  le  tour  de  la  robe,  les  montans  ,  le  corsage,  étaient  bordés  de 
petit-gris,  de  la  maison  Gon  ;  la  bande  du  bas  de  la  jupe  trois  fois  plus  haute  que 
celle  qui  bordait  les  montans  de  la  jupe  et  le  tour  du  corsage  ;  les  manches  à  la 
moscovite,  larges,  ouvertes  du  bas  et  demi  relevées  à  l'intérieur  du  bras  par  une 
agrafe  en  pierreries,  semblable  à  celle  du  corsage  ;  par  dessous  cette  robe,  une 

12 


LA    M  I.I'IIIDI.  . 


autre  en  satin  blanc,  avec  manches  et  corsage  justes  ;  une  coiffure  en  velours 
blanc,  or  et  marabouts,  due  au  talent  de  Beaudrant,  complétait  cette  belle  toilette, 
qui,  elle  aussi,  faisait  presque  costume.  —  L'ornement  des  gants  devient  aujour- 
d'hui un  véritable  luxe;  outre  les  perles,  les  glands,  les  cordons  arabes,  la  blonde, 
les  fleurs  dont  on  les  garnit,  voilà  que  l'on  en  fait  de  tout  nouveaux  nommés  gants 
à  la  Crispin,  avec  un  revers  de  velours  noir,  bordés  d'un  rang  de  petites  perles 
ou  d'un  petit  lacet  d'or.  Le  nombre  des  bracelets  ne  connaît  plus  de  terme,  on  en 
met  tant  que  faire  se  peut,  excepté  avec  les  manches  longues  et  justes,  avec  les- 
quelles il  est  de  bon  goût  de  n'en  porter  qu'un  ,  comme  terminaison  de  la  man- 
che et  pour  cacher  l'espace  qui  se  trouve  toujours  entre  cette  dernière  et  le  gant. 
Avant  de  quitter  l'article  bijoux,  je  vous  parlerai  des  grandes  épingles  à  retenir 
les  cheveux,  que  l'on  appelle  épingles  africaines;  la  tète  est  en  or,  mais  fort  grosse, 
c'est  une  boule  à  facettes  couvertes  de  pointes  de  diamans  et  de  pierreries,  et 
d'où  s'échappent  des  cordons  ou  chaînes,  avec  des  petits  glands  en  diamans  ou  en 
pierres  précieuses  ;  ces  épingles,  retenant  des  cheveux  arrangés  à  la  grecque, 
sont  fort  élégantes. 

Les  glands,  si  à  la  mode  cette  année,  se  glissent  partout;  ils  ornent  fort  gra- 
cieusement les  bracelets  algériens,  travail  d'or  qui  imite  un  cordon  et  forme  nœud 
sur  le  dessus  du  bras  ;  les  flacons,  enrichis  de  pierreries  et  suspendus  à  des  chal- 
nesaccrochées  à  la  ceinture,  ont  tout-à-fait  remplacé  les  cassolettes.  Les  dentelles 
sont  loin  de  perdre  de  leur  faveur  :  déjà  nos  bonnes  lingères  de  Paris  ont  fait  des 
commandes  de  lingeries  pour  la  nouvelle  saison,  avec  lesquelles  les  broderies  se- 
ront de  toute  nécessité  ;  on  ne  saurait  trop  engager  les  femmes  à  maintenir  cette 
mode  charmante,  à  laquelle  elles  doivent  une  grande  partie  de  l'extrême  élé- 
gance qui  distingue  leur  toilette  aujourd'hui.  Les  passementeries  seront  aussi  fort 
employées  pour  orner  les  robes  de  printemps;  leur  apparition  cet  hiver  n'est  qu'un 
prélude  aux  succès  qui  les  attendent  plus  tard.  Avec  les  petits  corsets  de  velours 
dont  je  vous  ai  parlé  plus  haut,  il  est  d'un  joli  effet  de  porter  un  triple  jupon  , 
simulé  par  trois  biais  de  velours  de  la  même  nuance  que  le  corsage  ;  une 
couronne  de  roses  blanches  de  Mme  Lainné ,  portée  avec  cette  toilette  ,  forme 
un  ensemble  de  bon  goût,  charmant  pour  une  jeune  personne.  J'ai  vu  dernière- 
ment trois  costumes  dans  ce  genre,  crêpe  blanc  et  velours  grenat,  expédiés  en 
Allemagne  par  la  maison  de  commission  Giroud  et  C'*.,  qui  m'ont  paru  pleins 
de  distinction.  Il  n'est  pas  besoin  de  vous  dire  qu'on  y  avait  joint  les  sous-jupes 
bouffantes  de  Delannoy  ou  d'Oudinot,  accompagnemens  obligés  de  toutes  les  toilet- 
tes. —  A  propos  de  toilettes,  permettez-moi  d'extraire  de  mes  souvenirs  quel- 
ques ensembles  pris  en  haut  lieu  ,  et  véritables  modèles  à  suivre.  Une  robe  en 
tulle  blanc,  zébrée  de  comètes  de  satin  bleu  de  ciel ,  chaque  bande  de  comètes, 
arrivant  un  peu  au  bas  du  genou,  recouvrait,  de  distance  en  distance,  un  grosbouil- 
lon  de  tulle,  et  continuait  encore  sur  la  jupe  pour  aller  plus  bas  recouvrir  un  se- 
cond bouillon,  placé  tout-à-fait  en  bas  du  jupon.  Le  corsage  était  de  même  orné 
d'une  comète  qui  partait  du  bas  en  correspondant  aux  lignes  de  comètes  ornant 
le  jupon ,  et  s'étendait  en  éventail  sur  la  poitrine  et  le  dos;  le  corsage  plat,  à  pointe, 
était  bordé  d'un  bouillon  de  tulle  également  orné  d'une  comète  qui  avait  la  lar- 
geur d'un  doigt  et  qui  était  placée  à  des  distances  assez  rapprochées.  Les  cheveux 
en  bandeaux  devant,  peu  descendant  sur  les  joues,  derrière,  une  large  tresse  en- 
tourant le  milieu  de  la  tôle  et  faisant  le  tour  des  oreilles  en  dessous;  de  chaque  côté 


LA    SVI.P1I1IM. 


de  la  tête,  derrière  la  tresse,  un  bouquet  de  volubilis  bleu.  Autour  du  cou,  une 
large  chaîne  d'or  fermée  par  un  nœud  en  turquoise,  des  bracelets  pareils.  — 
Une  robe  en  satin  rose,  ouverte  devant,  et  sur  les  deux  côtés,  de  manière  à  former 
trois  lés  bien  séparés;  ces  lés  unis  ensemble,  de  manière  cependant  à  ne  point 
être  rapprochés,  par  des  rangs  et  des  glands  en  perles;  la  distance  qui  séparait 
chaque  lé  l'un  de  l'autre,  au  bas  de  la  jupe,  était  d'une  largeur  de  deux  grandes 
mains  ;  puis  cette  distance  allait  en  s'amoindrissant  jusqu'à  la  hauteur  de  la  han- 
che, où  elle  cessait  d'exister  ;  la  longueur  des  rangs  de  perles  et  le  volume  des 
glands  suivaient  la  même  progression  décroissante  à  partir  de  l'ouverture;  le  cor- 
sage plat,  à  pointe,  orné  de  draperies  rehaussées  de  perles  ;  les  manches  courtes, 
plates,  avec  un  revers  en  satin  bordé  d'un  rang  de  perles  fermé  par  un  gland  dans 
l'intérieur  du  bras  ;  une  jupe  de  satin  blanc  sous  la  robe  rose,  dont  le  brillant  d'ar- 
gent se  laissait  voir  entre  les  lés  séparés  de  la  robe  de  dessous  et  à  travers  les 
rangs  et  les  glands  de  perles;  un  chapeau  petit  bord  très  court  du  front,  descen- 
dant des  côtés,  en  velours  noir  bordé  de  perles   et  orné  de  plumes  blanches. 

Vous  m'avez  demandé  de  Ja  mode,  madame,  en  voici:  aujourd'hui  l'on  danse... 
La  causerie  n'est  pas  de  saison  !  Baronne  marie  de  l' *. 


UNE  JOURNEE  A  VENISE. 


ien  ne  saurait  donner  une  idée  de  la  place  Saint-Marc  ; 
cette  place  a  quelque  chose  de  si  magique,  elle  a  eu  tant 
de  retentissement  dans  l'histoire,  que  ce  n'est  pas  sans 
une  vive  émotion  qu'on  se  trouve  porté  sur  ce  lieu  té- 
moin de  tant  d'événemens. — Voyez,  madame,  ce  carré 
long  qui  vous  rappelle  le  Palais-Royal  de  Paris ,  avec  ses 
galeries  et  ses  Ilots  populeux.  A  gauche  sont  les  Procu- 
i  rades  vecchies ,  somptueuses  demeures  de  ces  anciens 
patriciens,  fiers  avogadors  de  la  République.  A  droite  le  Procuratie  nuove,  élevé  sur 
les  dessins  de  Sansovino,  le  Michel-Ange  de  Venise.  Ce  monument,  supérieur  à  l'envie, 
ainsi  que  le  disait  P.  Arétin,  a  changé  de  nom  ;  on  l'appelle  aujourd'hui  le  Palais-Royal. 
L'ensemble  de  la  place  Saint-Marc  offre,  dans  ses  détails,  l'histoire  des  progrès  et  de  la 
perfection  des  Beaux-Arts,  depuis,  pour  ainsi  dire,  leur  origine  jusqu'à  nos  jours. 
C'est  le  seul  endroit  du  monde  où  l'œil  ne  peut  qu'admirer.  Mais  l'imagination  la  plus 
brillante  se  trouve  dépassée  à  la  vue  delà  Basilique  de  Saint-Marc,  située  à  l'extrémité 
de  la  place.  L'église  de  Saint-Marc  fait  exception  à  tout,  et  ne  peut  se  comparer  qu'à  elle- 
même.  Son  architecture  est  à  la  fois  grecque  et  arabe  ;  cinq  cents  colonnes  de  porphyre, 
de  marbre  oriental  et  d'agathe,  soutiennent  ou  décorent  ces  nombreux  minarets,  ces 
riches  coupoles  et  cette  légère  campanille.  Toutes  ces  colonnes  out  été  apportées  de  l'an- 
tique Bysance  ;  ainsi  le  temple  de  Constantin  a  été  érigé  deux  fois  :  la  première  aux  rives 


"  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  publier  que  quelques  pages  des  nombreux  et  brillans 
souvenirs  que  l'auteur  de  cet  article,  liomnie  d  art  ei  de  cœur  a  rapportés  de  la  poétique  cité 
des  doges.  sote  de  la  rédaction.) 


140  LA   SVLPUIDE. 

du  Bosphore,  la  deuxième  aux  bords  de  l'Adriatique.  L'esprit,  comme  les  yeux,  se  perd 
au  milieu  de  cette  forêt  de  colonnes,  de  cette  profusion  de  richesses  inouies,où  l'art 
le  dispute  à  l'or  qui  couvre  les  murs.  La  basilique  de  Saint-Marc,  mélange  étrange  du 
profane  et  du  sacré,  renferme  à  elle  seule  plus  de  raretés  historiques  et  artistiques  que 
tel  musée  célèbre. 

A  l'extérieur,  sa  façade  est  incrustée  de  bas-reliefs  où  chaque  peuple  est  venu  rap- 
peler son  art  et  ses  croyances.  En  étudiant  les  détails,  Saint-Marc  n'est  plus  une  église. 
Ici,  une  statue  d'Isis  en  granit  oriental,  à  côté  d'une  Cérès  sur  un  char  attelé  de  dra- 
gons en  marbre  vert.  Là,  deux  piliers  couverts  de  caractères  cophtes ,  rapportés  du 
temple  de  Saba  à  Acres.  Plus  loin,  un  groupe  en  porphyre,  où  les  antiquaires,  auxquels 
rien  n'est  caché,  prétendent  voir  Aristogiton  et  Harmodius  ,  assassins  d'Hipparque, 
tyran  d'Athènes.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  monument  date  évidemment  de  l'enfance  de 
l'art.  —  Si  nous  pénétrons  dans  l'intérieur  du  temple,  après  avoir  donné  à  une  longue 
admiration  la  première  impression  produite  par  la  vue  des  merveilles  qui  frappent  de 
toutes  parts,  nous  retrouvons  encore  ce  mélange  bizarre  d'objets  du  polythéisme  affectés 
au  culte  catholique.  Là,  un  bénitier  en  porphyre  soutenu  par  un  autel  antique  de  travail 
grec  ;  ici ,  des  mosaïques  du  Colysée  ;  plus  loin ,  un  autel  à  Vesta,  près  d'un  fauteuil  en 
granit  égyptien,  originaire,  peut-être,  de  quelque  temple  de  Memphis.  Enfin,  dans  ce 
temple,  qui  échappe  à  une  description  de  détails,  tant  son  ensemble  est  écrasant  pour  qui 
le  voit,  l'or  est  la  matière  la  moins  précieuse  de  toutes  celles  qui  le  décorent. 

C'est  sous  les  riches  coupoles  de  Saint-Marc,  au  milieu  des  parlums  dont  la  vapeur 
embaumante  s'échappe  de  cent  lampes  d'or,  qu'on  peut  se  figurer  aisément  combien  il 
est  facile  aux  peuples  de  l'Italie  de  se  laisser  impressionner  par  les  pompes  du  culte  ro- 
main ;  l'incrédulité  elle-même  sent  fléchir  ses  doutes  sous  l'influence  de  la  poésie  de  ces 
chants  harmonieux,  de  l'éclat  de  lumière  uni  aux  rayons  du  soleil, dont  les  prismes  nuan- 
cés viennent  jeter  leur  masse  brillante  sur  les  riches  parois  du  temple  et  éclairer  la  physio- 
nomie inspirée  du  peuple  de  Venise.  — C'est  au  dessus  de  la  principale  porte  de  Saint- 
Marc  que  sont  placés  ces  quatre  chevaux  de  bronze  dont  la  destinée  devait  être  si  no- 
made et  les  noms  si  variés.  Conquis  par  les  Romains  sur  les  Parthes,  le  Quadrige  de  Chio 
vint  à  Rome  orner  l'arc  de  Néron.  Plus  tard,  quand  Bysance,  devenue  puissante  parle 
caprice  d'un  empereur  qui  lui  sacrifia  la  force  d'un  empire,  se  para  à  son  tour  des  dé- 
pouilles de  Rome,  les  Chevaux  de  Néron  décorèrent  l'hippodrome  de  la  ville  de  Cons- 
tantin. Au  treizième  siècle,  Henry  Dandolo,  doge  de  Venise,  plante  l'étendard  de  Saint- 
Marc  sur  les  murs  de  Constantinople,  et  enrichit  la  république  des  dépouilles  de  sa  con- 
quête. Les  chevaux  de  l'hippodrome  deviennent  les  Chevaux  de  l 'mise.  Six  siècles  après, 
presque  jour  pour  jour,  un  jeune  conquérant,  qui,  lui  aussi,  devait  porter  bien  haut  la 
gloire  d'une  autre  république,  éleva,  par  droit  de  conquête,  les  Chevaux  de  f  en ise  sur  le 
sol  de  sa  patrie;  mais  triste  exemple  de  l'instabilité  des  choses  d'ici-bas!  quelques  an- 
nées venaient  de  s'écouler  à  peine,  que  déjà,  toujours  hélas!  par  droit  de  conquête,  les 
Chevaux  du  Carrousel  s'appelèrent  de  nouveau  les  Chevaux  de  lenise! 

En  lace  de  la  basilique  de  Saint-Marc,  vous  voyez,  madame,  trois  piédestaux  en  bronze, 
ornés  de  bas-reliefs  admirablement  ciselés  par  Leopardo,  ils  supporteut  les  mâts  où 
flottaient  jadis  les  drapeaux  conquis  des  royaumes  de  Chypre,  de  Candie  et  de  Morée. 
Demandez  à  Venise  ce  qu'elle  a  fait  de  ses  beaux  drapeaux  ! 

En  sortant  de  Saint-Marc  et  tournant  à  gauche,  nous  nous  trouvons  sur  la  Piazetta, 
cette  promenade  favorite  des  Vénitiens;  jugez,  madame,  si  cette  préférence  est  bien  mé- 
ritée.—  Devant  vous  les  lagunes  avec  l'animation  des  gondoles  qui  les  sillonnent,  les 
cris  et  les  chants  du  port.  Voyez  ces  navires  pavoi:>és  aux  différentes  couleurs  et  molle- 
ment balancés  par  la  brise.  Pour  jouir  du  tableau  magique  qui  se  développe  devant  vous, 
appuyez-vous,  madame,  sur  l'angle  de  ce  piédestal  en  bronze,  c'est  sur  lui  que  s'élève 
la  colonne  de  granit  qui  porte  le  lion  ailé  de  Saint-Marc ,  cet  ancien  palladium  des  Véni- 
tiens, que  la  victoire  nous  avait  donné,  et  qu'elle  nous  a  ravi.  Remarquez  que  cette  ci- 


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le  Christ  enfant.  A  coté,  le- doge  Loredano  en  conversation  avec  la  sainte  Vierge.  Au- 
prèsdu  trône,  sous  le  tableau  du Tintoretlo,  remarquez  ces  deux  camaïeux  de  Tbiépolo, 
génie  de  vingt  ans,  qui  est  allé  mourir  en  Espagne,  victime  de  la  jalousie  de  ses  rivaux. 
De  la  salle  du  Sénat,  on  entre  dans  ,-elle  des  Dix,  de  ce  pouvoir  souverain  .  supérieur 
même  à  celui  du  doge^  Parmi  les  tableaux  qui  décorent  cette  salle,  deux  surtout  sont  re- 
marquables. Le  premier,  deL.  Bassano,  rappelle  la  victoire  du  dogeZiani  sur  l'empereur 
Barberousse;  ce  tableau,  ricin- de  couleur  et  d'ensemble,  est  d'un  admirable  effet  de  dé- 
tails; le  caractère  de  la  figure  du  doge  est  plein  de  grandeur.  Le  second  tableau,  non  moins 
remarquable,  est  deM.  Vecellio,  et  représente  le  congrès  de  Bologne  en  1329.  Rien  n'égale 

la  richesse  et  l'harmonie  des  costumes  ;  le  relief  des  ligures  est  vigoureusen i  senli  et 

donne  le  regret  que  ce  maître  n'ait  pas  produit  davantage.  En  quittant  la  sali.'  des  Dix 
nous  non-  trouvons  mu-  là  -alêne  qui  domine  la  Cour  ducale.  Reposons  nos  veux  fatigués 
de  l'éclat  de  l'or  et  d'une  admiration  long-temps  soutenue.  Asseyez-vous  un  moment,  ma- 
dame, sur  l'appui  de  cette  fenêtre,  doni  la  double  ogive  descend  presque  de  niveau  avec 
cette  large  dalle  qui  coupe  le  pavé  de  la  galerie.  N'admirez-vous  pas  ces  deux  colonnettes 
torses  où  viennent  s'enlacer  en  serpentant  les  Heurs  et  les  feuilles  délicates  du  volubilis.' 
Eh  bien!  madame,  cette  fenêtre  où  vous  trouvez  un  appui,  cette  large  dalle  de  marbre  où 
posent  vos  pieds,  ont  aussi  leur  histoire  :  car  tout,  dans  ce  palais,  parle  au  souvenir  et 
a  la  pensée. 

Le  17  avril  4554.,  un  peu  avant  le  lever  du  soleil,  la  population  entière  de  Venise  (.ou- 
vrait la  place  Saint-Marc.  Une  agitation  sourde  régnait  dans  cette  foule  compacte.  Cha- 
que figure  portait  avec  elle  l'expression  d'une  anxiété  qui  révélait  l'approche  d'un  grand 
événement. —  Les  portes  du  palais  étaient  fermées  et  soigneusement  gardées  par  les 
soldats  esclavons  à  la  solde  de  la  République.  Dans  la  Cour  ducale,  le  sénat,  lesavosadors 
et  les  procurateurs  de  Saint-Marc  occupaient,  au  pied  de  l'escalier  des  Géants  l'empla- 
cement qui  leur  était  réservé  le  jour  où  l'on  couronnait  les  doges.  Sur  la  première 
marche  de  cet  escalier,  on  voyait  un  billot  couvert  d'un  voile  noir,  et  près  duquel  se 
tenait  debout  un  homme  aux  formes  athlétiques;  il  était  vêtu  d'un  juste-au-corps  de 
laine  rouge  ;  sa  capuce  de  même  étoffe  et  de  même  couleur,  reietée  en  arrière   laissait 
sa  tète  découverte.  Sur  ses  traits  fortement  prononcés  et  naturellement  impassibles,  on 
lisait  cependant  les  traces   d'une  émotion  secrète  et  comprimée.  Ses  bras,  dont  les 
muscles  saillans  accusaient  la  force,  étaient  nus  jusqu'aux  épaules,  afin  que  rien  n'en 
gênât  le  libre  usage.  Ses  mains  reposaient  sur  l'extrémité  du  manche  d'une  hache,  dont 
le  fer  brillant  recevait  les  premiers  rayons  du  soleil  qui  commençait  à  se  lever  du  sein 
des  lagunes  pur  et  radieux,  comme  pour  éclairer  un  jour  de  fête.  Un  coup  de  canon 
parti  de  l'arsenal,  porte  la  commotion  électrique  au  milieu  du  peuple,  dont  l'agitation 
long-temps  contenue,  se  fait  alors  jour,  et,  du  sein  de  cette  foule  immense,  le  cri  de  grâce'. 
part  clairet  distinct,  comme  s'il  sortait  de  la  bouche  d'un  seul  homme.  Dans  ce  même 
moment,  la  fenêtre  du  palais,  de  niveau  à  l'escalier  des  Géants,  s'ouvrit  et  livra  passage 
au  conseil  des  Dix,  suivi  des  mystérieux  membres  du  tribunal  des  Trois,  dont  la  figure 
était  cachée  sous  un  masque  épais.  Au  milieu  d'eux  s'avançait  un  vieillard  dont  la 
marche  assurée  et  la  tète  haute  montrait  qu'il  était  digne  du  manteau  ducal  jeté  sur  ses 
épaules,  et  du  diadème  qui  couvrait  son  front.  C'était  le  doge.  Arrivé  près  du  billot   il 
s'arrêta;  son  regard  lier  se  promena  lentement  sur  ceux  qui  l'entouraient;  sa  bouche 
laissait  errer  un  sourire  de  mépris;  mais,  aux  cris  du  peuple  qui  parvinrent  jusqu'à 
lui,  sa  figure  entière  s'anima  d'une  sublime  expression  de  résignation  ;  car,  pour  lui 
aussi,  la  voix  du  peuple  était  la  voix  de  Dieu.  Deux  membres  du  sénat  s'approchèrent 
du  doge  et  le  dépouillèrent,  l'un  de  son  manteau  ducal,  l'autre  de  son  diadème.  Le 
noble  vieillard,  le  regard  toujours  assuré,  fléchit  les  genoux  et  courba  la  tète  ;  puis  la 
hache,  eu  s'élevant,  traça,  dans  l'espace,  un  rayon  lumineux,  et  retomba  pesamment  sur 
le.  billot.  Au  même  instant,  les  portes  du  palais  s'ouvrirent  ;  le  peuple  se  précipita  dans 


I.A    SYLPHIDE 


la  Cour  Ducale  au  moment  où  la  tète  octogénaire  de  M.  Faliero  roulait  sanglante  sur  les 
degrés  de  l'escalier  des  Géants,  là  même  où  Tannée  d'avant  le  vainqueur  de  Zara  avait  ceint 
le  diadème. —  Cette  fenêtre,  où  vous  êtes  assise,  madame,  cette  dalle  où  posent  vos 'pieds, 
furent  les  témoins  de  cette  scène  tragique  :  ici  était  l'ancien  escalier  des  Géants.  —  Pour 
descendre  de  cette  galerie,  prenons  VEscalier  d'Or,  dont  le  nom  dit  assez  la  richesse. 
Ces  somptueuses  décorations  en  stuc  sont  de  Vittoria  ,  les  peintures  de  Franco  ,  et  ces 
deux  statues  qui  supportent  ce  riche  édifice.  Atlas  et  Hercule,  sont  de  Sansovino,  dont  If- 
nom  a  tant  d'échos  dans  Venise. 

Par  la  transition  la  plus  brusque,  et  sans  sortir  de  ce  palais,  nous  allons  parcourir 
d'autres  lieux, .triste  dédale  où  Venise  est  venue  perdre  sa  gloire.  —  Sous  la  galerie 
que  nous  venons  de  quitter  est  un  étroit  passage.  —  Entrons-y.  A  son  extrémité,  nous 
trouvons  encore  un  escalier,  mais  celui-ci  est  humide,  obscur  ;  vous  le  voyez,  jamais 
transition  ne  fut  plus  complète:  cet  escalier  conduit  aux  cachots  du  palais. 

Huit  pieds  carrés;  un  sol  dont  l'humidité  est  constamment  entretenue  par  l'eau  des 
lagunes  qui  quelquefois  s'élève  d'un  pied  ou  deux  ;  pour  tout  meuble  une  pierre  pou- 
vant servir  au  choix  du  prisonnier  ,  de  siège  ou  d'oreiller.  Voilà  ce  qu'on  appelle  les 
puits*  ou  les  cachots  de  Venise.  Immédiatement  situés  au  dessous  de  la  salle  des  Trois, 
un  escalier  particulier  uni  ces  deux  points  extrêmes  du  luxe  et  de  la  misère,  des  joies 
de  la  vie  et  des  angoisses  de  la  mort.  Mais  les  murs  sont  épais,  et  le  cri  de  la  douleur 
ne  viendra  pointse  mêler  aux  accens  du  plaisir.  —  Une  ouverture  de  quelques  pouces, 
barrée  oar  un  croisillon  en  fer,  est  l'unique  passage  par  où  pénèlre  un  peu  d'air;  cet  air 
vient  du  souterrain  qui  conduit  aux  cachots,  car  le  jour  n'y  pénèlre  jamais,  la  nuit  y  est 
éternelle. 

La  justice  de  Saint-Marc  a  cela  de  bon  ,  qu'elle  est  expéditive.  Le  prisonnier  a 
peine  arrêté  est  conduit  devant  le  tribunal  des  Trois,  dont  chaque  membre  est  mas- 
qué. A  Venise,  la  justice  n'avait  point  de  bandeau,  elle  portait  un  masque.  L'accu- 
sation est  formulée  ;  la  défense  nulle  ;  le  condamné  est  reconduit  dans  son  cachot,  il 
n'y  enfe  pas  seul,  un  moine  est  avec  lui.  Un  homme  y  était  déjà;  cet  homme  porte 
au  bras  gauche  un  écusson  aux  armes  de  Saint-Marc,  honneur  réservé  aux  seuls  fonc- 
tionnaires publics;  il  tient  à  la  main  un  morceau  de  corde  de  moyenne  grosseur,  long 
d'environ  deux  pieds,  et  dont  les  extrémités  sont  terminées  par  une  petite  traverse  en 
bois.  Le  prisonnier  est  placé  sur  la  pierre  qui  lui  sert  de  siège,  de  manière  à  ce  que  sa 
tète  se  trouve  au  niveau  du  croisillon.  Le  moine,  avec  cette  banalité  que  donne  l'habi- 
tude, lui  adresse  quelques  paroles  à  peine  écoutées.  Tandis  que  l'homme  à  Pécusson 
lui  passe  au  cou  sa  petite  corde  dont  il  réunit  les  deux  bouts  aux  barres  du  croisillon  , 
il  les  tourne  sur  eux-mêmes  à  l'aide  des  petits  morceaux  de  bois;  la  corde  se  serre,  et 
bientôt  le  sang  jaillit  avec  force  de  la  figure  injectée  de  la  victime  qui  déjà  ne  souffre 
plus.  Voyez,  madame,  sur  le  mur,  ces  gerbes  sanglantes;  elles  attestent  la  triste  vérité 
de  ce  récit. 

C'est  ainsi  qu'on  en  usait  avec  ceux  qui  n'avaient  pas  l'honneur  d'être  nobles.  Les 
choses  se  passaient  avec  plus  de  dignité  envers  ces  derniers.  A  quelques  pas  des  ca- 
chots, il  existe  un  petit  couloir,  dont  une  pierre  élevée  de  deux  pieds  barre  le  passage. 
De  cette  pierre,  le  sol  s'en  va  en  pente,  et  se  termine  au  mur  par  une  fissure  qui  laisse 
apercevoir  l'eau  des  lagunes.  Au  dessus  de  cette  pierre  se  trouve  une  machine  fort 
ingénieuse,  qui  prouve,  d'après  l'observation  toute  nationale  de  notre  cicérone,  que 
le  docteur  Guillotin  n'est  qu'un  plagiaire,  et  qu'il  lui  est  tout  au  plus  <lù  une  mention 
honorable  pour  avoir  appliqué  à  son  pays  une  découverte  aussi  utile  à  l'humanité. 
Pour  éclairer  la  scène  qui  va  se  passer,  une  petite  niche,  artiste.ment  pratiquée  dans  le 
mur,  reçoit  une  lanterne  dont  la  fumée  a  laissé  ses  traces.  L'homme  à  l'écusson,  dont 
la  sérémissime  République  employait  si  bien  les  momens,  est  encore  là;  il  met  de  l'ordre 
dans  le  jeu  de  sa  maladesta.  Impatient  d'être  libre,  car  il  est  minuit,  c'est  l'heure  du 
plaisir  à  la  Piazctta;  sa  femme,  ses  enfans  l'y  attendent,  et  il  est  si  bon  mari  !  si  bon 


LA    SYLPHIDE.  M  l 

selure  où  p  ise  \"ire  liras  est  presque  efl'aeée.  C'est  que  durant  bien  des  siècles  les  gé- 
nérations de  Venise  sont  venues,  comme  vous,  y  chercher  un  appui  :  Dandolo,  peut-être, 
y  rêva  la  gloire  de  Venise;  Faliero,  sa  liberté.  A  côté  de  celle  colonne  s'en  élève  une 
autre,  celle  de  Saint-Théodore,  premier  patron  de  Venise.  C'est  entre  ces  lieux  monu- 
mens  rapportés  de  la  Grèce  dès  le  neuvième  siècle,  qu'avaient  lieu  les  exécutions  san- 
glantes, rendues  si  Fréquentes  par  la  tyrannie  des  Dix  ;  aussi,  les  Vénitiens  nomment- 
ils  la  Piazetta,  la  Place  du. Sang  :  partout  le  peuple  a  sou  langage  caractéristique. 

Vous  contemplez  à  droite  le  Palais-Royal  et  sa  riche  architecture;  c'esl  du  ciseau  de 
Sansovino  que  sont  sorties  ces  légères  colonnes  qui  semblent  n"  pus  tenir  au  sol  qui  les 
supporte  :  v  oyez  l'angle  somptueux  de  ce  palais  recevoir  la  masse  de  lumière  que  pro- 
jette sur  lui  ce  soleil  éclatant,  dont  les  rayons  viennent  éclairer  et  mettre  en  relief  le 
fini  de  ces  gracieux  chapiteaux,  de  cette  frise  à  jours,  et  permettre  à  l'œil  d'en  suivre 
les  détails,  comme  la  loupe  du  botaniste  lui  montre  toutes  les  merveilles  d'une  Heur. 
\  côté  s'élance  hardie  et  légère  la  Tour  de  l'Horloge,  élégant  édifice,  incrusté  de  du- 
râtes et  de  marbres  précieux.  Enfin  ,  madame,  a  votre  gauche  jetez  les  yeux  sur  ce 
vaste  monument  aux  noires  ogives,  pour  lequel  l'architecture  a  épuise  tontes  les  mer- 
veilles de  son  art;  c'est  le  Pa/ais-Ducal,  dont  le  nom  seul  est  loule  une  histoire: 
histoire  de  grandeur  et  de  sang.  L'admiration  est  muette,  aucune  parole  ne  saurait 
rendre  la  profonde  impression  que  produit  l'aspect  île  ce  vénérable  édifice,  dont  la 
peinture  ci  la  gravure  mit  si  souvent,  mais  vainement,  cherché  à  rappeler  la  grandeur 
et  la  merveilleuse  beauté.  Le  l'alais-Ducal  de  Venise  est,  sans  contredit,  le  monument 
de  l'Europe  où  viennent  se  concentrer  avec  le  plus  d'intérêt  les  souvenirs  de  l'bist 
les  méditations  du  poète  et  les  inspirations  de  l'artiste;  c'est  vers  le  milieu  du  quator- 
zième siècle,  sous  le  court  dogat  de  M.  Faliero,  que  sortit,  comme  par  enchantement, 
du  sein  des  lagunes,  cette  page  brillante  de  l'histoire  de  Venise,  mais  sur  laquelle  aussi 

est  écrite  en  caractères  de  sang  celle  du  vainqueur  de  Gènes  et  de  Zara 



Pénétrons  dans  le  Palais-Ducal.  La  porte  sous  laquelle  nous  passons  est  de  l'orme  py- 
ramidale, sculptée  par  Bartholoméo  et  décorée  de  statues  du  même  maître  ;  die  nous  in- 
troduit dans  la  Cour  Ducale.,  qui  prend  aussi  le  nom  de  Cour  des  Citernes,  de  <leu\  larges 
coupes  en  bronze  qui  en  occupent  le  milieu.  Ces  vastes  réservoirs,  ciselés  par Conti  et 
Albergetli,  datent  du  milieu  du  seizième  siècle.  En  étudiant  ce  travail,  on  regrette  de  voir 
délaisser  un  art  qui  n'a  plus  en  Europe  que  quelques  rares  interprètes.  Montons  le  vaste 
escalier  dont  le  uom  rappelle  tant  de  souvenirs:  c'est  l'escalier  des  Géants,  orné  de  deux 
statues  colossales  de  Sansovino.  C'était  sur  la  première  marche  de  l'escalier  des  Géants 
que  l'on  couronnait  les  doges  de  la  république.  Le  peuple  envahissait  la  cour;  le  con- 
seil des  Dix  et  le  sénat  montraient  à  la  foule  le  simulacre  de  souverain  qu'ils  venaient 
d'élire.  Remarquez,  madame,  le  travail  exquisde  cette  large  balustrade  :  ne  vous  sem- 
ble-t-il  pas  admirer  un  de  ces  jolis  produits  que  Malines  vous  envoie?  Cette  dentelle  de 
marbre,  due  à  la  légèreté  du  ciseau  de  Dominico,  date  du  quinzième  siècle  seulement  ; 
car,  à  cette  époque,  l'ancien  escalier  des  Géants  lut  détruit  :  nous  en  retrouverons  ce- 
pendant encore  un  souvenir.  Nous  entrons  dans  la  salle  du  Grand-Conseil,  immense  ga- 
lerie où  tous  les  événemens  glorieux  de  la  république  sont  reproduits  par  les  grandsmaî- 
tres  de  l'école  vénitienne,  de  cette  école  qui  pendant  trois  siècles  dota  l'Europe  de  ses 
chefs-d'œuvre  et  lui  légua  l'amour  des  arts. Le  premier  tableau  qui  frappe  les  regards  est  la 
plus  grande  toileconnue  du  Tintoretto,  représentant  \e  Jugement  dernier.C'cA  dans  cette 
vaste  composition  que  Tintoretto  a  montré  cette  science  du  raccourci,  qu'il  avait  ap- 
prisedu  Titiano,  son  maître.  Remarquez-vous,  madame,  à  droitedu  tableau,  cette  femme 
aux  formes  si  suaves,  et  qu'un  ange  admet  au  nombre  des  élus?  Cette  femme  était  la 
belle  maîtresse  du  peintre  :  l'amour  entre  toujours  pour  quelque  chose  dans  le  génie  de 
l'homme.  Regardez  maintenant,  à  gauche,  cette  même  femme,  toujours  belle,  mais  sou- 
mise aux  affreuses  douleurs  que  lui  fait  endurer  un  démon.  Sept  années  avaient  été  né- 


L  \    S\  I.HHMli: 


eessaires  pour  l'achèvement  du  tableau.  Dans  cet  intervalle,  la  maîtresse  du  peintre  lui 
fut  infidèle,  et  ramant-  se  vengea  en  artiste.  Ne  tremblez-vous  pas,  madame,  en  voyant 
combien  est  lacilement  franchi  le  court  espace  qui  sépare  le  Paradis  de  l'Enfer? 

Cette  toile  de  P.  Verouèse  nous  montre  le  doge  Contarini  vainqueur  des  Génois.  Dans 
ce  tableau,  le  génie  du  peintre  s'esl  .  tout  il  la  fois,  inspiré  de  l'amour  de  l'art  et  de 
l'amour  de  la  patrie.  A  côté,  la  Reddition  de  Zara,  où  le  Tinloretto  a  épuisé  toutes  les 
nuances  de  sa  riche  palette.  Partout  où  les  yeux  se  portent  dans  cette  immense  galerie,  ils 
se  reposent  sur  les  plus  belles  pages  de  l'école  vénitienne.  C'est  dans  la  frise  de  la  salle 
du  Grand-Conseil  que  sont  placés  les  portraits  des  doges  de  la  république.  Un  seul  mé- 
daillon est  resté  vide  et  couvert  d'un  voile  noir  ;  on  lit  dessus:  Hic  est  lûCUS  Mariai 
Falethri  deeupitati  pro  criminibus.  «C'est  ici  la  place  deMarino  Faliero,  mis  à  mort 
»  pour  ses  crimes.  » — Vous  connaissez,  madame,  ce  draine  sanglant  de  l'hisloiie  de  Ve- 
nise :  Byron  et  C.  Delavigne  l'ont  poétisé  en  France  et  en  Angleterre.  A  Venise,  le  sou- 
venir n'eu  est  point  effacé;  le  peuple  a  de  la  mémoire  :  il  n'a  point  oublié  que  Faliero 
avait  uni  sa  cause  à  la  sienne,  et  que  ce  fut  moins  la  télé  du  doge  que  celle  du  chef  po- 
pulaire que  lit  tomber  la  justice  des  Dix. 

Indépendamment  des  tableaux,  la  salle  du  Grand-Conseil  contientaussi  quelques  mar- 
bres dont  deux  surtout  méritent  notre  attention.  Remarquez,  madame,  ces  deux  grou- 
pes :  la  tradition  les  attribue  à  Phydias.  Je  mets  ma  responsabilité  de  cicérone  à  l'abri 
de  ce  grand  nom.  .Vest-il  pas  vrai  que  le  ciseau  de  Phydias  anime  ce  Jupiter  enlevant 
Gauvmède  aux  cieux?  Le  maître  des  dieux  a  pris  la  forme  du  roi  des  airs;  dansses  serres 
puissantes,  il  soutient  l'enfant  qu?il  ravit  à  la  terre;  ses  ailes  frémissantes,  demi-ouver- 
tes, indiquent  un  vol  léger;  car,  heureux  du  fardeau  qu'il  porte,  il  semble  craindre  le 
moment  où  il  le  déposera  au  milieu  des  dieux  jaloux  de  son  bonheur.  A  la  vue  de  ce 
(Mips,  aux  formes  si  douces,  au  mol  abandon  de  ces  membres  délicats,  l'illusion  est  per- 
mise, et  Jupiter  est  presque  excusé.  Voyez,  maintenant,  cet  autre  groupe,  c'est  le, même 
dieu,  encore  inlidèle  auxcieux,  et  cachant  sa  divinité  sous  la  forme  élégante  d'un  cygne 
au  blanc  plumage.  Voyez  Léda,  ignorante  du  trouble  qui  l'agite,  se  défendant  des  ca- 
resses du  dieu  qui  la  trompe;  voyez  ce  corps  courbé  qui  fléchit,  ce  regard  qui  s'éteint,  le 
mol  abandon  de  ces  bras  sans  forces  !  Naples  et  Kome  n'ont  rien  à  comparer  à  ces  deux 
groupes  de  la  statuaire  antique. 

Nous  voici  maintenant  dans  la  Salle  des  Trois ,  de  ce  mystérieux  tribunal  dont  les 
jugemens  sans  appels  recevaient  leur  exécution  aussi  bien  par  le  poignard  du  bravo  que 
parleglaivede  la  loi.  En  entrant  dans  cette  salle,  un  tableau  vient  tout  d'abord  attacher 
vos  regards:  c'est  l'enlèvement  d'Europe,  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  Véronèse  ; 
la  fraîcheur  du  coloris,  l'élégance  des  formes  et  des  détails,  la  parfaite  conservation  de 
ce  tableau,  fout  de  lui  une  des  plus  admirables  productions  du  génie  de  la  peinture. 
Nos  i  onquètes  nous  avaient  enrichis  de  ce  chef-d'œuvre;  181j  nous  l'a  ravi.  Le  retour 
de  Jacob  a  la  terre  de  Chanaan,  belle  inspiration  de  L.  Bassano,  brille  même  à  côté  de 
e.  Voici,  la  magnifique  cheminée  en  marbre  de  Carrare,  sculptée  par  Alspelti  ; 
les  deux  cariatides  qui  la  soutiennent  sont  du  ciseau  de  Salo.  Près  de  cette  porte  si  écla- 
tante de  richesses,  remarquez-vous,  madame  ,  cette  ouverture  étroite  faite  aux  parois 
du  mur'.'  C'est  la  Bouche  de  Lion,  autrefois  la  terreur  de  Venise,  du  peuple  comme  des 
grands  :  véritable  petite  poste  aux  lettres,  commode  à  la  lâcheté  anonyme,  connue  à  la 
cupidité  d'un  héritier  impatient.  De  cette  pièce  ou  entre  dans  le  cabinet  du  doge,  rocher 
d'or  massif,  dans  lequel  on  a  taillé  un  appartement.  La  salle  du  Sénat,  attenante  au  ca- 
binet du  doge,  est  remarquable  par  sa  grandeur,  son  architecture  et  sa  simplicité.  Le 
mérite  des  tableaux  qui  la  décorent  en  font,  du  reste,  un  magnifique  ornement.  Auprès 
du  troue,  le  Tinloretto  a  représenté  le  Christ  mort  et  deux  doges  à  genoux.  Ainsi  que 
l'école  espagnole,  l'école  vénitienne  montre  trop  souvent  cette  bizarre  alliance  de  l'his- 
toire moderne  unie  à  celle  des  temps  primitifs  de  l'Eglise.  Ainsi,  dans  cette  même  salle, 
voyez,  madame,  ce  tableau  de  Palina,  représentant  le  doge  Cigoua  eu  adoratiou  devant 


LA   SYLPHIDE.  US 

père  !  Mais  la  porte  d'un  cachot  vient  de  souvrir  :  un  homme  en  sort,  accompagné  d'un 
moine  — celui  de  tout àTheure,  sans  doute;  —  quelques  secondes  s'écoulent  à  peine, 
qu'un  bruit  sourd  se  fait  entendre;  la  petite  machine  vient  d'agir,  et  fait  rouler  jus- 
qu'au mur  une  tète,  le  plus  souvent  pleine  de  vie,  d'enthousiasme,  d'idées  généreuses, 
qu'un  mot  léger,  qu'une  imprudence  ont  livrée  à  la  terrible  justice  de  Saint-Marc.  Le 
sang  suit  la  pente  qui  lui  est  donnée  et  va  pourprer  l'eau  des  lagunes  ;  mais  il  est 
nuit,  et  quand  viendra  le  jour,  la  vague  aura  lavé  la  trace  sanglante,  et  le  gondolier 
passera  sans  se  douter  que  justice  a  été  faite  ;  seulement  arrivé  sous  le  pont  des  Soupirs, 
il  interrompera  sa  barcarole,  car  sa  voix  n'oserait  se  faire  entendre  joyeuse  dans  ce 
lieu  redoutable,  et  son  bras  vigoureux  manœuvre  l'aviron  pour  dépasser  plus  vite  ces 
sombres  lieux,  dont  l'aspect  seul  jette  l'effroi  dans  son  ame.  Je  vous  épargnerai  cepen- 
dant, madame,  la  fatigue  de  monter  jusqu'à  ces  plombs  redoutables,  si  tristement  cé- 
lèbres, sous  lesquels  Silvio  Pellico  puisa,  dansles  saintes  et  douces  croyances  d'un  meil- 
leur avenir,  le  courage  de  supporter  le  supplice  qu'y  font  endurer  les  feux  d'un  soleil 
dévorant.  Avant  Silvio  Pellico,  Casanova  y  rêva  son  roman  licencieux,  que  plus  tard  il 
donna  pour  ses  Mémoires.  —  Quittons  ce  palais,  madame,  au  milieu  de  son  antique 
splendeur,  sous  l'éclat  qui  couvre  ses  murs,  entourés  des  chefs-d'oeuvre  qui  le  dé- 
corent, un  sentiment  pénible  vous  domine,  et  malgré  soi,  l'humidité  des  cachots,  les 
traces  sanglantes  qu'on  y  ht  encore,  viennent  attrister  et  glacer  l'admiration. 

Nous  voici  de  nouveau  sur  cette  piazetta,  si  coquette;  arrêtons-nous  un  instant,  res- 
pirons l'air  pur  qu'apporte  la  brise  ;  il  est  deux  heures,  le  soleil  darde  ses  rayons  de  feu 
sur  les  lagunes  désertes.  A  cette  heure  tout  dort  dans  Venise,  Saint-Marc  lui-même  n'a 
plus  de  dévots;  quelques  rares  étrangers,  guidés,  comme  nous,  par  l'intérêt  d'une  vive 
curiosité  ,  bravent  la  chaleur  d'un  soleil  des  tropiques.  La  sentinelle  allemande  chargée 
delà  garde  de  ces  deux  inoffensifs  canons,  n'en  cède  pas  moins,  malgré  la  sévérité  de 
la  consigne,  à  l'influence  de  l'exemple  :  elle  aussi  dort.  Un  songe  heureux  lui  rappelle 
peut-être  sa  froide  et  brumeuse  patrie ,  les  plaisirs  de  son  village ,  doux  rêves  de  sa 
vie  ,  et  dont  ne  viennent  point  le  distraire  ce  beau  ciel  de  l'Italie  ,  ces  chefs-d'œuvre 
de  l'art,  et  tous  ces  monumens  de  l'histoire...  buguenet  le  jaï. 


CONCERT  DE  LA  SYLPHIDE. 

La  grande  soirée  musicale  offerte  par  la  Stlphide  à  ses  abonnés  aura  irrévocable- 
ment lieu  mardi  9  mars  prochain,  à  huit  heures  du  soir,  dans  la  salle  de  M.  Henri 
Herz,  rue  de  la  Victoire,  38.  —  Dans  la  partie  vocale,  on  entendra  M1»"  Gras-Dorus,  Ju- 
lian  et  D'Hennin  ;  MM.  Roger  de  l'Opéra-Comique  et  Burdini.  — Dans  la  partie  instru- 
mentale brilleront  M.  Henri  Herz  qui  exécutera,  avec  une  de  ses  premières  et  de  ses 
plus  habiles  élèves,  un  duo,  expressément  composé  par  lui  pour  cette  solennité  ;  Théo- 
dore Haumann,  miss  Clara  Loveday,  Mllc  Beltz  et  M.  Dorus,  qui  a  su  porter  la  flûte  à  un 
si  haut  point  de  perfection  ;  M.  Adolphe  Schimon  tiendra  le  piano.  —  Il  est  donc  permis 
dédire,  dès  aujourd'hui,  que  les  sommités  de  l'instrumentation  et  du  chant  concourront 
à  cette  brillante  soirée  de  la  Sylphide,  qui  n'épargnera  rien  pour  que  ses  abonnés  en 
gardent  un  long  et  favorable  souvenir. 


LA    SYl.rilllH'. 


M.  Bingham.  —  M.  de  la  P.occa.  —  La  marquise  de  Grillon.  —  La  comtesse  d'Appony.  —  Le 
comle  de  Caslellane.  —  Le  président  de  la  Chambre  des  députés.  —  Le  bal  de  la  reine.  — 
La  duchesse  d'AIhuféra.  —  La  baronne  de  Ponlalba.  —  La  duchesse  de  Cazes. 

mon  avis,  il  n'y  a  rien  de  plus  monotone  que  la  descrip- 
tion de  toutes  ces  soirées  et  de  tous  ces  bals  qui  pré- 
sentent à  peu  près  la  même  physionomie,  le  même  cadre, 
les  mêmes  tableaux  nuancés  par  toutes  ces  jolies  femmes 
avec  lesquelles  le  public  a  déjà  fait  tant  de  fois  connais- 
sance, admirant  la  grâce  de  l'une,  les  traits  réguliers  de 
l'autre,  la  dignité  de  celle-ci,  la  spirituelle  coquetterie  de 
celle-là,  et  les  toilettes  recherchées  et  brillantes  de  tous 
ces  groupes  animés  qui  témoignent  de  la  supériorité  de 
la  société  française  où  le  mouvement  de  la  jeunesse  prestigieuse  ne  fait  aucun 
tort  au  calme  de  l'âge  raisonnable,  devenu,  de  nos  jours,  l'âge  des  causeries 
politiques.  Nous  neus  dispenserons  donc  de  répéter  les  remarques  que  nous 
avons  déjà  eu  l'occasion  de  faire  sur  les  personnes  et  sur  les  plaisirs,  en  ren- 
dant compte  des  soirées  parisiennes. 
On  a  été  fort  agréablement  étonné  de  voir  à  L'hôtel  qu'habite  la  famille  Bin- 
gham, chez  des  étrangers  établis  de  la  veille  à  Paris,  une  assemblée  nombreuse,  composée 
de  toute  la  haute  aristocratie.  On  avait  de  la  peine  à  se  rendre  compte  de  cette  affluence 
des  notabilités  parisiennes,  autrefois  si  difficiles  à  accorder  la  faveur  de  leur  présence  ; 
mais  pour  peu  qu'on  réfléchisse  à  la  physionomie  du  siècle,  pour  peu  qu'on  soit  pénétré 
du  caractère  de  notre  époque,  on  sait  que  les  obstacles  de  l'ancienne  étiquette  ont 
disparu,  et  l'on  accepte  plus  aisément  ces  plaisirs  qui  jadis  devaient  être  réglés  d'après 
un  code  invariable.  —  Et  puisque  le  principe  proclamé  du  haut  de  toutes  les  tribunes 
estle  même,  puisque,  enfin,  les  nations  ne  doivent  former  qu'une  grande  famille,  quel 
moyen  plus  efficace  pour  se  tendre  la  main  et  pour  fraterniser,  qu'une  soirée  ou  un  bal. 
Il  était  impossible,  pour  plusieurs  personnes  qui  se  trouvaient  au  bal  de  M.  de  la 
Rocca  ,  de  ne  pas  reporter  leur  pensée  à  celle  qui  autrefois  était  le  plus  bel  ornement  de 
cet  hôtel,  et  où  vivra  toujours  le  souvenir  de  son  esprit  éclairé ,  de  sa  haute  piété  et  de 
ses  qualités  sublimes  qui  commandaient  l'admiration  et  le  respect!  Au  milieu  de  cette 
belle  fête  de  M.  de  la  Hocca,  de  ces  danses  qui  se  sont  prolongées  jusqu'au  jour,  combien, 
hélas  !  d'anciens  amis  bénissaient  le  nom  de  la  duchesse  de  Broglie,  en  regrettant  amè- 


I.A   SVI  llnltl  I  il 

rement  son  irréparable  perte? —  Le  bal  de  la  marquise  de  Crillon  avait  réuni  l'élite  du 
grand  monde. 

On  ne  doit  pas  craindre  le  titre  de  flatteur  en  donnant  la  préférence  à  un  bal  sur  les 
autres;  nous  dirons,  sans  hésiter,  que  le  bal  à  l'ambassade  d'Autriche  a  été  un  des  plus 
gais  de  tout  le  carnaval.  Qu'on  explique  comme  on  l'entendra  ce  prestige  que  l'on  ren- 
contre aux  réunions  de  Mmela  comtesse  d'Appony,  on  ne  disputera  pas  au  moins  sur  le 
faits,  et  il  est  incontestable  que  dans  les  salons  de  la  rue  de  Grenelle  on  sesentjoyeux, 
aimable,  plus  en  train  ;  les  femmes  paraissent  même  plus  jolies,  et  toutes  ces  jeunes 
personnes  auxquelles  M"e  d'Appony  fait  les  honneurs  avec  une  grâce  particulière , 
rayonnent  de  charmes  incomparables. —  Le  soir,  où  avait  lieu  le  bal  de  la  comtesse 
d'Appony,  le  comte  de  Castellane  faisait  chanter  sur  son  théâtre  du  faubourg  Saint-Ho- 
noré.  La  variété  des  amusemens  a  toujours  son  avantage,  dùt-elle  subir  l'épreuve  de 
la  comparaison.  —  Si  nous  n'étions  pas  encore  étourdis  par  les  bourdonnemens  de  la 
foule  à  laquelle  nous  venons  d'échapper,  si  nous  ne  nous  ressentions  de  la  fatigue  et 
de  la  chaleur  du  bal  de  M.  le  président  de  la  Chambre  des  députés,  nous  essaierions  de 
tracer  rapidement  les  tableaux  de  ce  flux  et  reflux  des  visiteurs ,  de  danseurs  et  de 
danseuses,  qui  ont  rempli  l'hôtel  de  la  Présidence  jusqu'à  quatre  heures  du  matin  ;  ce 
bal  a  été  grandiose  et  brillant  par  la  quantité  de  lumières,  par  l'élégance  des  toilettes, 
par  la  variété  des  groupes  et  des  figures  qui  auraient  été  autant  de  bonnes  fortunes 
pour  nos  artistes  en  renom,  si  on  avait  pu  les  fixer  et  en  esquisser  les  principaux  traits. 
Ceux  qui  ne  prenaient  pas  leur  place  dans  les  quadrilles  aussi  animés  que  brillans, 
agitaient,  avec  une  ardeur  rare,  la  question  des  forts  détachés  et  de  l'eneeinte  con- 
tinue ;  ce  qui  prouve  que,  chez  M.  le  président  Sauzet,  il  y  a  eu  du  plaisir  pour  tout 
le  monde. 

Les  en  fans  à  la  cour?  —  Figurez-vous  si  cela  est  possible  ,  l'ambition  de  toutes  les 
mères  pour  une  pareille  présentation  dans  ces  vastes  galeries  dorées,  où  jadis  les  pre- 
mières familles  s'estimaient  trop  heureuses  d'amener  les  jeunes  personnes  de  vingans! 
Maintenant  toutes  ces  ambitions  lilliputiennes  de  sept  et  huit  ans  viennent  d'être  satis- 
faites par  le  bal  d'enfans  du  Château. — Qu'on  ne  pense  pas  que  ces  danseurs  et  ces  dan- 
seuses en  miniature  ne  comprenaient  pas  l'honneur  qu'on  lejjr  faisait,  en  leur  permet- 
tant de  paraître  devant  la  famille  royale;  car  on  devinait  à  leur  maintien  et  à  leur  respect 
de  toutes  les  convenances,  qu'ils  jugeaient  déjà  la  position  et  le  caractère  de  leurs  amu- 
semens. Ce  bal,  qu'on  appelle  le  bal  de  la  reine,  a  été  on  ne  peut  plus  agréable,  pour 
tous  ceux  qui  ont  eu  le  plaisir  d'y  assister  ;  que  de  grandes  dames,  en  cette  occasion  ont 
regretté  plus  que  jamais  de  n'avoir  pas  une  petite  fille  à  faire  danser  avec  le  comte  de 
Paris,  où  avec  le  prince  de  Wurtemberg,  quoique  de  nos  jours  on  obtient  très  peu  de 
choses  en  dansant!...  Les  mères  qui  revenaient  des  Tuileries,  rayonnantes  de  joie  , 
se  rendaient  presque  toutes  chez  Mm<;  la  duchesse  d'Albuféra,  où  il  y  avait  une  charmante 
réunion,  et  de  là,  au  bal  de  Mme  la  baronne  de  Pontalba  qui,  en  attendant  qu'elle  ouvre 
son  palais,  qui  sera  sans  contredit  un  des  plus  beaux  ornemens  du  faubourg  Saint- 
Honoré,  fait  prendre  patience  à  ses  amis,  en  leur  donnant  des  bals  splendides  dans 
sa  demeure  actuelle.  —  Le  bal  de  la  duchesse  Decazes  a  ressemblé  à  tous  les  pré- 
cédens  :  il  a  été  magnifique.  Comte  alfred  de  r***. 


LA  SYLPHIDE. 


M.  Léon  Pillet  a  bien  décidément  cessé  de  croire  au  retour  de  Fanny  Elssler;  la 
semaine  dernière  il  demandait  au  tribunal  de  commerce  la  rupture  de  l'engagement  de 
cette  danseuse ,  plus  60,000  fr.  de  dommages-intérêts.  Le  prononcé  du  jugement  a  été 
renvoyé  à  huitaine.  En  attendant ,  une  forte  impulsion  est  donnée  au  ballet,  qui  ne 
saurait  mourir  parce  que  ses  reines  l'abandonnent.  — Ainsi ,  nous  avons  assisté  aux 
débuts  de  Mme  Carlotta  Grisi ,  la  femme  de  Perrot ,  et  il  n'y  a  que  des  éloges  à  faire  de 
cette  gracieuse  et  poétique  sylphide.  Nous  n'en  dirons  pas  tout-à-fait  autant  de 
Mlle  Maria,  très  jeune  et  très  jolie  danseuse  cependant ,  mais  qui,  en  acceptant  le  rôle 
principal  de  la  Gipsy,  n'a  pas  assez  réfléchi  peut-être  à  la  témérité  de  son  entreprise; 
pour  remplacer  Fanny  Elssler,  il  faut  plus  que  de  la  bonno  volonté  et  de  la  grâce.  — 
Boucher,  la  basse-taille  de  Bordeaux  ,  va  bientôt  paraître  sur  la  scène  de  l'Académie 
Boyale  dans  le  rôle  de  Bertram.  Nous  n'avons  donc  que  des  félicitations  à  adresser 
à  M.  Pillet  sur  son  activité  et  ses  succès.  —  La  semaine  dernière,  et  parlant  des 
scènes  iïAthalie,  jouées  par  Mlle  Bachel  chez  Mme  Bécamier,  nous  avons  omis  de 
dire  que  la  réplique  était  donnée  à  l'illustre  tragédienne  par  un  jeune  homme  du  nom 
d'Adolphe  Vincent,  qui  se  livre  en  ce  moment  à  de  sérieuses  études  dramatiques,  et 
auquel ,  croyons-nous ,  la  scène  de  la  rue  Bichelieu  réserve  des  succès. 

On  a  beau  dire  que  le  genre  italien  passe;  nous  n'allons  pas  une  seule  fois  à  l'Odéon 
sans  trouver  la  salle  et  les  corridors  combles.  Quelques  personnes  se  plaignent  de 
l'inactivité  de  l'administration;  l'administration  a  monté  ou  repris  presque  autant  d'o- 
péras anciens  ou  nouveaux  qu'il  s'est  écoulé  de  semaines  depuis  le  commencement  de 
la  saison  ;  le  bénéfice  de  Ume  Persiani  nous  a  fait  connaître  le  dernier  etjnélancolique 
opéra  de  ce  tendre  Bellini,  Béatrice  di  Tenda,  où  Mme  Persiani  a  été  admirable  ;  l'é- 
poque du  carnaval  a  fait  reprendre  il  Matrimonio  segreto,  ce  chef-d'œuvre  de  Cima- 
rosa,  que  Bubini ,  Lablache,  M,nes  Persiani  et  Grisi  chantent  avec  une  perfection  déses- 
pérante ;  enfin,  d'ici  à  quelques  jours,  nous  allons  avoir  la  Semiramide  pour  le  bénéfice 
de  Mmc  Grisi.  En  vérité,  si  nous  avions  quelques  reproches  à  adresser  au  Théâtre-Italien, 
cène  serait  ni  sur  ses  brillantes  recettes,  ni  sur  la  variété  de  son  répertoire.  — La 
troupe  de  l'Odéon  prépare  aussi  en  ce  moment  ses  trois  concerts  d'adieu ,  qui  auront  lieu 
le  mois  prochain  dans  la  salle  de  M.  Henri  Herz.  —  Le  succès  du  Guitarrero,  où  Boger 
se  montre  chanteur  si  exercé  et  comédien  de  si  bon  goût ,  ne  fait  que  croître  à  l'Opéra- 
Comique,qui  active  de  toutes  ses  forces  les  répétitions  des  Diamans  de  la  couronne , 
de  M.  Auber,  dont  le  principal  rôle  est  confié,  comme  on  sait,  à  la  charmante 
M""  Tliillon. 

Le  théâtre  de  la  Benaissance  a  changé  de  direction.  M.  Anténor  Joly,  pour  lequel 
la  fortune  s'est  montrée  si  constamment  contraire,  a  cédé  la  place  à  M.  Lefèbvre. 
S'il  faut  en  croire  le  bruit  qui  court,  Mme  Desbordes  Valmore  a  fait  recevoir  un  drame 
à  ce  [théâtre.  —  Vernet  quitte  les  Variétés;  il  est  à  la  veille  peut-être  d'accepter  [un 
engagement  au  théâtre  du  Palais-Boyal.  — M.  et  Mme  Camus,  vaudeville  de  car- 
naval ,  inventé  par  MM.  Dumanoir  et  Brisebarre,  pour  Sainville  et  Alcide  Tousez,  vivra 
plus  long-temps  que  les  roses;  je  doute  toutefois  qu'il  aille  au-delà  du  mercredi  des 
cendres.  —  Le  Vaudeville  va  de  mal  en  pis,  et  le  Gymnase  de  pis  en  mal.  —  La  Porte- 
Saint-Martin  a  repris  Lazare  le  Pâtre ,  où  Baucourt  et  Jemma  obtiennent  surtout  un 
grand  succès. — Les  vingt-huit  premières  réprésentations  de  la  Grâce  de  Dieu  h.  la 
Gaîté  ont  produit  59,875  francs;  ajoutez  donc  quelque  chose  à  l'éloquence  de  ce 
chiffre?  .  *** 


Le  Directeur  DE  VILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


,V      ,r/>r<      s/sr/ls// 


DIR  ECTIO(M,1,CITE    DES   ITALIENS 


I.A    M  LPI1IDE. 


ous  allez  vous  reposer,  madame:  le  carnaval  est  fini,  et 
ïj&  les  bals  vont  finir  ;  permettez-moi  de  vous  transmettre 
"T,  la  description  de  quelques  unes  des  toilettes  qui  ont 

brillé  avec  le  plus  d'avantage.  Chez  la  duchesse  de  P 

j'ai  remarqué  une  robe  de  satin  blanc,  avec  des  revers 
doublés  de  satin  bleu;  la  coiffure  qui  accompagnait 
cette  robe  était  charmante  ;  elle  était  composée  d'une 
résille  de  soie  bleue  à  jours  mélangée  de  perles  et  posée 
I  sur  la  tète  avec  une  grâce  toute  particulière.  Une  jeune 
|  personne  portait  une  robe  en  crêpe  lisse  blanc  à  deux 
jupes;  chaque  jupe  garnie  d'une  petite  ruche  ,  et  légè- 
rement relevée  sur  le  côté  par  un  bouquet  de  roses 
■  mousseuses  ;  dans  les  cheveux  une  guirlande  de  roses 
mousseuses  posée  à  L'Iphigénie.  Une  autre  jeune  personne  :  une  robe  en  poult  de  soie 
bleue  très  pâle ,  sans  garniture,  le  corsage  à  pointe  drapé  en  pareil ,  les  manches  courtes 
et  justes ,  et,  par  dessus  les  petites  manches,  de  grandes  manches  à  la  vieille,  bor- 
dées d'un  léger  cordon  algérien  ,  qui  se  terminait  par  un  gland,  et  faisait  pendre  la 
manche  presque  jusqu'au  bas  de  la  jupe;  cet  arrangement  avait  quelque  chose  de  va- 
poreux ,  qui  ne  manquait  pas  d'élégance.  Une  jeune  mariée  avait  une  robe  satin  bro- 
ché ,  garnie  de  trois  torsades  en  satin  ,  qui  bordaient  le  bas  de  la  jupe  et  montaient  en 
tablier  sur  le  devant  de  la  jupe  jusqu'au  corsage:  entre  les  torsades,  au  milieu  du 
devant  de  la  jupe,  des  nœuds  en  perles  avec  glands  tombans  ;  une  longue  écharpe  en 
angleterre  à  volans  ;  dans  les  cheveux  des  grappes  de  groseilles  en  perles ,  dont  le 
feuillage  était  fait  en  poussière  de  diamant  ;  malgré  le  peu  d'harmonie  de  certaines 
couleurs  entre  elles,  les  femmes,  même  de  la  haute  société,  les  ont  adoptées  cet 
hiver  ;  nous  avons  vu  dans  ce  genre  une  robe  de  crêpe  bleu  doublé  bleu,  dont  le  devant 
de  la  jupe  était  orné  de  trois  guirlandes  de  roses  pales,  partant  de  bas  en  haut,  et 
venant,  en  s'amoindrissant ,  se  réunir  au  corsage  ;  une  couronne  pareille  entourait, 
derrière  la  tête,  le  chou  grec;  les  roses  étaient  sans  feuillage. — Une  autre  robe  en 


LA   SM.IMIIUL. 


moire  nuance  paille  était  ornée  de  deux  gros  bouillons  en  tulle  de  même  nuance 
sur  lesquels  étaient  posés  de  distance  en  distance  des  bouquets  de  grosses  campanules 
en  velours  bleu  ,  les  ornemens  et  autres  accessoires  du  corsage  et  des  manches  étaient 
également  en  velours  ou  fleurs  de  velours  bleu  ;  la  coiffure  de  même  avec  un  rang 
de  perles  sur  le  front.  Une  femme  en  deuil  avait  une  robe  en  crêpe  noir,  doublée  de 
satin  noir,  au  bas  de  la  jupe  deux  ruches  de  tulle  noir  bordé  de  petites  comètes  de 
satin  noir  ;  les  manches  courtes  ornées  de  trois  petites  ruches  pareilles  ;  corsage  à 
la  grecque,  retenu  au  milieu  de  la  poitrine  par  une  agrafe  de  diamans  ;  dans  les  che- 
veux, une  branche  de  fleurs  et  feuilles  en  chenille  noire,  tombant  derrière  l'oreille 
jusque  sur  le  cou  ;  dans  le  chou  formé  de  torsades  de  cheveux,  une  agrafe  de  diamans. 
Cette  toilette  était  on  ne  peut  plus  distinguée. 

Une  robe  fort  gracieuse  était  en  crêpe  violet,  doublée  couleur  sur  couleur;  le  bas  du 
jupon,  garni  de  trois  rangs  de  guirlandes  de  feuillages  en  satin  violet  découpé  à  l'em- 
porte-pièce et  gauffrées.  Corsage  plat,  à  pointe,  avec  rabat  en  blonde  gothique  posé  à 
plat,  les  manches  courtes,  justes,  avec  revers  pareils;  sur  la  tète,  un  petit  chaperon 
en  crêpe  rose,  posé  très  en  arrière  ,  et  de  plus  une  guirlande  fort  mince,  composée  de 
fleurs  très  délicates,  placée  sur  le  front  à  la  naissance  des  cheveux  et  venant  se  re- 
joindre sous  le  chaperon  ;  les  cheveux  étaient  arrangés  en  bandeaux  lisses.  —  Une  autre 
robe,  en  satin  lilas  broché  de  blanc,  garnie  d'un  volant  de  guipure  avec  la  berthe  pareille, 
ainsi  que  les  reversa  la  laitière,  des  manches  courtes;  dans  les  cheveux,  une  branche 
de  scabieuses  lilas,  mêlée  à  des  épis  de  diamans.  Une  autre  robe  en  velours  bleu  ,  ou- 
verte devant,  sur  une  jupe  de  satin  blanc  ;  les  deux  montans  ouverts  de  la  robe  de  des- 
sus retenus  à  la  jupe  de  dessous  par  des  nœuds  de  rubans  en  brocard  d'argent;  la  jupe  de 
dessous,  garnie  d'un  volant  de  dentelle  d'argent;  corsage  à  pointe,  avec  trois  gros  plis 
arrêtés  partant  de  l'épaule  et  descendant  en  Gceur  jusqu'au  milieu  du  corsage;  le  même 
arrangement  derrière  et  devant ,  les  manches  courtes,  justes,  avec  revers  en  dentelles 
d'argent  ;  sur  la  tète  un  turban  de  cachemire  bleu  brodé  en  argent.  —  Une  autre  robe 
en  organdi,  forme  tunique,  la  jupe  de  dessous  également  en  organdi  ;  tunique  et  jupe 
garnies  de  trois  chefs  en  or;  le  corsage  à  la  grecque  et  les  manches  ornées  de  même; 
dans  les  cheveux,  une  couronne  de  coquelicots.  Une  jolie  toilette,  de  celles  que  l'on  pré- 
pare déjà  pour  le  Musée ,  sera  une  robe  en  gros  d'Afrique  bleu  de  ciel ,  garnie  de  deux 
larges  plis  doubles  en  biais  de  velours,  un  spencer  et  une  écharpe  de  velours  noir;  cha- 
peau bleu,  résille  avec  marabouts  de  même  nuance.  —  Une  redingote  en  levantine,  gris 
perle,  forme  amazone,  ornée  de  boutons  en  perles;  écharpe  en  cachemire  blanc;  cha- 
peau gris  et  plumes  blanches.  Rien  de  nouveau  dans  la  forme  des  robes;  elles  sont  toutes 
fort  décoletées,  en  pointe  ou  à  la  grecque  pour  soirées  et  bals,  montantes  et  plates  pour 
demi-toilette  ;  les  manches  se  font  justes,  les  revers  larges  et  plats  sur  la  poitrine  et  sou- 
vent d'une  autre  nuance  que  la  robe.  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  l'immense  quantité 
de  coiffures  imaginées  pour  cet  hiver.  On  voit  dans  le  monde  beaucoup  plus  de  femmes 
avec  la  tète  couverte  qu'en  cheveux,  excepté  les  jeunes  personnes,  qui  ne  sont  jamais 
aussi  jolies  qu'avec  cette  coiffure  naturelle.  A  ce  même  beau  bal  de  la  duchesse  de 

D ,  dont  je  vous  ai  parlé  plus  haut,  j'ai  vu  de  fort  jolies  toques  en  velours  cerise, 

dont  le  fond  était  plat,  avec  une  bande  froncée  tout  autour,  qui  formait  pointe  devant. 

On  l'ait  en  ce  moment  des  fleurs  en  plumes  d'Amérique  qui  sont  fort  à  la  mode;  ces 
plumes  doivent  être  de  leur  teinte  naturelle  ,  ainsi  que  les  feuillages  également  en 
plumes.  On  porte  beaucoup  de  marabouts  dans  les  cheveux,  et  on  en  garnit  également 
les  robes  soit  d'étoffes  légères,  soit  d'étoffes  épaisses.  J'ai  vu  l'autre  jour  expédiée  par  la 
maison  de  commission  Giroud-de-Gand,  à  Ume  P*****,  à  Bourges,  une  coiffure  ravissante 
en  velours  vert  et  franges  d'or  tombant  un  peu  plus  bas  d'un  côté  que  de  l'autre,  le  fond 
de  cette  coiffure  était  brodé  en  or,  une  guirlande  de  roses  avec  feuillage  vert  pour 
monter  jusqu'au  corsage  de  la  robe.  Baronne  marie  de  l******. 


L\   SVLI'IIUIl.. 


LES  DEUX  EXTREMES. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Los  cïtrémes  se  louchent mais 

ils  se  brisent. 

'histoire  qu'on  va'Urc  est,  sauf  le  nom  des  person- 
nages, vraie  dans  tous  ses  détails.  C'est  un  de  ces 
drames  ignorés  de  la  vie  parisienne  ,  qui  viennent 
parfois  ébranler  la  société  sur  ses  bases  les  plus  in- 
times. Le  dénouaient  a  éclaté,  il  y  a  peu  de  temps, 
dans  la  salle  des  mariages  du  10e  arrondissement ,  et 

*  le  prologue  avait  eu  lieu,  quelques  semaines  plus  tôt 
dans  une  mansarde  et  dans  un  salon  de  la  rue  de  Va- 

Sàrennes,  le  jour  même  où  la  ville  de  Paris  célébrait  le 
retour  de  l'empereur  Napoléon.  On  verra  tout  ce  qu'il 
y  a  de  frappant  dans  une  telle  coïncidence,  et  com- 
bien le  gémissement  des  douleurs  particulières  se 
ruit  des  réjouissances  publiques. 

I.   LA   MÉMOIRE   DD   COEUR. 

—  Déjà  ,  M.  de  Méran  ! 

—  Est-ce  que  j'arrive  trop  tôt ,  mademoiselle  ? 

—  Vous  savez  bien  que  vous  arrivez  toujours  trop  tard  pour  moi ,  Edouard  !  Mais  je 
vais  être  obligée  de  vous  quitter  tout  à  l'heure,  car  vous  voyez  que  je  suis  moins 
avancée  que  vous,  et  qu'il  faut  que  je  fasse  ma  toilette. 

—  Votre  toilette  !  et  pourquoi  donc? 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  quelle  distraction ,  monsieur  !  Est-ce  que  vous  ne  vous  souvenez 
plus'?...  Au  fait,  vous  n'êtes  pas  habillé. 

—  Mademoiselle,  je  vous  demande  mille  pardons,  mais  je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Je  vous  assure,  monsieur,  que  je  vous  comprends  encore  moins.  Avez-vous 
oublié  que  c'est  aujourd'hui  le  13  décembre,  que  nous  étions  ce  matin  aux  funérailles 
de  l'Empereur? 


perd  tristement 


152  LA   SYLPHIDE. 

—  Personne  ne  s'en  souvient  mieux  que  moi ,  mademoiselle. 

—  Vous  avez  oublié ,  du  moins ,  que  vous  nous  accompagnez  ce  soir  au  mardi  de  la 
comtesse  de  Bruges. 

—  Ce  soir!...  mardi!...  il  est  vrai  que  j'étais  loin  d'y  songer.... 

Cette  réponse  de  M.  de  Méran ,  ainsi  que  celle  qui  l'avait  précédée  ,  fut  accompagnée 
d'un  soupir  et  d'un  regard  levé  vers  le  ciel,  qui  dénotaient  une  tout  autre  pensée  que 
celle  d'un  bal  ou  d'une  fête  publique. 

—  Il  faut  avouer,  monsieur,  que  vous  avez  la  mémoire  bien  courte  ou  bien  infidèle  , 
reprit  la  jeune  interlocutrice  en  appuyant  sur  le  dernier  mot. 

—  Oh  !  non ,  dit  Edouard  avec  un  nouveau  soupir  ;  seulement  les  grandes  choses  font 
parfois  oublier  les  petites. 

—  Les  grandes  choses  !  Ah!  je  ne  savais- pas  que  vous  eussiez  des  intérêts  plus  graves 
que  mes  plaisirs,  ni  que  vous  m'en  fissiez  des  secrets,  surtout!... 

Celte  conversation,  qu'il  est  temps  d'expliquer,  avait  lieu  sur  les  sept  heures  du  soir, 
dans  un  salon  de  la  ruedeVarennes,entrele  jeune  homme,  que  nous  avons  déjà  nommé, 
et  Mlle  Clotilde  de  Sancerre  :  le  premier,  (ils  unique  d'un  lieutenant  général  de  l'empire, 
mort  depuis  un  an;  la  seconde,  enfant  gâté  d'une  des  meilleures  familles  du  faubourg 
Saint-Germain. 

Liés  depuis  l'enfance  d'une  affection  héréditaire,  presque  du  même  âge,  ayant,  l'une 
de  la  noblesse  ,  l'autre  un  nom  glorieux,  ils  s'étaient  aimés  ou  avaient  cru  s'aimer  d'a- 
mour, et  leur  mariage  était  arrêté  depuis  un  mois  entre  la  mère  d'Edouard  et  les  parens 
de  Clotilde.  Ceci  explique  le  ton  familier  qui  régnait  entre  eux  dans  l'entretien  dont 
nous  allons  reprendre  le  fil. 

Après  l'observation  que  Clotilde  avait  laissé  échapper  d'un  air  tant  soit  peu  boudeur, 
Edouard  sentit  douloureusement  que  ses  réticences  n'étaient  pas  comprises.  Il  quitta  sa 
chaise  pour  aller  s'asseoir  sur  un  canapé,  tout  près  de  M,le  de  Sancerre  ;  mais,  arrivé  là, 
il  parut  se  raviser  tout-à-coup  par  une  considération  de  fierté.  Au  lieu  de  se  poser 
comme  un  accusé  qui  s'explique  devant  son  juge,  il  prit  l'attitude  et  l'air  d'un  homme 
affligé  qui  attend  une  marque  de  sympathie  de  celle  qu'il  aime  ;  mais  ses  regards  ne 
furent  pas  plus  compris  que  son  silence,  et  Mllc  de  Sancerre  resta  dans  l'immobilité  de 
l'étonnement  : 

—  Clotilde,  dit  alors  Edouard,  en  retenant  une  larme  involontaire,  et  en  prenant 
une  main  que  la  jeune  fille  ne  lui  abandonna  qu'à  demi  ;  voulez-vous  me  donner  en- 
core une  preuve  de  l'amour  que  vous  m'avez  si  souvent  témoigné? 

—  Je  ne  m'engage  point  sans  savoir  ce  que  vous  voulez,  monsieur,  répondit  M"e do 
Sancerre  avec  un  sourire  embarrassé  ;  parlez ,  et  nous  verrons ,  ajouta-t-elle. 

—  Si  vous  dites:  a  Nous  verrons  »,  il  est  inutile  que  je  parle,  reprit  Edouard. 

Et  tous  deux  ,  se  détournant  à  moitié,  se  mirent  à  regarder  le  parquet  sans  prononcer 
une  parole. 

Clotilde  se  retourna  la  première  : 

—  Edouard,  dit-elle  d'un  ton  sensiblement  adouci  et  accompagné  d'un  regard  qui  ne 
laissait  pas  que  d'avoir  sa  politique;  Edouard ,  est-ce  que  nous  irons  fâchés  à  ce  mal- 
heureux bal? 

Eu  réduisant  cette  avance  à  sa  plus  simple  expression ,  le  jeune  homme  n'y  trouva 
que  l'idée  du  bal  ramenée  sous  un  prétexte,  habile  : 

—  Il  ne  tient  qu'à  nous,  répondit-il,  d'en  laire  au  contraire  un  motif  de  nous  aimer 
davantage. 

—  Comment  cela? 

—  En  n'y  allant  pas  du  tout  ;  c'est  la  preuve  d'affection  que  je  voulais  vous  demander. 

—  Monsieur  de  Méran ,  voilà  une  fort  mauvaise  plaisanterie  ! 

Et  la  jeune  fille  de  se  remettre  à  bouder  de  plus  belle!  Elle  aurait  bien  voulu  se  fâ- 
cher tout-à-fait  ;  mais  après  avoir  vu  ,  dans  l'opposition  d'Edouard,  une  capricieuse 


l.\    Ml  Mil  M  . 


taquinerie,  elle  venait  d'y  remarquer  un  caractère  de  douceur  cl  de  gravité  qui  aurait 
rendu  son  dépit  ridicule.  D'ailleurs,  le  jeune  homme  se  rapprocha  d'elle,  la  regarda 
avec  une  attention  à  la  fois  inquiète  et  profonde,  et  lui  demanda  d'une  voix  émue: 

—  Vous  tenez  donc  beaucoup  à  cette  soirée  ,  mademoiselle?  —  Autant  qu'on  peut 

tenir  à  une  soirée,  monsieur  ;  pas  davantage,  répondit-elle  spirituellement. Ainsi , 

vous  n'en  feriez,  pas  le  sacrifice  à —  Aune  fantaisie?— Vous  savez  bien  que  je  ne 

suis  pas  fantasque.— Je  l'ai  toujours  cru;  mais,  à  moins  que  vous  ne  m'expliquiez 

celte  subite  aversion  pour  une  partie  arrêtée  depuis  quinze  jours —  Si  j'en  avais 

remarqué  la  date,  à  cette  époque  je  ne  vous  aurais  pas  promis  de  vous  y  accompagner. 
—  C'est  donc  à  cause  de  la  date? 

Cette  question,  qui  sembla  percer  le  cœur  d'Edouard,  fut  faite  avec  la  légèreté  d'une 
personne  qui  écoute  à  peine  ce  qu'elle  dit. 

—  Oui,  mademoiselle, c'est  à  cause  de  la  date!  répondit  le  jeune  homme,  en  refou- 
lant un  sanglot  dans  sa  poitrine.  —  Mais  n'en  parlons  plus  !  reprit-il  vivement ,  après 
avoir  considéré  encore  M"*  de  Sancerre.  Puis,  s'empressant  de  rendre  à  sa  voix  sa 
douceur  naturelle:  —  Clotilde,  ajouta-t-il,  faites-moi  la  grâce  d'oublier  ce  que  je  viens 
de  vous  due.  Allez  achever  votre  toilette,  et  permettez-moi  de  vous  rejoindre  au  bal , 
au  lieu  de  vous  y  accompagner.  —  Soit,  monsieur!  répondit  la  jeune  fille,  étonnée  d'un 
si  brusque  dénoùment.  Et  comme  M.  de  Sancerre  entrait  au  même  instant  dans  le 
salon  :  —  Mon  père  aura  la  bonté  de  nous  conduire,  dit-elle  en  faisant  à  Edouard  un 
salut  assez  glacial. 

Deux  heures  après,  Edouard  entrait,  en  cravate  noire  et  en  gants  noirs,  chez  la  com- 
tesse de  Bruges,  au  moment  où  Clotilde  achevait  de  danser  la  première  contredanse. 

—  Mademoiselle,  dit-il ,  en  feignant  de  l'inviter  pour  une  valse,  je  suis  venu  à  ce 
bal  dans  la  seule  intention  de  vous  voir  danser.  Quant  à  moi,  je  ne  danserai  pas,  et  je 
me  retire  à  l'instant  même,  car  c'est  le  15  décembre  de  l'an  dernier,  à  pareille  heure, 
que  mon  père,  qui  vous  aimait  comme  sa  fille,  est  mort  dans  vos  bras  et  dans  les  mien-. 
J'espérais  n'avoir  pas  besoin  de  vous  rappeler  ce  douloureux  anniversaire,  mais  j'ai  dû 
m'assurer  si  le  souvenir  d'un  bal  vous  ôterait  la  mémoire  du  cœur! 

M11'  de  Sancerre  tomba  pétrifiée  sur  sa  chaise  ,  tandis  qu'Edouard  quittait  solennel- 
lement les  salons;  et  renvoyant  sa  voiture  qui  stationnait  à  la  porte,  le  jeune  homme 
gagna  a  pied  la  rue  de  Varennes,  où  l'attendait  l'aventure  que  l'on  va  voir. 

II.  IN  CONTRASTE. 

Nous  avons  dit  qu'Edouard  et  Clotilde  avaient  cru  s'aimer  d'amour;  nous  n'avons  plus 
besoin  d'ajouter  qu'ils  s'étaient  trompés  l'un  et  l'autre.  M"1-  de  Sancerre,  esprit  lé"er 
tète  plus  légère  encore,  .caractère  aimable  mais  capricieux,  aimait  peut-être  Edouard 
autant  que  le  lui  permettait  sa  nature  ;  mais  depuis  quelque  temps  déjà  Edouard  s'était 
seuli  séparé  de  Clotilde  par  toute  la  différence  morale  qui  existait  entre  eux.  Elevé  par 
la  tendresse  d'une  mère  idolâtre,  le  fils  du  lieutenant  général  de  Méran,  bien  qu'aussi 
brave  officier  que  son  père  lui-même,  était,  dans  la  vie  privée,  un  de  ces  jeunes  "eus  sé- 
rieux et  sensibles  chez  qui  toutes  les  impressions  sont  profondes  et  durables.  Or  la 
mort  de  son  père  avait  été  pour  Edouard  la  plus  cruelle  impression  de  toute  sa  vie.  Elle 
avait  été  assez  vivement  partagée  alors  par  Clotilde,  enfant  toujours  comblée  des  bontés 
du  général,  pour  que  le  jeune  homme  espérât  retrouver  l'année  suivante,  chez  la  jeune 
fille,  ce  souvenir  du  cœur,  que  la  pensée  d'un  bal  avait  effacé.  Une  telle  faute,  ou  plutôt 
une  telle  découverte,  sans  affaiblir  précisément  l'estime  d'Edouard  pour  Clotilde,  avait 
achevé  de  lui  prouver  que  leur  amour  n'était  qu'une  illusion  ;  et  c'était  pour  commen- 
cer une  rupture,  devenue  indispensable,  qu'il  avait  cru  devoir  donner  une  leçon  sévère 
à  tant  de  légèreté. 
Tout  en  raisonnant  ainsi,  Edouard  était  arrivé  à  l'angle  de  la  rue  de  Varennes  et  de 


j5i  »  la  s^  i.raïc! 

la  rue  du  Bac.  Huit  heures  sonnaient  à  Saint-Thomas-d'Aquin.  La  neige  abondante,  qui 
était  tombée  le  matin,  couvrait  le  pavé  d'une  couche  épaisse,  durcie  parla  gelée  du  soir. 
Le  jeune  homme,  sentant  le  froid  se  glisser  sous  les  plis  de  son  manteau,  pressa  le  pas 
sur  le  trottoir,  en  se  rapprochant  autant  que  possible  des  maisons.  Les  deux  rues,  si  en- 
combrées dans  le  jour,  étaient  devenues  désertes  ;  quelques  piétons  seulement  les  tra- 
versaient à  la  hâte.  Rien  n'indiquait  plus  la  grande  fête  qui  avait  bouleversé  tout  Paris, 
et  il  y  avait  quelque  chose  de  triste  et  de  misérable,  qui  faisait  mal  à  voir,  dans  cette 
couche  de  neige ,  luisante  et  souillée ,  se  perdant  au  loin  sous  la  lueur  pâle  des 
réverbères. 

Quoique  ce  spectacle  fût  assez  en  harmonie  avec  les  idées  d'Edouard,  il  ne  put  s'em- 
pècher  de  frissonner  d'horreur  en  le  considérant,  et  l'idée  des  malheureux  sans  asile  et 
sans  pain,  par  un  temps  pareil,  lui  traversa  douloureusement  l'esprit. 

Au  même  instant,  quelqu'un  sortit  d'une  étroite  allée,  et  parut  venir  à  lui  dans  l'ombre 
que  projetait  l'angle  des  deux  rues  ;  il  le  laissa  approcher  et  reconnut  une  jeune  fille.  Sa 
première  impression  fut  du  dégoût  ;  il  fit  un  mouvement  pour  s'éloigner;  mais  l'attitude 
abattue  de  la  jeune  fille  lui  prouva  bientôt  qu'il  se  trompait ,  et  sa  pitié  pour  la  malheu- 
reuse s'accrut  du  repentir  de  l'affreux  soupçon  qu'il  avait  pu  concevoir. 

f!  lit  deux  pas  vers  elle,  et  la  lumière  d'une  voiture  qui  passait  lentement  près  d'eux 
lui  montra  le  plus  déchirant  tableau. 

La  jeune  fille  était  vêtue  d'un  costume  assez  propre,  et  même  un  peu  coquet;  mais 
c'était  le  costume  d'été  le  plus  frais  et  le  plus  léger.  Une  robe  d'indienne  blanche  et 
bleue,  point  de  chàle,  et  un  petit  bonnet  de  tulle  qu'un  coup  de  vent  aurait  emporté. 
Aussi ,  la  pauvre  enfant  (elle  paraissait  avoir  dix-sept  ans  tout  au  plus)  tremblait  con- 
vulsivement, et  avait  peine  à  tenir  ses  mains  croisées  sur  sa  poitrine. 

Toute  sa  posture  était  suppliante,  et  ses  yeux  se  levèrent  à  demi  vers  ceux  d'Edouard 
avec  une  expression  pleine  de  douceur  et  d'angoisse.  Cependant  ce  dernier,  considé- 
rant le  bon  état  de  ses  vêtemens,  —  quelque  étranges  qu'ils  fussent  pour  la  saison, — 
et  son  air  beaucoup  plus  distingué  que  ses  habits,  craignait  de  l'offenser  en  supposant 
qu'elle  implorait  sa  charité. 

Après  avoir  attendu  un  instant  qu'elle  exprimât  ses  intentions,  la  voyant  garder  le 
silence  et  détourner  la  tète  en  laissant  échapper  un  sanglot,  il  se  sentit  plus  attendri , 
mais  plus  incertain  que  jamais,  et  lui  ditle  plus  doucement  qu'il  put  : 

—  Que  désirez-vous,  mademoiselle?  A  quoi  puis-je  vous  être  utile? 

Cette  phrase  que ,  dans  son  émotion,  il  avait  arrangée  tout  exprès ,  de  façon  à  ce 
qu'elle  fût  assez  significative  sans  avoir  rien  d'offensant,  sembla  frapper  un  coup  terrible 
au  coeur  de  la  jeune  fille,  et  fit  jaillir  de  ses  yeux  un  torrent  de  larmes.  Néanmoins,  avec 
la  résignation  du  désespoir  et  l'affreux  courage  du  malheureux  qui  s'est  trop  avancé 
pour  reculer,  elle  mit  une  de  ses  mains  sur  son  cœur  comme  pour  l'empêcher  de  briser 
sa  poitrine,  et  avança  légèrement  l'autre  vers  le  jeune  homme,  sans  le  regarder.  Edouard 
avait  à  peine  remarqué  ce  mouvement,  que  sa  bourse  était  dans  la  main  glacée  de  la 
pauvre  petite...,  et  qu'il  se  disposait  h  s'éloigner  pour  mettre  à  l'aise  une  si  noble  pudeur; 
mais  il  n'avait  pas  traversé  la  rue,  que  le  son  clair  de  l'argent  sur  le  pavé  lui  fit  détourner 
la  tète. 

La  bourse  venait  d'échapper  aux  doigts  engourdis  de  la  jeune  fille,  et  elle-même 
s'appuyait  au  mur,  prête  à  tomber  en  défaillance.  Edouard  de  Méran  n'eut  que  le  temps 
de  revenir  à  elle  pour  la  soutenir  et  l'empêcher  de  mesurer  la  terre.  Il  la  conduisit,  ou 
plutôt  la  porta ,  jusqu'à  l'entrée  de  l'allée  ;  mais,  arrivé  là,  il  la  sentit  s'affaisser  dans  ses 
bras  avec  un  sourd  gémissement. 

Elle  était  tout-à-fait  évanouie. 

La  perplexité  d'Edouard  fut  extrême.  Il  se  doutait  bien  que  l'infortunée  demeurait 
dans  la  maison  dont  ils  occupaient  l'humble  entrée,  mais  à  quel  étage?àquelle  porte? 


LA   SYLPHIDE. 


a  comment  le  savoir?  La  quitter  pour  s'informer,  il  n'en  aurait  pas  eu  le  courage.  Lui 
donner  lui-même  des  secours?  il  avait  déjà  fait,  sans  le  moindre  succès,  tout  ce  qu.  lu. 
était  venu  à  l'esprit.  Appeler  à  son  aide?  n'était-ce  pas  trahir  l'horrible  secret  qu.  etouT- 
fail  la  pauvre  enfant?  , 

Cependant ,  il  se  voyait  forcé  de  prendre  ce  dernier  parti ,  lorequ  .1  entendit  quelqu  un 
descendre  précipitamment  l'escalier  sombre  qui  terminait  l'allée. 

Il  attendit  avec  anxiété  ,  et  crut  voir  la  jeune  fille  relever  faiblement  la  tète ,  comme 

à  un  bruit  connu.  ...  , 

Un  jeune  homme  parut  bientôt,  et  à  la  lueur  de  la  lampe  qu.  jetait  un  demi-jour 
dans  l'allée,  Edouard  recoin. ut  les  modestes  habits  d'un  artisan. 

Ce  jeune  homme  accourut,  sans  être  appelé  ,  comme  une  personne  qu.  va  au  devant 
d'un  événement  qu'elle  avait  pressenti.  A  la  vue  de  la  jeune  fille  évanouie  ,  .1  poussa  un 
cri,  jeta  sur  Edouard  un  regard  mêle  d'inquiétude  et  de  ménance.et  se  prépara  a  lu. 
enlever  comme  si  c'eut  été  son  droit  naturel ,  le  précieux  fardeau  qu'il  soutenait.  Il  y 
avait  dans  cette  scène  muette  et  mystérieuse  quelque  chose  de  fantastique  et  de  sa.- 


sissant. 


ssani.  ,.  , .     , 

_  Etes- vous  son  frère  ?  dit  Edouard  à  l'inconnu.  —Oui ,  répondit  machinalement 
ce  dernier,  en  cherchant  à  soutenir  seul  celle  qu'il  traitait,  en  effet,  comme  une  sœur. 

Mais  Edouard  s'aperçut  que  le  pauvre  jeune  homme,  sans  doute  affaibli  d  avance  . 
fléchissait  sous  le  poids  ;  il  se  rapprocha  de  lui ,  vit  deux  grosses  larmes  rouler  sur  ses 
joues  maigres  et  pales ,  et  commença  à  deviner  la  déplorable  énigme  que  signalait  cette 
double  douleur,  et  dont  le  mot  devait  être  caché  dans  quelque  mansarde  de  la  maison. 
—  Mon  ami ,  dit-il  avec  toute  la  discrétion  dont  la  vraie  pitié  est  susceptible  ,  si  vous 
avez  plusieurs  étages  à  monter ,  vous  êtte  incapable  de  vous  passer  de  mon  secours. 
L'artisan  hésitait. 

—  Monsieur,  balbutia-t-il  en  rougissant —  Il  n'y  a  point  ici  de  monsieur  ,  reprit 

vivement  Edouard  .  il  v  a  une  femme  évanouie  et  deux  hommes  qui  sont  ses  frères  de- 
vant Dieu.  Laissez-moi  donc  vous  aider...  et  faire  mon  devoir,  ajouta-t-il,  se  parlant  a 
lui-même,  en  pressentant  déjà  qu'une  bonne  action  l'attendait  là-haut. 

L'artisan  ne  balança  plus,  et  les  deux  jeunes  gens,  soutenant  sur  leurs  bras  la  jeune 
fille,  montèrent  silencieusement  et  lentement  jusqu'au  cinquième  étage. 

Irrivés  là,  ils  traversèrent  un  corridor  étroit  sans  autre  lumière  que  celle  qui  filtrait 
à  travers  les  fentes  d'une  petite  porte.  L'artisan  poussa  doucement  cette  porte ,  et  ils  se 
trouvèrent  dans  une  humble  pièce,  éclairée  par  une  lampe  qui  brûlait  dans  une 
chambre  voisine.  Cette  lueur  pâle  et  douteuse,  dans  laquelle  Edouard  reconnut  d'abord 
la  gardienne  fidèle  de  la  souffrance ,  fut  pour  son  cœur  toute  une  révélation. 
_  Vous  avez  un  père  ou  une  mère  malade  ?  dit-il  à  son  compagnon. 

—  Un  père ,  répondit  celui-ci ,  sans  cesser  de  prodiguer  ses  soi  ns  cm  pressés  à  la  jeune 
fille ,  étendue  dans  un  vieux  fauteuil. 

—  Ah!  reprit-il  aussitôt,  la  voici  qui  revient  à  elle! 

Elle  ouvrait  en  effet  les  veux,  et  son  premier  regard  s'arrêtait  sur  Edouard  de  Méran. 
Elle  le  considéra  d'abord  avec  l'air  égaré  d'une  personne  qui  s'éveille  et  cherche  à  s'expli- 
quer un  rêve;  mais  bientôt,  se  rappelant  l'affreuse  vérité,  elle  cacha  sa  tète  dans  ses 
deux  mains  et  se  remit  à  fondre  en  larmes. 

Pauvre  Marguerite  !  dit  l'artisan  d'une  voix  émue. 

Ce  mot  redoubla  la  douleur  de  la  malheureuse;  elle  croyait  y  voir  la  preuve  que  son 
secret  était  connu.  Edouard  comprit  ce  qui  se  passait  dans  son  ame,  et  se  hâta  de  ra- 
conter à  l'artisan,  de  manière  à  être  entendu  de  la  jeune  fille,  qu'ayant  vu,  par  ha- 
sard celle-ci  se  trouver  mal  à  l'entrée  de  la  maison,  il  s'était  empressé  delà  soutenir 
jusqu'au  moment  où  elle  avait  été  secourue. 

A  ce  récit,  qui  épargnait  tant  de  honte  à  la  pauvre  enfant,  elle  suspendit  ses  pleurs, 
et  remercia  le  jeune  homme  par  un  regard  encore  humide  et  empreint  d'une  douceur 
inexprimable. 


].}G  I.A   SYLPHIDE. 

Edouard  vit  à  la  ibis  dans  ce  regard  toute  la  grâce  d'un  charmant  visage  et  toute  la 
beauté  d'une  ame  supérieure.  A  la  reconnaissance  de  la  jeune  fille  se  joignit  celle  de 
l'artisan  ;  et  le  jeune  homme,  voyant  qu'ils  n'avaient  plus  de  répugnance  à  lui  laisser 
voir  toute  leur  misère,  leur  en  demanda  l'entière  confidence. 

Alors  tous  deux  le  prièrent  de  les  suivre  avec  précaution  clans  la  chambre  voisine. 
Edouard  y  entra  avec  une  curiosité  pleine  d'attendrissement  et  de  compassion,  et  bien- 
tôt son  regard  se  voila  de  larmes  à  la  vue  du  spectacle  touchant  qui  l'attendait. 

PITRE-CIIEVALIEn. 

(  La  suite  à  la  prochaine  livraison.  ) 


CAUSERIES  CRITIQUES. 

A  M.  le  Directeur  de  la  Sylphide. 

I,es  indiscrétions  promises.  —  Le  banquier  K"~  et  M.  de  Chateaubriand.  —  Le  jardin  trop 
petit.— La  manière  de  gagner  soixante  mille  francs.  —  Mot  profond  du  banquier.  — Encore 
une  indiscrétion.  —  Le  bénilier-baptislaire.  —  Mme  de  Lamartine  modeleur  et  sculpteur. 
—  Le  ministre  et  le  curé.  —  A  quoi  sert  la  politique  ?  —  Les  livres  nouveaux. 

e  vous  ai  promis  des  indiscrétions,  monsieur,  a  propos 
des  Mémoires  d'Outre-Tombe;  une  telle  promesse  est 
sacrée  comme  une  dette  de   jeu,  et  je  m'empresse  de 
m'acquitter  avant  tout.  Je  vous  dirai  d'abord  qu'un  chapitre  des  célè- 
bres Mémoires  a  été  lu  la  semaine  dernière  à  l'Abbaye-aux-Bois,  pour 
f  Vi""  de  Nesselrode ;  quant  à  l'histoire  du  banquier  B***  et  de  M.   de 
Chateaubriand,  la  voici  telle  qu'elle  m'a  été  confirmée  de  nouveau,  et 
telle  que  M.  de  Chateaubriand  lui-même  la  raconterait,  s'il  pouvait  y 
attacher  la  moindre  importance. 

C'étaitdu  temps  que  l'auteur  de  René  demeurait  encore  rue  d'Enfer, 
près  de  cet  asile  qu'il  a  ouvert  aux  vieux  prêtres,  sous  l'invocation  de 
Sainte-Thérèse.  Ses  vénérables  pensionnaires  se  plaignaient  de  la  petitesse  de  leur  jar- 
din, et  il  fallait,  pour  l'agrandir,  acheter  un  terrain  limitrophe.  M.  de  Chateaubriand,  qui 
n'avait  jamais  été  moins  riche,  résolut  de  se  montrer  plus  généreux  que  jamais  :  —  A  qui 
appartient  ce  terrain  ?  demanda-t-il.  —  Au  banquier  B***,  de  la  Chaussée-d'Antin,  lui  ré- 
pondit-on. Le  poète  des  Martyrs  écrit  au  banquier;  le  banquier  arrive.  —  Monsieur, 
voulez-vous  me  vendre  votre  terrain  ?  —  Oui,  monsieur. — Combien  vaut-il?  —  Soixante 
mille  francs.  — M.  de  Chateaubriand  n'en  avait  pas  le  premier  sou;  il  demande  vingt- 
quatre  heures  au  banquier.  Le  lendemain  M.  B***  revient  rue  d'Enfer;  nouveau  délai 
demandé  et  accordé.  Six  jours  se  passent  sans  que  le  grand  homme  s'enrichisse,  et  le 
banquier  commence  à  se  demander  ce  que  cela  veut  dire.  Cependant  qui  ne  s'habituerait 
à  visiter  M.  de  Chateaubriand?  Le  financier  le  plus  épais  eût  porté  envie  à  M.  B***.  Le 
huitième  jour,  enfin,  M.  de  Chateaubriand  reçoit  l'homme  d'affaires  avec  le  plus  heureux 
sourire.  —  Monsieur,  votre  terrain  est  à  moi,  je  vais  vous  donner  mes  soixante  mille 
francs.  Le  poète  ouvre  gravement  son  secrétaire  où  l'autre  cherche  de  l'œil  des  billets  de 
banque;  mais  M.  de  Chateaubriand  n'en  retire  qu'une  vingtaine  de  feuillets  manuscrits 
qu'il  remet  aux  mains  du  financier  stupéfait.  —  Veuillez,  monsieur,  lui  dit-il,  porter  ce 
paquet  chez  M.  Pourrai,  chez  M.  Furne  ou  chez  M.  Delloyo  ,  ils  vous  remettront  soixante 
mille  francs  en  échange,  et  vous  aurez  l'obligeance  de  m'apporter  notre  acte  à  signer. — 
Deux  heures  après,  M.  B***  touchait  soixante  mille  francs  de  la  main  des  libraires  ;  la  se- 
maine suivante,  le  monde  entier  lisait  la  plus  belle  brochure  de  M.  de  Chateaubriand  ;  et 
au  bout  de  quinze  jours  les  prêtres  de  Sainte-Thérèse  avaient  un  jardin  magnifique. 


i.a  Ml.riiiiii;.  157 

—  Vertu-Dieu  !  se  dit  M.  B***,  pourquoi  mou  père  ne  m'a-t-il  pas  fait  homme  de  génie 
au  lieu  de  nie  faire  banquier  ? —  El  toutes  les  l'ois  qu'il  a  une  maison  à  vendre,  il  court 
demander  à  M.  de  Chateaubriand  s'il  n'a  point  quelques  papiers  dans  sou  secrétaire. 

Maintenant,  quel  rapport  a  cette  histoire  avec  les  Mémoires  d'Olttre-Tombe?  Je  vais 
vous  le  dire  :  Les  bons  prêtres  de  Sainte-Thérèse  pourront  trouver  un  jour  leur  maison 
trop  étroite,  ou  leur  chapelle  trop  basse.  Autant  de  pages  à  détacher  des  Mémoires 
d 'Outre-Tombe,  et  voilà  comment  le  ^rand  homme  livrera  peu  à  peu  son  testament  ! 

Puisque  j'en  suis  aux  hommes  de  génie,  encore  une  indiscrétion,  monsieur!  Les  au- 
teurs de  romans,  d'albums,  de  quadrilles  et  de  mélodies  s'impatienteront  ;  tant  pis  pour 
eux  !  Pourquoi  M""  de  Lamartine  a-t-ellc  fait  un  admirable  modèle,  qui  va  devenir  nue 
admirable  sculpture  ?  Place  à  Mn,e  de  Lamartine,  messieurs  les  auteurs  ! 

Il  y  a  quelque  temps  de  cela,  le  curé  de  Saint-Germain-l'Auxerrois  cherchait  un 
baptistaire  digne  de  sa  belle  église.  —  Je  connais  un  modèle  qui  serait  bien  votre  af- 
faire !  lui  dit-on.  — Qui  a  fait  ce  modèle?  —  M™  de  Lamartine!  —  Le  curé  resta  d'abord 
un  peu  confondu,  puis  le  courage  lui  revint  en  songeant  à  son  église,  et  prenant  à  deux 
mains  sa  bonne  intention,  il  se  rendit  chez  M""' de  Lamartine.  —  Madame,  je  prends 
la  liberté  de  venir  vous  demander  un  présent;  vous  avez  modelé  un  baptistaire  qui 
ferait  merveille  ii  Saint-Germain-l'Auxerrois.  —  J'ai  modelé  un  bénitier,  non  pas  un  bap- 
tistaire, dit  M""'  de  Lamartine.  Et  elle  montra  modestement,  dans  un  nuage,  une  croix 
soutenue  par  des  anges,  —  ébauche  si  grandiose  et  si  délicate  à  la  fois,  que  le  curé  ne 
put  retenir  un  cri  de  bonheur.  —  Vous  appelez  cela  un  bénitier,  madame!  Moi,  je  l'ap- 
pelle un  baptistaire,  et  je  le  mettrais  dans  une  cathédrale! —  Baptistaire  soit    dit 

Mme  de  Lamartine;  ce  modèle  esta  vous,  monsieur,  que  votre  volonté  soit  faite!  Mais 
pour  que  la  volonté  du  curé  s'accomplit,  il  fallait  une  somme  de  dix  mille  francs.  Le 
inarbre  est  hors  de  prix,  et  la  direction  des  beaux-arts  n'est  jamais  assez  riche.  Comment 
obtenir  dix  mille  francs  du  ministère  de  l'intérieur? — Monsieur  le  ministre  dix 
mille  francs,  s'il  vous  plaît?  — Pas  un  centime.  — Monsieur  le  ministre,  c'est  pour  cette 

vieille  église  de  Saint-Germain-l'Auxerrois?  —  Encore!  Elle  est  bien  assez  riche. 

Monsieur  le  ministre,  elle  n'a  pas  de  baptistaire.  —  J'en  suis  fâché;  elle  s'en  passera. 

Monsieur  le  ministre,  le  modèle  de  ce  baptistaire  est  si  beau  !  — Il  est  trop  beau,  puis- 
qu'il est  trop  cher;  vovs  n'aurez  rien  !  —  Monsieur  le  ministre,  ce  modèle  est  de  M""'  de 
Lamartine!...  Figurez-vous  un  tour  de  girouette  ;  telle  fut  la  révolution  qui  s'opéra  chez 
le  ministre.  On  allait  discuter  les  fortifications  de  Paris;  il  fallait  plaire  à  tout  pris  ;i 
M.  de  Lamartine!  Le  curé  obtint  ses  dix  mille  francs,  et  son  baptistaire  s'élève  sous  la 
direction  de  l'illustre  inventeur.  —  Ceci  prouve  que  la  politique  est  bonne  à  quelque 
chose  ;  mais  où  diantre  va-t-elle  se  nicher? 

La  politique  va  se  nicher,  monsieur,  non  seulement  dans  l'art,  mais  même  dans  la 
littérature  ;  la  Chambre  des  députés  sue  sang  et  eau  pour  arrivera  ce  résultat  :  lapro- 
priétë  littéraire  est  une  propriété.  Le  plus  admirable  plaidoyer  en  faveur  des  hommes 
de  lettres  est,  certes,  l'ouvrage  que  vient  de  publier  M.  le  comte  Alfred  de  Vigny,  sous 
ce  simple  titre  :  Mademoiselle  Sedaine.  Le  grand  poète  n'entasse  point  raisonnemens 
sur  raisonnemens  ;  il  raconte  simplement  ce  fait  :  les  comédies  de  Sedaine  rapportent 
plusieurs  milliers  de  francs  par  année  au  Théàtre-Frauçais,  et  la  fille  de  Sedaine,  deve- 
nue aveugle  à  force  de  misère,  n'a  pas  de  quoi  payer  un  médecin  pour  se  faire  opérer  de 
la  cataracte.  Que,  le  jour  de  la  discussion,  on  lise  simplement  cette  histoire  à  la  Cham- 
bre, et  qu'on  dise  aux  députés  ce  que  le  Cid  disait  à  son  fils:  — Rodrigue,  as-tu  du 
cour?  Je  ne  sais  si  nos  représentans  répondraient  oui  ou  non,  mais  les  gens  de  lettres 
doivent  une  éternelle  reconnaissance  à  M.  de  Vigny;  et  le  public  lui  doit  un  des  plus 
touchans  et  des  plus  profonds  morceaux  qui  soient  sortis  de  sa  plume. 

Parmi  les  romans  parus  ce  mois-ci,  le  Commandeur  de  Malle,  de  M.  Eugène  Sue, 
mérite  le  premier  rang.  C'est  une  histoire  maritime  du  temps  de  Louis  XIII,  arrangée 


15S  ,  LA    SÏLPIUUE. 

;l  la  Walter-Scott  ; — un  peu  trop  provençale  dans  ses  détails  et  trop  mélodramatique  par 
ses  mystères,  en  somme  écrite  avec  cette  conscience  et  ce  respect  de  la  langue  que 
l'auteur  conserve  dans  ses  ouvrages  les  plus  hâtés.  —  Quatre  Ans  sous  Terre,  par 
M.  Jules  Lacroix,  est  une  allusion  en  deux  volumes  m-8°,  a  l'épouvantable  procès  de 
Mm0  Lafarge.  M.  Jules  Lacroix  a  du  talent,  du  courage,  du  style,  de  l'imagination: 
Que  diantre  allait-il  faire  dans  cette  ejalère? 

Caliste,  parMme  Bodin ,  réussira  comme  tous  les  livres  de  Mmc  Bodin  ,  quoique  ce- 
lui-ci ressemble  d'une  terrible  façon  à  un  roman  du  même  auteur  déjà  publié  sous  un 
autre  titre;  mais  qui  est-ce  qui  se  souvient  d'un  roman  trois  ans  après  l'avoir  lu? 
Personne,  apparemment  ,  pas  même  l'éditeur;  pas  même  l'auteur  peut-être!  —  De- 
mandez plutùtà  M.  Alexandre  Dumas,  qui  vient  de  nous  raconter  la  Chasse  au  Chas- 
tre,  presque  aussi  bien  que  M.  Méry  nous  l'avait  racontée  il  v  a  quatre  ans  ;  ce  qui  n'em- 
pêchera pas  les  Impressions  de  ffoyage  à&ns  le  midi  de  la  France,  de  faire  le  tour  de 
l'Europe.  —  J'ai  lu,  comme  je  l'avais  promis,  l'Esclave  des  galères,  par  M.  Kerminguy; 
faites  comme  moi,  monsieur,  et  vous  n'aurez  qu'à  vous  en  féliciter.  —  Lisez  aussi  les 
Lettres  Cochinchinoises ,  de  M.  Albéric  Second,  et  Parisiana  où  il  y  a  beaucoup 
d'esprit;  —  la  Physiologie  du  rire,  par  M.  Scudo  ,  dont  je  reparlerai;  —  la  Dé- 
vot(  ,  de  M.  Jules  Janin,  nouveau  diamant  tombé  dans  l'écrin  des  Français  de  M.  Cur- 
mer.  —  Chantez  les  belles  scènes  de  M.  Chéret  :  le  Nègre  de  Gorée;  le  Tyrol;  Dix 
ans  d'absence ,  etc.  —  Chantez  surtout  les  mélodies  détachées  du  riche  Album  Mi- 
chaëli  ;  le  Roi  de  Thulé  ,  qui  eût  fait  rêver  Hoffmann  tout  un  jour  ;  Madeleine  et  le 
Fils  du  Seigneur,  délicieuses  ballades  bretonnes;  Douleur  et  Prière  ,  morceau  capital 
qui  figurerait  avec  honneur  dans  un  opéra.  —  Mais  gardez-vous  de  chanter  les  der- 
nières romances  de  M.  Clapisson.  Quantum  mutatus  ab  illol  Gardez-vous  encore  plus 
de  lire  la  Fornarina,  de  M.  Amédée  de  Bast,  et  les  Aides  de  Camp,  de  M.  Marco  Saint- 
Hilaire.  Autant  vaudrait  lire  le  petit  livre  qui  vient  de  paraître  sous  ce  titre  inestimable  : 
Instruction  pour  avoir  desenfans  sains  d'esprit  et  de  corps,  et  aussi  parfaits  qu'on 
peut  l'être,  par  M.  Cheueau ,  NÉGOCIAS!  !  !  Prix  :  1  franc  pour  Paris  et  les  départemens. 

Voir  aux  Annonces  des  journaux  politiques.)  Marquis  de  «UTILLON. 

Bal  travesti  riiez  liitltlaelte. 

Lablache,  notre  grand  et  spirituel  chanteur,  a  donné,  vendredi  19  de  ce  mois,  dans  ses 
salons  de  la  rue  Taitbout ,  un  bal  travesti  très  remarquable.  Le  bal  qui  a  commencé  à 
9  heures ,  s'est  prolongé  jusqu'à  5  heures  du  matin  ;  on  y  remarquait  MM.  Aguado  , 
Rotschild  ,  Joubert,  MM.  Duprez ,  Rubini,  Mario,  M»">  Grisi  ,  en  costume  de  donna 
del  Lago,  Mm0  Persiani ,  M""5  Lablache,  en  costumeitalien  magnifique  ;  elle  était  cou- 
verte d'or  ;  M1,c  Amigo  rappelait  une  des  femmes  de  Léopold  Robert  dans  les  Mois- 
sonneurs; Morelli  et  sa  femme  en  costume  moyen-âge  ;  Mlle  Nau  en  bergère  ;  M11"  Hei- 
nefetter  en  toilette  de  bal;  M™0  Boulanger,  femme  du  peintre,  en  italienne,  de 
même  que  Mmc  Pacini,  et  ses  charmantes  filles;  MUc  Sara,  sœur  de  Mmc  Albertazzi, 
belle  brune  aux  yeux  bleus ,  resplendissait  sous  le  satin  et  les  dentelles  espagnoles  ; 
Mmc  Labarre,  la  femme  du  harpiste,  en  paysanne  du  XVe  siècle;  M.  Pérot,  du  mi- 
nistère ,  en  costume  de  malin  ;  Théophile  Gautier,  en  costume  de  Grenade  ;  Lépaulle, 
en  Turc  ;  Bouchot ,  le  peintre,  gendre  de  Lablache,  en  tambour  de  la  République  ; 
Cottereau,  le  peintre  ,  en  pierrot.  Perrot  et  sa  femme,  Mlle  Carlotta  Grisi,  ont  admi- 
rablement dansé  une  tarentelle.  La  famille  de  Lablache  a  fait  les  honneurs  de  la 
fête  avec  une  distinction  et  une  grâce  charmantes,  et  les  chœurs,  suivant  la  mode 
d'Italie,  mêlés  aux  contredanses ,  ont  produit  un  effet  ravissant.  Les  deux  filles  de 
l'illustre  chanteur  étaient  adorables  avec  leurs  jupes  courtes  et  leurs  brodequins  de 
cracoviennes  ;  et  le  buffet,  richement  et  abondamment  servi ,  prouvait  que  Lablache 
est  aussi  grand  virtuose  que  grand  seigneur. 


1.1   SYLPHIDE.  153 

CHRONIQUE  DU  GRAND  I0NDR, 

La  duchesse  d'Ksclignac.  —  I.e  colonel  Tbnrn.  —  I.c  duc  et  la  duchesse  de  Serra  Capriola.  — 
M""  de  Rigny.—  Anniversaire  de  Wasingtnn.  —  Le  général  Cass.  —  La  comtesse  Lehon.  — 
Bal  costumé  à  la  cour.  —  La  duchesse  de  Cazes.  —  La  duchesse  d'Osmond.  —  Dernier  bal 
de  l'Iliilel-de-Ville.  —  La  comtesse  Merlin.  —  M""  de  Pontalba.  —  M.  de  Lamartine.  —  La 
comtesse  de  Harois.  —  M-*  l.asalle. 

es  plaisirs  du  carnaval  sont  soumis  aux  mêmes  règles  que  la  musi- 
que ;  à  mesure  que  le  final  approche ,  le  mouvement  devienl  plus 
accéléré,  et  le  jeudi  gras  est  le  signal  de  ce  rinforzando  qui  ne 
(meurt  qu'avec  l'aube  du  mercredi  des  cendres.  La  duchesse  d'EscIi- 
4ii.il-,  dans  sou  petit  hôtel,  qu'on  pourrait  prendre  pour  le  bou- 
doir d'une  reine  d'autrefois ,  a  fait  danser  des  enfans  costumé^.  J'j 
,  ai  remarqué  une  jeune  el  jolie  personne  dans  le  costume  de  M™"  de  La  Vallière. 
Il  v  avait  aussi  quelques  Pompadour  pleines  de  noblesse  el  de  grâces.  Il  faut 
bien  reconnaître  que  les  travestissemens  enfantins  ont  toujours  le  don  de 
plaire;  aussi  le  bal  de  la  duchesse  d'Esclignac  a-t-iléti  l'occasion  d'un  succès 
prodigieux  pour  ceux  qui  en  faisaient  les  frais,  en  même  temps  qu'une  source 
de  bonheur  pour  les  personnes  qui  assistaient  à  ces  danses  du  printemps  de  la  vie. 

Le  bruit  avait  couru  naguère  que  l'on  devait  jouer  la  comédie  chez  le  colonel  1  nom. 
Le  succès  qu'avait  eu  le  théâtre  de  l'ambassadrice  d'Angleterre  avait  fait  espérer  an- 
qui  préfèrent  un  spectacle  spirituel  à  un  beau  bal  qu'ils  entendraient  chezle  colonel  Thoni 
une  nouvelle  pièce  qui  n'a  encore  été  jouée  nulle  part,  et  dont  l'aimable  auteur  voulait 
bien  faire  hommage  à  la  troupe  distinguée  de  l'hôtel  Monaco;  mais  les  partisans  des  bals 
ont  eu  le  dessus.  On  dit  que  certaines  dames,  par  timidité,  par  modestie,  peut-être  pat 
principe,  ou  par  un  amour-propre ,  excusable  sous  quelque  rapport ,  se  sont  refusées  à 
paraître  sur  la  scène;  il  a  doue  fallu  renoncer  à  cette  heureuse  idée  el  revenir  au  bal,  pa- 
nacée divertissante  qui  ne  coûte  d'autres  frais  que  ceux  de  la  toilette  et  qui  nousprot  are 
le  plaisir  de  voir  souvent  M""  de  Stokhausen ,  femme  du  ministre  de  Hanovre:  M"  de 
Coriolis,  MUe  Galitzin  ,  U»«  de  Bondi ,  etc. 

Dimanche,  on  dansait  chez  l'ambassadeur  de  Naples.  L'hôtel  Beauveau,  qui  autrefois 
ne  brillait  pas  par  la  fraîcheur  des  meubles,  transformé  comme  par  en<  hautement  en 
un  des  plus  confortables  et  des  plusélégans  hôtels  de  Paris,  réunissait  ce  soir-là  la  fleur 
de  l'élégance  parisienne;  les  jeunes  filles  de  l'ambassadeur,  dont  la  famille  est  aussi 
jolie  que  nombreuse,  s'étaient  déjà  montrées  dans  quelques  bals;  aussi  on  était  charmé 
de  les  voir  partager,  avec  une  expansion  charmante,  les  plaisirs  des  autres  jeunes  per- 
sonnes. Le  bal  chez,  l'ambassadeur  de  Naples  a  été  assez  animé,  et  chacun  a  admiré 
cette  bonté  vraie,  ces  manières  simples  et  dignes  qui  caractérisent  si  bien  le  duc  et  la 
duchesse  de  Serra  Capriola. —  Le  même  soir,  Mmc  de  Rigny  donnait  un  bal  dont  la  com- 
position était  tout-à-fait  différente.  Les  amateurs  de  plaisirs,  les  connaisseurs  en  beautés 
et  en  toilettes  ont  dû  être  très  satisfaits  de  la  réunion  de  Jlmede  Rigny.  —  La  reconnais- 
sance est  chose  assez  rare  parmi  les  hommes ,  pour  que  nous  nous  gardions  bien  d'ou- 
blier le  bal  donne,  par  le  ministre  des  Etats-Unis,  si  nous  n'avions  encore  à  en  parler 
comme  d'une  réunion  de  talens,  d'élégance,  et  de  beautés.  C'était  le  jour  anniver- 
saire de  la  naissance  du  grand  citoyen  Wasington  etson  souvenir  avait  rempli  les  sa- 
'ons  de  manière  à  ne  s'y  pas  remuer.  Lorsque  la  foule  est  devenue  moins  compacte 
nous  avons  pu  remarquer  M"""5  Delacroix  et  Rurt,  qui,  sous  leur  chapeau  de  ve- 
lours noir  à  la  Belle-Poule,  relevé  d'une  plume  blanche  et  de  pierreries,  attiraient  tous 
les  regards.  Mlle  Cowledge,  à  la  tète  de  naïade,  Mllc  Scott,  si  fraîche  et  si  rose, 
Mmc  Grailh  ,  à  la  mélancolique  et  gracieuse  figure,  Mme  Ledjard,  suave  et  délicate 
beauté,  auront  pu  faire  rêver  plus  d'une  imagination  après  le  bal ,  qu'elles  ont  rendu  ai- 
mable comme  de  hauts  et  d'illustres  personnages  politiques  le  rendaient  intéressant.  — 


ICO  LA    S^  I.WIIIIK. 

Si  je  voulais  ajouter  quelques  particularités,  je  dirais  que  ce  bon  M.  de  La  Grange  mon- 
trait à  qui  voulait  les  voir  sa  bague  et  sa  tabatière  à  l'ordre  du  jour,  ornées  du  portrait 
du  grand  homme;  et  je  dirais  que  M™0  dePontalba  avait  un  diadème  de  pierreries,  une 
robe  de  velours  cerise,  garnie  de  larges  dentelles,  qui  lui  allaient  fort  bien.  En  somme, 
l'ordonnance,  le  parfum  de  bon  ton  du  bal,  l'amabilité  de  MmesCass  et  Ledjard  mères, 
de  Mlles  Isabelle  et  Marie  Cass  feraient  désirer  avec  un  pareil  ambassadeur  plusieurs 
Washington  défunts  ,  comme  les  Américains  pourraient  en  désirer  d'autres  vivans.  Le 
comte  Mole,  M.  Thiers  et  M.  Guizot,  les  trois  expressions  de  la  politique  française ,  assis- 
taient à  ce  bal.  M.  Guizot  était  l'objet  de  tous  les  hommages  de  la  société  américaine,  en 
reconnaissance  de  son  beau  travail  sur  Washington.  On  recherchait  partout  les  descen- 
dons du  marquis  de  Lafayette  et  du  comte  de  Ségur,  l'un  et  l'autre  amis  et  compagnons 
d'armes  du  héros  que  l'on  l'était. 

On  connait  l'élégance  de  la  comtesse  Le  lion  ,  son  amabilité,  son  goût  et  la  recher- 
che exquise  de  toutes  ses  toilettes.  Le  bal  qui  a  eu  lieu  à  son  hôtel  était  digne  de  la 
gracieuse  ambassadrice.  Des  costumes  très  Irais  ,  très  recherchés  ,  et  des  parures  fort 
riches,  des  meubles  dont  le  luxe  est  devenu  proverbial,  lagaitéet  le  plaisir  partout, 
voilà  ce  que  l'on  ne  manque  jamais  de  trouver  à  l'hôtel  Le  Hon.  —  Le  même  soir,  lundi 
gras,  il  y  a  eu  à  la  cour  un  petit  bal  costumé.  Réellement  on  ne  devrait  aller  à  la  cour 
qu'en  costume  du  quinzième,  seizième  et  dix-septième  siècle  ;  l'illusion,  avec  les  habits 
de  nos  jours,  est  tout-à-fait  perdue  ,  et  dans  les  palais  des  rois  il  faut  que  l'illusion 
soit  en  permanence;  les  costumes  rappellent  les  époques  des  grandes  illustrations,  et 
si  on  aime  à  connaître  l'histoire,  on  aime  davantage  à  la  voir  en  tableau.  Ce  petit  bal 
costumé  des  Tuileries  a  été  ravissant.  —  Le  jeudi  suivant  il  y  a  eu  un  très  beau  bal 
chez  M",e  la  duchesse  de  Cazes.  Les  princes  honoraient  de  leur  présence  la  fête  de  la 
noble  duchesse. 

M"11"  la  duchesse  d'Osmond  a  fait  aussi  danser  les  enfans  dans  son  bel  hôtel,  rue 
Basse-du-Rempart,  le  mardi  gras  ,  et  qu'on  ne  se  s'étonne  pas  de  cette  foule  de  bals 
d'enfans  pendant  ces  derniers  jours;  c'est  une  espèce  de  compensation  qu'on  a  voulu 
leur  donner  pour  tous  les  devoirs  sérieux  et  les  études  qui  les  attendent  durant  les 
jours  ascétiques  du  carême.  Sans  vouloir  censurer  cette  méthode  d'éducation,  je  laisse 
à  d'autres  le  soin  de  porter  un  jugement  sur  cette  introduction  précoce  de  l'enfance 
dans  le  monde,  d'où  elle  ne  peut  emporter  que  le  souvenir  des  plaisirs  qu'on  y  goûte, 
sans  se  faire  aucune  idée  dedésenchantemensdont  il  est,  hélas!  rempli. 

Les  bals  vont  cesser,  quoique  le  préfet  de  la  Seine  ait  annoncé,  pour  samedi,  son  der- 
nier à  l'IIôtel-de-Ville,  sans  craindre  la  désapprobation  des  personnes  qui  ne  croient 
pas  qu'un  bal  soit  convenable  en  carême  ;  ce  sont  les  concerts,  les  petites  réunions,  les 
causeries  de  salons,  qui  ont  fait  autrefois  notre  gloire,  qui  vont  remplacer  les  distrac- 
tions bruyantes  du  carnaval.  —  La  comtesse  Merlin,  cette  amateur  artiste  qui  va  bientôt 
nous  révéler  ses  piquantes  observations  sur  l'Amérique  qu'elle  a  visitée,  reprendra  ses 
vendredis  pour  régaler  ses  amis  des  morceaux  les  plus  choisis  des  grands  maîtres  en 
musique.  —  Il  y  aura  aussi  les  mercredis  de  la  musique  chez  Mme  de  Pontalba;  là  les 
chanteurs  italiens  recueilleront  de  nouveaux  lauriers,  en  ajoutant  toujours  quelque 
chose  à  leur  fortune.  On  dit  aussi  qu'on  fera  de  la  musique  chez  M.  de  Lamartine,  et 
chez  d'autres  sommités  littéraires.  —  La  comtesse  Paul  de  Ségur  va  commencer  ses 
brillantes  réunions  du  samedi  ;  nous  allons  donc,  enfin,  nous  reposer  de  tous  ces  fati- 
gans  plaisirs  qu'impose  l'époque  du  carnaval.  Il  est  temps.  Cependant,  avant  d'entrer 
dans  cette  ère  du  repos  et  des  sermons  à  Saint-Sulpice  ou  à  Saint-Roch,  nous  ne  devons 
pas  oublier  la  soirée  et  le  bal  fort  remarquables  de  Mme  la  comtesse  de  Marois,  non  plus 
que  le  bal  travesti  que  MmcLasallea  donné  le  Mardi-Gras  dans  ses  magnifiques  salons. 
Nous  y  avons  reconnu,  entre  autres,  le  duc  de  Nemours  et  le  prince  de  Joinville  en 
débardeurs  ;  les  ducs  d'Aumale  et  de  Montpensier  en  matelots  ;  M.  Vatout  en  sauvage. 

Comte    ALFRED   DE    It****. 

I.e  Directeur  DE  VlLLEAiESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


ÏCCTION.1  .CITE    DES    ITALIE* 


.A   SYLPHIDE 


A   Madame 


omme  je  vous  l'ai  dit ,  madame,  voici  qu'on  se  préoc- 
cupe déjà  des  toilettes  du  printemps  ;  la  mode  est 
comme  les  heures  qui  renaissent  sans  cesse  ;  jamais 
î  elle  ne  se  repose.  A  peine  une  saison  vient-elle  de 
|  mourir,  qu'une  autre  apparait  sur  sa  tombe  plus 
fraîche  et  plus  jolie  que  la  précédente.  Chez  Richard 
Potier  j'ai  vu  de  charmans  modèles  d'écharpes  en 
gaze  blanche  avec  bordures  de  roses  et  feuillages,  des 
mantilles  Pompadour  faites  en  taffetas  d'Italie  ou  en 
étoffes  de  fantaisie  nuances  vives.  Pour  robes,  on 
I  portera  la  favorite,  l'orientale,  le  taffetas  d'Italie 
.glacé,  à  mille  raies ,  écossais  et  à  dessins  variés,  des 
1  robes  foulards  unis,  glacés,  à  mille  reflets,  écossais, 
jardinières,  chinés  Dugazon.  Les  châles  Pagnes  de  Richard-Potier,  innovation  toute 
nouvelle,  seront  très  bien  portés.  Vous  savez  combien  cette  maison  est  renommée  pour 
son  élégance;  la  saison  qui  va  s'ouvrir  ne  peut  manquer  d'accroître  sa  réputation  ;  car,  là 
si  on  achète  des  étoffes  du  meilleur  goût,  un  goût  non  moins  habile  se  charge  de  confec- 
tionner les  plus  gracieuses  robes.  A  propos  de  talent  de  confection ,  nous  croyons  que  ja- 
mais rien  n'a  été  plus  joli  que  les  robes  en  velours  estampé  que  Mmes  Persiani  et  Alber- 
tazzi  portaient  à  la  représentation  de  Béatrice  aux  Italiens.  Mmt  Moreau  Meunier,  qui  a  le 
secret  de  ce  genre  de  travail,  s'était  surpassée  elle-même.  C'est  à  tort  qu'un  journal  a  dit 
que  ces  robes  avaient  été  faites  par  Delon,  ce  dernier  les  avait  seulement  vendues,  et  à  la 
beauté  des  étoffes  chacun  pouvait  le  deviner.  Les  magasins  de  la  Barbe-d'Or,  eux 
aussi,  reçoivent  force  nouveautés  en  soieries  ;  rien  ne  sera  plus  élégant  et  mieux  porté 
que  leurs  étoffes  de  printemps,  leurs  châles  de  soie  unis  ou  brochés  et  leurs  écharpes  ; 
la  réputation  de  bon  goût  acquise  à  la  maison  de  la  Barbe-d'Or  date  d'un  siècle; 
Delon  a  su  perpétuer  cette  fashionable  tradition,  et,  de  plus,  il  est  venu  en  faire  jouir 
la  clientèle  d'élite  qui  habite  nos  beaux  quartiers  des  environs  du  boulevart.  C'est 
aussi  sur  le  boulevart  que  nous  trouvons  le  fashionable  magasin   du  Sablier,   où  le 


1G2  .  la  SYt.Piuui'. 

deuil,  malgré  ses  sombres  nuances,  sait  prendre  une  teinte  de  coquetterie  qui  en  mo- 
dère un  peu  la  tristesse.  D'après  ce  que  j'ai  vu  de  l'approvisionnement  pour  le  printemps, 
que  reçoit  Dufrène,  la  beauté  de  ses  étoffes  nouvelles  n'aura  rien  à  envier  à  celles  de 
cet  hiver.  lia  un  choix  immense  d'uni  et  de  façonné,  dans  des  prix  très  modérés,  des 
mérinos  en  cinq  quarts,  des  mousselines  laine  en  trois  et  cinq  quarts,  des  barèges  unis 
noirs  et  gris,  des  barèges  imprimés,  organdis  et  tissus  zéphir  imprimés,  pouvant  éga- 
lement faire  des  robes  d'été  et  de  soirées  ;  un  assortiment  complet  d'étoffes  de  soie, 
depuis  les  plus  simples,  tels  que  gros  de  Naples  quadrillés  et  rayés,  brochés,  à  très  petits 
dessins,  chinés,  jusqu'aux  étoffes  les  plus  riches,  telles  que  moire,  satin,  reps,  velours 
pleins,  velours  frisés,  popelines,  foulards  imprimés,  écharpes  en  soie,  velours  ou  ca- 
chemire ;  puis,  comme  toujours,  Dufrène  a  les  plus  gracieux  modèles  de  bonnets  et  de 
chapeaux.  A  propos  de  chapeaux  et  de  modes,  que  je  voudrais  pouvoir  vous  initier  aux 
charmantes  surprises  que  prépare,  pour  Longchamps,  Mme  Dasse,  la  modiste  aristo- 
cratique par  excellence  !  vous  y  retrouveriez  cette  élégance  de  nos  coiffures  de  cet 
hiver,  dont  Mme  Dasse  n'a  point  encore  cessé  de  s'occuper,  car  si  la  fougue  des  bals  est 
un  peu  amortie,  il  nous  reste  le  spectacle,  le  concert,  et  ne  faut-il  pas,  pour  ces  solen- 
nités, la  coiffure  Marie-Stuart,  en  velours  et  perles,  les  petits  bords  à  la  Louis  XIV, 
avec  leurs  ondoyantes  plumes,  ia  coiffure  Hélène,  ces  petits  bonnets  grecs,  ces  coif- 
fures aux  fonds  résiliés  d'or,  et  toutes  ces  fantaisies  auxquelles  on  ne  peut  assigner 
un  nom,  qui  se  forment  d'une  écharpe,  d'un  biais  de  velours,  de  blondes,  de  fleurs 
entremêlées  de  franges  d'or,  de  glands  arabes,  d'agrafes  de  pierreries  mélangées  qui, 
sous  les  doigts  habiles  de  Mme  Dasse,  forment  des  chefs-d'œuvre  de  bon  goût.  Il  ne 
faut  point  oublier  que  presque  toutes  les  Heurs  employées  par  Mme  Dasse  sont  prises 
chez  Batton,  fleuriste  qui  compte  plusieurs  cours  d'Europe  parmi  sa  clientèle.  Rien  de 
plus  agréable  à  visiter  que  les  magasins  de  Batton,  où  règne  un  printemps  perpétuel  ; 
rien  de  plus  charmant  à  examiner  que  ces  roses  si  admirablement  imitées,  ces  feuil- 
lages de  velours  dont  les  teintes  varient  à  l'infini. 

Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  art  sont  montées  les  guirlandes  Cérès  ,  Iphigénie, 
Nonna,  la  bonne  grâce  de  la  Berthe,  de  la  Rosière  ;  il  y  a  là  de  quoi  embellir  encore  le 
plus  joli  visage  !  J'aurai  bientôt  à  vous  parler  des  toilettes  toutes  nouvelles  ,  qu'un 
grand  nombre  de  nos  femmes  les  plus  élégantes  préparent  pour  le  beau  Concert  que  va 
donner  la  Sylphide  ,  et  qui  promet  d'être  un  des  plus  brillans  de  l'année;  j'y  verrai , 
sans  doute,  plusieurs  de  ces  magnifiques  châles  de  Boset ,  qui  servent  de  transition 
entre  ceux  plus  chauds  de  l'hiver  et  ceux  si  légers  que  l'on  fait  pour  l'été.  Les  ca- 
chemires larges  à  fond  vert,  bleu  azur,  noir  ou  blanc,  sont  les  plus  à  la  mode;  vous 
dire  la  beauté  des  tissus,  l'élégance  des  dessins  qui  caractérisent  ceux  que  vend  Rosset 
serait  vous  répéter  ce  que  la  renommée  vous  a  dit  bien  avant  moi.  Le  concert  de  la 
Sylphide  me  remet  en  mémoire  une  très  belle  soirée  musicale,  à  laquelle  j'assistais,  un 
de  ces  jours  derniers,  au  faubourg  Saint-Germain  ;  les  toilettes  étaient  fort  soignées, 
mais  la  manière  dont  les  femmes  avaient  été  placées  laissait  surtout  apercevoir  leurs 
coiffures.  J'ai  remarqué  un  joli  petit  chapeau  en  velours  gros  vert,  les  bords  fort  petits 
relevés  des  deux  côtés  et  baissés  sur  le  front,  la  calotte  basse,  deux  plumes  dont  l'une 
placée  sur  le  chapeau  et  l'autre  dessous,  retombant  un  peu  en  arrière.  Beaucoup  de 
coiffures  en  perles  avec  glands  pareils;  des  résilles  également  en  perles,  en  or;  des 
jolis  turbans  à  jours;  des  coiffures  barège  et  or  fort  distinguées.  Les  coiffures  à  la  Belle- 
Poule,  quoique  fort  élégantes,  ont  été  abandonnées  par  les  femmes  de  la  bonne  com- 
pagnie, dès  qu'elles  ont  été  vues  dans  les  boutiques.  Sur  les  coiffures  en  cheveux,  on 
pose  de  longues  barbes  d'angleterre ,  ou  de  blondes ,  froncées  sur  les  côtés ,  qui  voilent 
à  demi  des  grappes  de  fleurs,  ces  barbes  tombent  très  bas,  quelquefois  elles  dépassent 
la  ceinture.  Les  rivières  en  diamans  ou  autres  pierres  précieuses ,  se  posent  sur  des 
cheveux  en  bandeaux  avec  une  petite  aigrette  en  pierres  précieuses  ,  ou  une  branche 
de  ileurs,  sur  un  des  côtés  de  la  tète.  On  fait  en  ce  moment  de  charmantes  fleurs  en 


LA    SYLPHIDE.  IOj 

plumes  d'Amérique,  qui  sont  fort  à  la  mode  ;  ces  plumes  doivent  être  de  leurs  teintes 
naturelles,  ainsi  que  les  feuillages  également  en  plumes.  On  porte  beaucoup  de  mara- 
bouts dans  les  cheveux  et  on  en  garnit  également  les  robes,  suit  d'étoffes  légères,  soil 
d'étoffes  épaisses,  .l'ai  vu  l'autre  jour,  expédiée  par  la  maison  de  Commission  Giroud- 
de-Gand,  à  Mn"  l'....,à  Bourges,  une  coiffure  ravissante  en  velours  vert  et  franges  d'or 
toinliant  un  peu  plus  bas  d'un  côté  que  de  l'autre:  le  fond  de  cette  coiffure  était  brodé 
en  or,  une  guirlande  de  roses  avec  feuillages  était  destinée  à  orner  la  robe  que  devait 
accompagner  cette  coiffure. 

Malgré  le  bruit  concernant  la  guipure,  elle  est  plus  en  vogue  que  jamais.  Chapron,  en 
imaginant  sesélégans  mouchoirs  à  entre-deux  de  valenciennes,  a  donné  l'essor  à  une 
foule  d'imitations  de  ce  genre  ;  on  fait  maintenant  des  cols  et  des  manchettes  à  entre- 
deux,  et  cet  été,  on  en  garnira  les  robes;  les  femmes  qui  doivent  déjà  à  Chapron  tout  le 
luxe  de  leurs  mouchoirs,  lui  devront  encore  cet  embellissement  de  plus  pour  leurs  toi- 
lettes;! Longchamps;  il  y  aura  grand  nombre  de  spencers  en  velours  pleins  et  épingles, 
beaucoup  seront  ornés  de  boutons  en  perles,  accessoire  qui  prend  une  grande  extension 
et  que  les  bonnes  faiseuses  emploient  sur  leurs  redingotes  do  printemps  ;  j'ai  vu  de  ces 
mêmes  boutons  orner  de  riches  robes  de  soirées  sur  lesquelles  ils  servaient  à  retenir  de 
Unes  passementeries  en  or  ou  en  soie  :  on  va  faire  les  jupes  des  robes  plus  longues 
que  jamais;  on  les  garnira  de  quatre  ou  cinq  volans.  Comme  à  la  fin  de  l'été  dernier,  les 
chapeaux  paillassons  seront  en  grande  vogue  ;  seulement,  on  les  ornera  plus  richement 
et  en  avant  soin  de  choisir  les  fleurs  que  la  saison  voit  éclore.  On  apporte  toujours  une 
grande  richesse  dans  les  mitaines  noires  ou  blanches  ;  il  en  est  de  même  pour  les  tabliers 
que  l'on  orne  de  volans  d'étoffe  ,  de  dentelle ,  de  torsades  ;  quelques  uns,  et  ce  sont  les 
plus  nouveaux,  ont  des  bavettes  qui  s'attachent  de  chaque  côté  de  la  poitrine  avec  des 
nœuds  de  rubans.  Au  lieu  de  cassolettes,  les  femmes  portent  aujourd'hui  de  gros  flacons 
suspendus  à  la  ceinture  par  un  crochet  orné  de  pierres  précieuses,  ainsi  que  le  flacon. 
Ces  flacons  s'appellent  des  Brinvil/iers;  je  m'étonne,  et  beaucoup  d'autres  avec  moi, 
de  cette  dénomination  qui  ne  peut  rappeler  que  des  souvenirs  de  poisons  ;mode  a  la  quel- 
quefois mauvais  goût  ;  il  faut  avoir  le  courage  de  le  lui  dire. 

La  maison  de  commission  Giroud-de-Gand  est  fort  occupée  des  demandes  que 
provoque  l'arrivée  de  la  nouvelle  saison  ;  la  province  a  compris  tout  le  parti  qu'elle 
pouvait  tirer  de  ces  nouvelles  créations,  et  je  puis  juger  du  succès  de  ces  entreprises 
commerciales  par  l'activité  que  je  vois  régner  dans  celle  que  patronne  la  Sylphide,  qui 
n'attache  son  nom  qu'aux  belles  et  bonnes  choses.  baronne  marie  de  l'******. 

Un  de  nos  confrères  qui  spécule  sur  tout,  qui  fait  métier  et  marchandise  de  son  opi- 
nion et  de  ses  éloges,  du  plus  ou  moins  de  sympathies  qu'il  inspire  et  des  croyances  ho- 
norables qu'il  exploite;  qui  s'est  personnellement  décerné  les  palmes  du  martyr  à  pro- 
pos de  différens  procès  et  d'un  certain  nombre  de  mois  de  prison  qu'il  lui  a  plu  de  subir; 
ce  confrère ,  qui  depuis  dix  ans  n'a  pas  cessé  de  mettre  en  pratique  cette  maxime  peu 
consolante  que  a  la  fin  justifie  les  moyens,  »  a  cru  devoir,  avec  la  duplicité  qui  lui  est 
habituelle,  attaquer  il  y  a  quelques  jours  la  Sylphide.  En  cette  circonstance,  cepen- 
dant, le  courage  de  sa  mauvaise  foi  lui  a  manqué;  c'est  à  un  journal  de  ses  amis, 
également  dépourvu  d'influence  et  d'abonnés,  qu'il  a  envoyé  une  petite  note  qui  n'a 
même  pas  l'esprit  d'être  méchante ,  et  dont  personne  assurément  ne  se  souvient.  — 
Nous  écrivons  ces  lignes  dans  le  seul  but  de  prouver  à  notre  charitable  confrère,  qui 
comprend  beaucoup  mieux  la  vente  des  chiffons  que  la  critique,  que  nous  sommes  par- 
faitement au  fait  de  ses  menées,  qui  ne  nous  inspirent  qu'une  compassion  très  miséri- 
cordieuse ,  et  nous  l'engageons  de  tout  notre  cœur  à  laisser  en  repos  la  Sylphide  ,  dont 
le  temps  est  trop  bien  employé  pour  qu'elle  ait  le  loisir  de  songera  lui. 

DE    YILLEMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


LES  DEUX  EXTRÊMES. 


DEUXIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE'. 


III.    ON  INTÉRIEUR. 

A  pièce  où  se  trouvait  Edouard  était  étroite  et  longue; 
une  fenêtre  en  mansarde  l'éclairait  par  un  bout.  Deux 
petits  rideaux  de  calicot  blanc,  montés  sur  une  seule 
tringle  en  fer,  une  commode  en  acajou  noir,  incrustée 
de  cuivre,  un  petit  secrétaire  de  noyer,  fermé  soigneuse- 
ment et  surmonté  de  deux  rayons  de  bibliothèque  fixés 
au  mur  avec  des  cordes,  une  couchette  en  bois  peint, 
avec  une  petite  table  au  chevet,  et  au  pied  une  vieille 
bergère  en  velours  d'Ulrecht  tel  était  l'ameublement. 
Une  horloge  de  porcelaine  qui  n'allait  plus,  s'élevait  au 
milieu  de  la  cheminée,  entre  deux  statuettes  représen- 
tant Bonaparte  premier  consul  et  Napoléon  empereur. 
Un  portrait  du  même  personnage,  excellente  gravure 
entourée  d'un  cadre  doré,  la  plus  riche  pièce  de  ce  mo- 
bilier modeste,  était  suspendu  au  dessus  du  lit,  ayant  à 
droite  un  grand  crucifix  d'ébène,  et  à  gauche  un  sabre 
d'honneur  dans  son  fourreau,  avec  une  croix  attachée  à 
la  poignée  par  son  ruban  rouge. 
Au  dessous  de  ces  quatre  objets  sacrés,  dans  cette  pauvre  couchette,  était  étendu  un 
vieillard  septuagénaire  ;  il  dormait,  et  la  douce  clarté  de  la  lampe  posée  sur  la  petite 
table,  éclairant  à  demi  son  visage,  permit  à  Edouard  d'en  analyser  les  traits  vénérables. 
Leur  ensemble,  malgré  l'extrême  maigreur  qui  en  altérait  les  lignes,  portait  encore  le 
caractère  d'une  beauté  mâle  et  remarquable,  rappelant  les  nobles  tètes  de  ces  dictateurs 
populaires  que  le  sénat  de  l'ancienne  Rome  allait  chercher  à  leur  charrue. 

Edouard  éprouvait  devant  cette  calme  et  imposante  figure  une  sorte  de  tremblement 
religieux ,  et  il  était  tenté  de  se  mettre  à  genoux  devant  le  front  chauve,  les  joues  cica- 
trisées et  la  barbe  blanche  de  ce  vieux  soldat  :  car  tout  en  lui,  comme  autour  de  lui,  indi- 
quait la  profession  militaire  et  trahissait  quelque  ancien  grenadier  de  l'Empire,  —  de 
cette  grande  époque  qui  paraissait,  ce  jour-là,  renaître  avec  Napoléon  !... 

Après  avoir  contemplé  le  guerrier  qui  semblait  porter  une  auréole,  la  première  idée 
d'Edouard  fut  de  s'assurer  si  le  malade  était  entouré  des  secours  que  réclamait  son  état.  Il 
regarda  la  cheminée,  la  vit  sans  feu  et  sentit  alors  vivement  l'impression  du  froid,  dont 
son  émotion  l'avait  préservé  jusque  là.  Il  remarqua  aussi  que  la  plupart  des  flacons  et 
des  vases  qui  couvraient  la  petite  table  étaient  vides... 

Il  allait  hasarder  une  observation  à  ce  sujet,  lorsque  le  vieillard  fit  un  léger  mouvement 
dans  son  lit,  et  entr'ouvrit  les  yeux  : 

—  Ah  !  dit-il  d'une  voix  faible  mais  encore  vibrante,  te  voilà  revenue,  Marguerite  ?.... 
Eh  bien  !  m'apportes-tu  ce  vin  de  Malaga,  mon  enfant? 


Voir  plus  haut  page  161. 


LA   SYLPHIDE.  ,<;, 

Edouard,  qui  s'était  discrètement  retiré  vers  la  porte,  vit  Marguerite  pâlir  à  celte 
question  et  rester  sans  réponse,  pendant  que  l'artisan  la  regardait  avec  desespoir  : 

—  Si  tu  n'as  pas  ce  vin,  ma  petite,  reprit  doucement  le  malade,  donne-moi  un  verre 
d'eau  sucrée. 

La  jeune  fille  s'empressa  de  satisfaire  à  ce  désir,  et  l'artisan  suivit  Edouard  dans  l'autre 
pièce  après  s'être  muni  d'une  lumière  et  avoir  fermé  la  porte  de  la  chambre. 
Là,  Edouard  lui  prit  affectueusement  la  main  et  lui  dit  : 

—  Mon  ami,  vous  ne  me  connaissez  pas  plusque  je  ne  vous  connais  ;  mais  la  circons- 
tance  étrange  qui  nous  rapproche  vous  commandelaconBancecommeàmoi  la  sympathie. 
Je  peux  vous  rendre,  en  tout  honneur,  des  services  indispensables.  Parlez-moi  donc  sans 
honte  et  sans  crainte,  comme  à  un  ami  qui  vous  est  attaché  des  ce  moment  par  le  lien  le 
plus  sacré,  celui  du  malheur,  et  racontez-moi  tout  ce  qu'il  faut  que  je  sache  pour  vous 
servir  efficacement  et  remplira  votre  grêle  besoin  de  mon  cœur. 

A,,'"i  mots  '''  brave  jeune  homme  baissa  les  yeux  avec  embarras  ;  puis,  après  s'être 
assuré  qu'ils  étaient  seuls  pour  quelques  minutes,  il  offrit  une  chaise  à  Edouard  de  Méran 
et  lui  parla  de  la  sorte  : 

IV.    LA   CONFIDENI  I  . 

«  Je  ne  suis  pas  frère  de  Marguerite  ,  dit  l'artisan  ,  je  ne  suis  que  son  cousin  ;  mais 
eela  ne  fait  pas  de  différence ,  et  je  ne  l'aime  ni  plus  ni  moins  que  si  elle  était  ma 
soeur. 

»  Elle  s'appelle  Marguerite  aubert,  et  je  me  nomme  Daniel  Leroy.  Elle  peint  les 
Heurs  à  l'aquarelle,  et  je  suis  ouvrier  typographe. 

«  Mon  père,  que  vous  venez  de  voir,  est  un  ancien  de  la  grande  armée;  vous  ave/ 
pu  remarquer  qu'il  en  avait  l'air,  malgré  son  âge  et  sa  maladie. 

»  Il  n'avait  pas  dix-huit  ans  quand  il  s'engagea,  sous  le  premier  consul ,  dans  les 
grenadiers  du  2S«  de  ligne  ,  pour  empêcher  de  partir  le  fils  d'un  bienfaiteur  de  notre 
fajnille,  qui  était  tombé  à  la  conscription,  et  qui  n'avait  pas  assez  de  tempérament 
pour  les  campagnes  de  ce  temps-là. 

»  Une  fois  lancé  avec  Napoléon  ,  mon  père  fit  toutes  les  guerres  d'Allemagne  et  ne 
revint  qu'au  bout  de  huit  ans:  encore  il  ne  resta  au  pays  que  le  temps  d'embrasser 
sa  mère  et  sa  petite  sœur. 

»  Le  tambour  battait  pour  marcher  en  Russie;  mon  père  alla  à  Moscou  ,  à  la  Bérésina, 
et  finit  par  Waterloo,  comme  l'empereur. 

»  Ce  fut  là  qu'il  reçut  les  blessures  dont  vous  avez  dû  lui  voir  les  cicatrices  au  vi- 
sage. Une  autre  lui  fracassa  la  jambe  droite,  dont  il  boite  depuis  ce  temps-là. 

»  Ne  pouvant  plus  aller,  il  s'arrêta;  il  s'établit  à  Paris  avec  ses  épaulettes  de  sergent, 
son  sabre  et  sa  croix  d'honneur,  300  fr.  de  pension  ,  qu'il  ne  touche  plus ,  et  un  fils  de 
douze  ans,  qui  était  moi.  Ma  mère,  qu'il  avait  épousée  encourant,  pendant  un  congé, 
était  morte  presque  sans  le  connaître,  en  me  mettant  au  monde. 

»  Une  sœur  de  mon  père,  la  mère  de  Marguerite,  restée  veuve,  m'avait  pris  chez 
elle  et  m'avait  élevé  jusqu'au  moment  de  son  congé  définitif.  Aussi ,  quand  il  revint, 
il  eut  sa  revanche.  Sa  sœur  remplaça  sa  femme  auprès  de  lui,  sa  nièce  devint  sa  fille; 
tous  deux  partagèrent  les  économies  qu'il  avait  trouvé  le  moyen  de  faire  sur  le  prix  de 
son  sang;  et  Marguerite  reçut  la  même  éducation  que  moi-même,  c'est-à-dire  (enten- 
dons-nous, monsieur,  et  ne  la  jugez  pas  par  moi),  elle  a  profité  de  son  instruction, 
comme  vous  vous  en  assurerez  si  vous  causez  avec  elle  ;  et  moi ,  j'ai  si  bien  envoyé  les 
maîtres  et  les  leçons  au  diable,  que  je  n'ai  rien  pu  devenir  de  mieux  que  ce  que  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  dire. 

»  Quant  à  Marguerite,  il  n'aurait  tenu  qu'à  elle  d'être  une  demoiselle  comme  une 
autre;  mais,  voyant  sa  mère  morte  (car  elle  s'en  est  allée  bien  jeune,  la  pauvre  fem- 


ici;  la  sylphide. 

me!),  et  sentant  que  mon  père,  qui  l'avait  adoptée,  devenait  de  jour  en  jour  plus 
invalide,  elle  a  mieux  aimé  garder  son  simple  état  d'artiste  en  fleurs,  pour  rester 
auprès  de  lui  et  soigner  ses  vieux  jours. 

»  Voilà  trois  ans  qu'elle  vit  avec  lui,  l'aimant  et  le  choyant  comme  si  elle  était  sa  fille, 
tandis  que  je  vais  et  viens  jour  et  nuit  pour  mon  métier.  Mais ,  comme  je  vous  ai  dit  , 
on  a  retranché  à  mon  père  sa  pension:  ses  économies  se  sont  épuisées,  et  nous  nous 
sommes  vus  tous  les  trois  sans  autre  ressource  que  mes  deux  mains  et  les  pinceaux  de 
Marguerite. 

»  On  a  bien ,  de  temps  à  autre ,  proposé  au  vieux  soldat  des  places  de  concierge  dans 
de  bonnes  maisons  ;  mais  il  nous  a  toujours  dit  :  «  Vous  avez  du  courage ,  mes  enfans  . 
o  et  nous  ne  sommes  pas  encore  sans  pain?...  Eh  bien  !  restonslibres  et  travaillons  !  » 

»  C'est  ce  que  nous  avons  fait  jour  et  nuit.  Je  suis  allé  à  Lyon,  en  18.  .,  croyant  y  ga- 
gner davantage  ;  ça  m'a  réussi  pendant  quelque  temps  ;  mais  les  émeutes  sont  surve- 
nues ;  les  folies  des  coupables  sont  retombées  sur  les  innocens.  Mon  chef  d'atelier, 
ruiné  par  la  révolte  et  pillé  par  les  rebelles,  n'a  pu  me  payer  le  salaire  de  trois  mois 
qu'il  me  devait,  je  me  suis  vu  sur  le  pavé  comme  tant  de  confrères  ,  et  j'ai  couru  la 
France  peudant  plusieurs  années. 

«C'est  alors  que  j'ai  reçu  une  lettre  de  Marguerite.  Elle  m'annonçait  la  maladie  de 
mon  père,  et  me  priait  de  revenir  promptement,  ne  pouvant  plus  suffire  seule  aux  soins 
et  aux  dépenses  de  la  maison. 

»  Je  recueillis  le  peu  d'argent  qui  me  restait  ;  et ,  mon  sac  sur  les  épaules,  mon  bâton 
à  la  main  ,  je  partis  à  pied  pour  Paris,  où  j'arrivai  après  avoir  marché  douze  jours  et 
douze  nuits,  sans  repos  ni  sommeil. 

»  Je  suis  fort;  mais  c'était  trop.  Je  tombai  en  défaillance  sur  le  lit  de  mon  père,  en 
l'embrassant ,  et  Marguerite  eut  deux  malades  à  soigner,  au  lieu  d'un. 

»  Il  y  a  dix  jours  de  cela...  Je  ne  suis  relevé  que  d'hier.  Je  n'ai  pas  encore  la  force  do 
travailler,  comme  vous  avez  pu  vous  en  assurer  tout  à  l'heure...  Et  pourtant!...  » 

A  ces  mots,  Daniel  s'arrêta  court  et  appuya  son  front  sur  sa  main  : 

—  Et  pourtant,  dit  Edouard,  vous  n'avez  jamais  eu  tant  besoin  du  fruit  de  votre 
travail...  —  Achevez,  mon  ami,  ne  me  cachez  rien! 

L'artisan  reprit  d'une  voix  sourde  : 

«  Ce  matin,  pendant  que  mon  père  dormait  et  que  Marguerite  était  dehors,  pendant 
que  tout  Paris  courait  en  fête  au  devant  de  l'empereur,  j'ai  visité  l'appartement  et  sondé 
l'abîme  de  notre  misère;  j'ai  ouvert  le  tiroir  du  secrétaire,  où  ma  cousine  met  notre  ar- 
gent :  rien!  j'ai  ouvert  la  petite  boite  où  elle  enferme  ses  économies  :  —  rien  encore! 
j'ai  ouvert  l'armoire  où  sont  ses  robes  :  —  toujours  rien!...  si  ce  n'est  des  reconnais- 
sances du  Mont-de-Piété! 

»  Elle  était  sortie  pour  aller  chercher  de  la  flanelle  et  du  vin  de  Malaga,  qu'on  avait 
absolument  ordonnés  à  son  oncle,  et  qu'il  demandait  sans  relâche  depuis  la  veille. 

»  En  sortant ,  elle  avait  emporté  quelque  chose  sous  son  bras...  Je  devinai  que  c'était 
sa  pelisse  ,  —  un  cadeau  que  je  lui  avais  fait  au  jour  de  l'an!  mais  le  prix  ne  suffisait  pas 
pour  acheter  ce  qu'il  fallait  à  mon  père...  la  malheureuse  est  resenue  les  main 
vides!...  » 

En  achevant  ce  récit ,  la  voix  de  Daniel  s'était  altérée  ;  ses  yeux  ,  baissés  vers  la  terre  - 
annonçaient  une  lutte  sourde  entre  la  honte  et  la  douleur: 

—  Voilà  notre  histoire,  monsieur,  reprit-il;  il  n'y  a  rien  de  bien  nouveau  dans  tout 
cela,  et  c'est  ce  que  vous  pourriez  apprendre  dans  mille  familles,  parle  temps  qui  court; 
rependant,  vous  voyez  que  nous  sommes  un  peu  plus  maltraités  que  de  raison  par  la 
fatalité,  et  si  vous  connaissiez  quelque  atelier  où  l'on  voulût  accepter  mon  travail,  tout 
faible  qu'il  sera ,  jusqu'au  retour  de  mes  forces... 

— Oui,  mon  ami,  interrompit  Edouard  de  Méran,  s'empressant  de  saisir  l'occasion  d'' 
concilier  l'honneur  de  l'artisan  avec  l'aumône  qu'il  voulait  lui  faire. —  Je  connais. 


LA   SYLPHIDE.  IIJ7 

ajouta-t-il,  en  continuant  son  noble  mensonge,  un  imprimeur  qui  sera  trop  heureux 
de  vous  donner  de  l'ouvrage  à  ma  recommandation  j  et  je  puis  assez  compter  sur  lui 
pour  en  avancer  le  prix  en  son  nom,  en  attendant  que  vous  soyez  tout-à-fait  rétabli,  car 
il  ne  voudrait  pas  plus  que  moi  abuser  de  votre  courage  dans  l'état  où  vous  êtes.  Com- 
bien gagnez-vous  par  jour,  au  plus? 

—  Quatre  ou  cinq  francs,  quand  les  temps  sont  bons. 

—  Eh  bien  !  voici  un  mois  d'avance. 
Et  il  mit  sept  napoléons  sur  la  cheminée. 

—  Tant  de  bonté!  monsieur...  s'écria  l'artisan  confus,  mais  prêt  à  refuser  Gère- 
ment. 

—  Entre  jeunes  gens  il  n'y  a  point  de  bonté,  mon  ami,  interrompit  Edouard.  Mon 
père  a  été  soldat  comme  le  vôtre;  ils  ont  fait  ensemble  les  guerres  de  remplie;  permet- 
tez-moi donc,  pour  tout  remerciment,  de  venir  souvent  savoir  de  vos  nouvelles  et  il. 
celles  de  votre  famille. 

Les  larmes  de  Daniel  furent  toute  sa  réponse,  et  il  n'osa  plus  refuser  en  songeant  à  son 
père... 
Edouard  reprit  : 

—  Vous  m'avez  dit  que  Mlle  Marguerite  peint  les  Heurs;  envoyez-la  demain  chez  ma 
mère,  Mmede  Méran,  rue  de  Grenelle,  n°oi  ;  on  lui  procurera  des  travaux  qu'elle  pourra 
faire  ici ,  tout  en  soignant  son  oncle. 

—  Vous  êtes  le  (ils  du  général  de  Méran?  s'écria  Daniel  avec  admiration.  — Ah  !  mon 
sieur,  mon  père  est  entré  avec  le  vôtre  à  Vienne ,  et  il  a  bien  raison  de  dire  qu'il  faut  tou- 
jours compter  sur  la  Providence,  car  c'est  elle  qui  vous  a  envoyé  vers  nous  un  jour 
comme  aujourd'hui!... 

—  Oui ,  c'est  elle.  Au  revoir,  dit  Edouard,  en  s'échappant  tout-à-coup. 

—  Au  revoir!  mais  je  serai  bientôt  en  état  de  m 'acquitter,  s'écria  Daniel  avec  Uc  plus 
énergique  reconnaissance. 

V.   RÉVOLUTION. 

Le  récit  qu'Edouard  venait  d'entendre  aurait ,  certes ,  suffi  pour  exciter  en  lui  la  plus 
tendre  compassion  ;  mais  tout  ce  que  Daniel  avait  raconté  lui  avait  encore  livré  le  secret 
de  l'héroïque  humiliation  de  Marguerite,  et  sa  pitié  devenait  de  l'admiration.  Maintenant 
qu'il  connaissait  les  fatales  et  douloureuses  circonstances  qui  avaient  amené  cette  jeune 
tille  à  tendre  la  main  à  un  passant,  il  lui  faisait,  dans  son  imagination,  un  véritable  trône 
de  cette  borne  où  il  l'avait  recueilliemourante.il  ne  pouvait  songer,  sans  s'attendrir 
jusqu'aux  larmes,  à  tous  ces  mystères  de  honte  sublime  et  de  filiale  abnégation  qui  n'a- 
vaient fait  que  l'étonner  d'abord ,  et  qu'il  s'expliquait  si  bien  actuellement ,  à  cette  hési- 
tation déchirante  de  la  pauvre  enfant,  à  cet  affreux  combat  de  la  détresse  et  de  la  pu- 
deur, de  la  misère  et  de  la  reconnaissance,  à  l'étrangeté  de  ces  habits,  qui  couvraient  un 
secret  si  touchant,  si  admirable!  Il  remerciait  le  Ciel  d'avoir  placé  sursa  route  tant  de 
vertus  à  contempler  et  une  si  bonne  action  à  faire;  il  était  heureux  de  pouvoir  sanctifier 
ainsi  un  anniversaire  et  un  jour  également  sacrés,  et  il  offrait  son  œuvre  charitable  à  la 
double  mémoire  de  son  père  et  de  l'empereur! 

Puis  le  souvenir  de  M110  de  Sancerre  lui  revenant  au  milieu  de  ces  pensées ,  il  ni 
pouvait  s'empêcher  de  la  comparer  à  Marguerite,  et  il  y  avait  dans  son  ame  une  voix 
secrète  et  irrésistible  qui  lui  répétait  sans  cesse  : 

«  Clotilde  n'a  pas  su  se  rappeler,  un  jour  de  bal ,  que  c'était  l'anniversaire  de  la  mort 
de  ton  père  et  de  son  bienfaiteur,  et  Marguerite  a  tout  oublié...  tout...  pour  soulager  le 
père  de  Daniel!  Laquelle  des  deux  a  le  plus  de  reconnaissance  et  le  plus  de  délicatesse 
au  cœur?  » 

En  se  parlant  ainsi,  Edouard  était  arrivé  chez  lui.  Il  alla  tout  droit  à  la  chambre  de 
sa  mère,  qu'il  trouva  seule,  et  il  lui  raconta  ses  deux  aventures.  Elle  le  plaignit  secrë- 


108  LA    M  Ll'IllLIL. 

tement  de  la  première  et  l'embrassa  avec  effusion  pour  le  féliciter  de  la  seconde;  puis 
Edouard  abandonna  la  veuve  du  général  de  Méran  aux  pieuses  et  saintes  rêveries  de 
sa  douleur. 

Quant  à  lui,  rentré  dans  sa  chambre,  et  récapitulation  faite  de  sa  journée,  il  s'aperçut 
qu'il  s'était  trompé  complètement  en  croyant  aimer  M1,c  Clotilde  de  Sancerre. 

Cela  posé  et  reconnu,  il  s'endormit  en  songeant  à  son  père,  au  vieux  grenadier,  son 
compagnon  d'armes,  aux  funérailles  de  leur  commun  empereur,  et  à  la  pauvre  jeune  tille 
qui  devait  venir  le  lendemain  chez  sa  mère. 

Marguerite  vint  en  effet  le  lendemain  chez  Mmc  de  Méran.  Elle  y  fut  reçue  avec  uni- 
bonté  maternelle,  entourée  des  soins  les  plus  délicats  et  trouvée  supérieure  encore  à 
l'éloge  qu'en  avait  fait  Edouard.  Lui-même  prit  d'elleune  plus  haute  opinion  que  la  veille, 
et  découvrit,  dans  sa  conversation  et  ses  manières,  toutes  les  qualités  auxquelles  Daniel 
avait  fait  allusion  dans  ses  confidences. 

jjme  ,je  Jléran  sut  mettre  dans  sa  générosité  envers  la  pauvre  artiste  autant  d'égards 
et  de  touchante  habileté  que  son  fils  en  avait  mis  dans  la  sienneenvers  l'artisan.  En  peu 
de  jours,  les  choses  nécessaires  aux  malades  furent  réunies  autour  d'eux  ;  le  Mont-de- 
Piété  restitua  ses  tristes  gages,  et  l'aisance  revint  dans  la  mansarde  de  la  rue  de  Varennes. 

La  mère  et  le  fils  allaient  alternativement  rendre  visite  à  leurs  nouveaux  protégés. 
Seulement,  les  motifs  qui  les  dirigeaient  devenaient  de  jour  en  jour  plus  différons: 
Mm,!  de  Méran  prodiguait  surtout  ses  soins  au  vieillard,  et  Edouard  s'inquiétait  davan- 
tage de  la  jeune  fille.  Plusieurs  fois  même,  il  avait  essayé  de  l'entretenir  seule  ;  mais  soit 
hasard,  soit  précaution  de  la  part  de  Marguerite,  il  ne  pouvait  en  venir  à  bout,  et  le  vé- 
téran était  toujours  en  tiers  dans  leurs  moindres  conversations.  Vingt  lois  déjà  celui-ci 
avait  raconte  à  Edouard  toutes  ses  campagnes  sous  le  général  de  Méran 

Cependant  les  semaines  s'écoulaient,  les  visites  se  multipliaient.  Daniel,  rétabli,  tra- 
vaillait avantageusement  ;  les  explications  se  remettaient  au  lendemain  ,  et  la  position 
d'Edouard  de  Méran,  vis-à-vis  de  la  pauvre  fille,  devenait  de  plus  en  plus  mystérieuse  et 
embarrassée. 

Le  père  de  Daniel,  doué  de  ce  regard  sûr  et  pénétrant  particulier  aux  vieillards  e! 
surtout  aux  vieux  soldats,  s'aperçut  le  premier  de  la  tournure  singulière  que  prenaient 
les  choses,  et  il  résolut  d'en  découvrir  le  motif. 

Il  connaissait  l'union  projetée  entre  Edouard  et  M"c  de  Sancerre.  Cela  lui  servit  de 
[joint  de  départpour  arrivera  son  but. 

Un  jour  qu'il  était  assis  dans  son  grand  fauteuil,  sous  son  portrait  de  iSapoléon,  ayant 
Marguerite  à  sa  droite  et  Edouard  devant  lui,  il  interrompit  brusquement  la  conversation 
pour  dire  à  ce  dernier  : 

—  Eh  bien  !  monsieur  de  Méran,  à  quand  votre  mariage  ? 

Le  jeune  homme  qui  était  loin  de  croire  le  vieillard-si  instruit  de  ses  affaires,  encore 
plus  loin  de  songer  à  celle-ci,  tressaillit  de  surprise  sur  sa  chaise  et  jeta  vers  Marguerite 
un  regard  rapide  et  inquiet. 

La  jeune  fille  n'avait  pas  fait  le  moindre  mouvement  ;  mais  elle  était  devenue  extrême- 
ment pâle,  etbaissaitlesyeux,  en  attendant  la  réponse  d'Edouard. 

C'est  un  projet  remis  indéfiniment ,  dit  celui-ci ,  en  appuyant  sur  le  dernier  mol. 

Marguerite  respira ,  et  le  vétéran ,  fronçant  le  sourcil  d'un  air  chagrin ,  passa  un  doigi 
mr  -a  moustache  blanche. 

Cependant,  reprit-il,  madame  votre  mère  m'avait  parlé  de  cette  union  commi- 

d'un  événement  très  prochain. 

ya  mère ,  reprit  Edouard ,  me  chérit  trop  pour  consulter,  en  fait  de  mariage ,  autre 

chose  que  mes  inclinations... 

Est-ce  que  vous  n'aimez  pas,  monsieur,  la  personne  qu'on  vous  destine  pour 

femme? 


I.  \   s}  LPBIDE. 


Edouard  n'osa  pas  répondre,  cl  parut  désirer  changer  la  conversation. 

—  Excusez-moi ,  monsieur,  dit  le  soldat  avec  beaucoup  de  douceur,  si  j'ai  eu  l'indis- 
crétion de  me  mêler  de  vos  affaires...  c'est  que  j'étais  curieux  de  savoir  si  l'on  ferait  la 
noce  chez  Mm<;  de  Méran  en  même  temps  que  chez  nous... 

—  Chez  vous!  s'écria  Edouard.  ™ 

—  Oui,  poursuivit  tranquillement  le  vieillard,  sans  perdre  de  vue  un  seul  mouvement 
du  jeune  homme;  c'est  le  dernier  secret  de  famille  qu'il  nous  reste  à  vous  apprendre. 
Marguerite  et  Daniel  ont  été  fiancés  par  ma  sœur  au  lit  de  mort  ;  et ,  puisque  voilà  notre 
petit  ménage  un  peu  remonté  grâce  à  vos  bontés  et  à  vos  soins,  j'espère  remplir  bientôt 
ce  vœu  suprême  en  mariant  mes  deux  enfans.  Qu'en  dis-tu,  Marguerite? 

l.a  jeune  fille  n'eut  que  la  force  de  répondre  : 

—  Vous  savez,  mon  oncle,  que  vos  volontés  sont  les  miennes. 

Elle  sortit,  feignant  de  le  faire  par  discrétion  ;  mais  c'était  réellement  pour  cacher  la 
douleur  qu'elle  ne  pouvait  plus  contenir.  Au  moment  où  elle  passait  dans  la  pièce  voi- 
sine ,  Edouard  entendit  un  sanglot  étouffé. 

—  Elle  pleure!  s'écria-t-ii  dans  un  transport  qui  exprimait  autant  de  joie  que  de 
compassion. 

Et  il  fit  un  mouvement  pour  la  suivre;  mais  le  vieux  soldat,  lui  saisissant  le  bras  avec 
force,  le  retint  debout  auprès  de  lui  : 

—  Arrêtez,  jeune  homme,  dit-il  avec  autorité;  en  voilà  plus  que  je  n'en  voulais  savoir. 
Edouard  regarda  le  vétéran,  et  trouva  dans  ses  yeux  une  expression  si  sévère  et  si 

majestueuse ,  qu'il  se  laissa  tomber  sur  sa  chaise  comme  un  accusé  devant  son  juge. 

—  Monsieur,  dit  l'oncle  de  Marguerite,  vous  aimez  ma  nièce,  et  vous  pourriez  vous  en 
faire  aimer  ;  vous  ne  devez  plus  la  revoir  ! 

Edouard  demeura  une  minute  pétrifié  sous  le  regard  du  vieux  soldat. 
Enfin ,  relevant  la  tète  et  se  tournant  du  côté  où  avait  disparu  la  jeune  fille  : 

—  Je  ne  dois  plus  la  revoir  !  répéta-t-il  d'une  voix  altérée...  eh  !  pourquoi  donc? 

—  Parce  que  vous  ne  pouvez  pas  l'épouser,  répondit  le  vieillard. 

5  —  Je  ne  puis  pas  épouser  la  fille  adoptive  du  frère  d'armes  de  mon  père!  s'écria  le 
jeune  homme. 

Le  soldat  hocha  la  tète  et  reprit  froidement  : 

—  Vous  êtes  riche,  et  elle  est  pauvre;  vous  appartenez  au  monde,  et  elle  appartient 
au  peuple.  Il  y  a  un  abîme  entre  vous  deux.  La  société  est  faite  ainsi,  et  la  société  n'a 
jamais  tort;  il  faut  être  de  son  temps,  monsieur,  et  ne  pas  prendre  la  morale  dans  les 
rêves  des  romanciers.  Laissez-moi  donc,  jeune  homme,  vous  épargner  une  folie...  ou 
une  faute. 

—  Une  faute  !...  s'écria  Edouard  ;  ah  !  connaissez  mieux  votre  nièce  et  moi-même. 

—  Ma  nièce  est  un  ange  ,  et  vous  avez  le  cœur  le  plus  noble  et  le  plus  généreux  que 
j'aie  rencontré  dans  ma  vie,  le  cœur  de  votre  père,  enfin;  mais  il  y  a  des  anges  qui  sont 
tombés  du  ciel ,  et  d'excellens  cœurs  peuvent  s'égarer  ou  se  tromper  sur  cette  terre. 
Croyez-moi,  monsieur  de  Méran ,  je  n'ai  point  lu  autant  de  livres  que  vous;  mais  voilà 
soixante  ans  que  je  lis  dans  l'esprit  des  hommes,  et  je  veux  vous  enseigner  votre  devoir 
comme  je  connais  le  mien.  C'est  demain  que  la  famille  de  votre  fiancée  se  réunit  chez 
Mmcde  Méran  pour  arrêter  les  conditions  de  votre  mariage.  Epousez  la  femme  qui  vous 
convient,  et  oubliez  Marguerite. 

—  Quitter  Marguerite  pour  Clotilde  !  dit  Edouard,  en  sortant  de  la  rêverie  profonde 
où  il  était  plongé. 

Et  il  raconta  en  détail  toute  l'histoire  de  Mlle  de  Sancerre. 

—  Monsieur  Leroy ,  reprit-il  ensuite  d'un  ton  solennel,  en  saisissant  la  main  du 
vieillard;  vous  avez  lu  dans  mon  ame  :  en  effet,  j'aime  votre  nièce.  Seulement  je 

l'aime  plus  et  mieux  que  vous  ne  croyez Je  ne  puis  vous  dire  que  cela  aujourd'hui  ; 

vous  verrez  demain  comment  j'entends  mon  devoir. 


170  LA   SYLPHIDE. 

Il  sortit;  mais  ayant  aperça  Marguerite  dans  le  petit  salon,  il  courut  à  elle,  lui  saisit 
les  deux  mains  qu'il  couvrit  de  baisers  et  de  larmes,  et  lui  dit  d'une  voix  étouffée: 

—  Je  vous  aime,  Marguerite ;et  si  vous  m'aimez,  je  n'aurai  jamais  d'autre  femme  que 
vous  ! 

Ayant  parlé  ainsi,  il  descendit  précipitamment  l'escalier,  et  se  mit  à  courir  comme 
un  insensé  dans  la  rue. 

Il  y  avait  plus  d'un  mois  qu'Edouard  de  Méran  nourrissait  dans  son  ame  sa  nouvelle 
passion  ,  sans  la  laisser  paraître  au  dehors ,  et  sans  trop  se  l'avouer  à  lui-même ,  effrayé 
qu'il  était  des  mille  empèchemens  qu'elle  devait  rencontrer. 

Les  paroles  du  vétéran  et  les  larmes  significatives  de  Marguerite ,  en  tombant  sur  son 
cœur,  avaient  .amené  l'explosion  que  nous  venons  de  voir  ;  et ,  ne  trouvant  plus  son 
amour  déraisonnable  ,  du  moment  qu'il  le  croyait  partagé,  le  jeune  homme  courait  chez 
sa  mère  pour  rompre  les  derniers  liens  qui  l'unissaient  à  Clotilde ,  et  renverser  tous  les 
obstacles  que  lui  opposeraient  le  monde  et  sa  famille. 

Puisque  Marguerite  est  supérieure  à  sa  condition ,  pourquoi  ne  le  serais-je  pas  aux 

préjugés  de  la  mienne?  Pourquoi  aurais -je  moins  de  courage  qu'elle  n'a  de  mérite, 
enfin? 

C'est  ainsi  qu'il  se  montait  la  tète,  et  qu'il  immolait  à  son  amour  toutes  les  idées  et 
tous  les  principes  que  l'éducation  et  la  société  avaient  déposés  en  lui. 

C'est  que  cet  amour  était  aussi  réel  et  aussi  profond  qu'il  était  fatal  et  impossible. 
Fondé  sur  l'estime  ,  ou  plutôt  sur  l'admiration  des  qualités  vraiment  supérieures  de  la 
pauvre  artiste ,  il  joignait ,  à  la  force  d'une  affection  raisonnée ,  tout  l'enthousiasme  que 
peut  inspirer  la  perfection  matérielle  relevée  par  l'idéale  beauté  du  cœur. 

Edouard  en  avait  été  frappé  ,  dès  le  premier  jour,  en  regardant  Marguerite  :  jamais 
ame  plus  angélique  ne  s'était  réfléchie  sur  un  visage  plus  pur.  Toute  la  douceur  du 
caractère  de  la  jeune  fille  se  lisait  dans  le  regard  caressant  de  ses  grands  yeux  bleus , 
et  dans  les  souples  et  soyeuses  boucles  de  ses  cheveux  blonds.  Son  front,  ouvert  et 
développé,  dénotait  à  la  fois  la  candeur  et  l'innocence,  le  sentiment  de  l'honneur  et 
l'intelligence  élevée.  Ses  joues  avaient  la  fraîcheur  veloutée  du  fruit  dont  un  air  pur 
a  seul  effleuré  le  duvet,  et  ses  lèvres,  quand  elles  souriaient,  exprimaient  en  même 
temps  les  plus  exquises  délicatesses  de  l'esprit  et  les  plus  délicieuses  tendresses  du 
cœur. 

Tous  ces  charmes  que  la  jeune  fille  laissait  d'autant  mieux  voir  qu'elle  les  soupçon- 
nait moins ,  Edouard  les  avait  contemplés  et  analysés  ,  presque  tous  les  jours,  pendant 
plus  d'un  mois.  Jugez  s'il  avait  oublié,  dans  ces  adorations  quotidiennes,  et  la  man- 
sarde et  le  vieux  soldat ,  et  l'artiste  et  l'ouvrier  typographe  !  Il  s'était  si  bien  habitué  à 
faire  de  Marguerite  un  être  à  part  dans  sa  sphère,  qu'il  était  allé  jusqu'à  la  mettre  au 
dessus  des  personnes  les  plus  haut  placées  dans  ses  relations.  Autant  Edouard  avait 
redouté  de  rendre  compte  de  ses  sentimens  pendant  qu'il  comprimait  son  amour  en 
lui-même,  autant  ils  étaient  arrêtés  depuis  que  son  explication  avec  l'oncle  de  Mar- 
guerite les  avait  mis  en  jeu.  C'est  que  l'homme  vraiment  courageux  attend  ,  pour 
déployer  son  énergie  ,  que  la  lutte  soit  ouverte  et  le  péril  déclaré.  Tel  était  le  cas  où  se 
trouvait  alors  Edouard  de  Méran. 

Mais  combien  la  lutte  qu'il  osait  entreprendre  était  difficile  et  terrible  !  il  s'agissait  de 
vaincre  à  lui  seul  tout  le  monde,  sans  autre  arme  que  l'amour,  ce  sentiment  que  la 
société  traite  de  folie ,  et  que  chacun  n'admet  et  n'excuse  que  pour  soi-même. 
Nous  allons  voir  si  un  tel  combat  n'était  pas  au  dessus  des  forces  d'Edouard. 

PITRE-CHEVALIER. 

(  f.u  suite  a  la  prochaine  livraison.  ) 


LA    SYLPIIIUK. 


CHROMlllt  DL  BBAND  M0\DE. 

Mm*  la  comtesse  Merlin.  —  M.  de  Lamartine.  —  Le  dernier  liai  de  l'Hûtcl-de-Ville.  — 
M.  Barthélémy.  —  L'ambassade  de  Sardaigne.  —  Le  duc  et  la  duchesse  de  Gualliero. —  La 
maréchale  Lobau.  —  La  duchesse  d'Albuféra.  —  L'association  de  Charité  des  premier  et 
deuxième  arrondissemens. 

esdrbdi  ,  -2ii  février  dernier,  la  comtesse  Merlin  a 
donné  son  premier  concert;  parmi  les  artistes,  La- 
blache ,  Tambarini ,  Mm"  I.aty;  parmi  les  amateurs,  la 
comtesse  de  Sparre  ,  l;i  fille  de  M""  Merlin  et  M""  Hér- 
on I  rivalisé  de  lalenl  el  de  prodiges.  La  réunion 
était  d'ailleurs  des  plus  nombreuses  et  des  plus  bril- 
lantes. —  Le  lendemain,  samedi ,  M.  de  Lamartine, le 
grand  poète  et  le  grand  orateur,  ouvrait  ses  salons  de 
la  rue  de  l'Université,  au\  ministres,  aux  députés,  aux 
diplomates,  aux  académiciens  et  aux  Femmes  les  plus 
élégantes  et  les  plus  renommées  de  notre  grand  monde. 
Oh  a  fait  de  la  musique  :  Duprez,  notre  inimitable  chan- 
teur, a  dit  avec  toute  sa  verve  le  beau  duo  de  Guillaume 
Tell;  après  lui,  M.  et  Mn"  Ândriani  et  quelques  autres  amateurs  ont  encore  trouvé 
moyen  de  se  faire  applaudir.  La  réunion  était  d'ailleurs  on  ne  peut  mieux  choisie ,  ou  y 
remarquait  la  duchesse  de  Maillé,  la  comtesse  de  Goyon ,  Mm<ï  de  Flavigny,  la  marquise 
deChàtenais,  Mme  de  Richecourt,  la  comtesse  de  f.araman,  la  comtesse  deSaint-Aulaire, 
Hme  Emile  de  Girardin  et  la  marquise  de  Lagrange. —  Le  même  soir,  M.  de  Rambuleau 
donnait  son  dernier  bal  dans  les  magnifiques  galeries  de  l'IIùlel-de-Ville  ;  je  n'essaierai 
pas  de  décrire  les  splendeurs  de  ce  bal ,  que  l'on  a  quitté  en  maudissant  le  carême  qui , 
jusqu'à  l'hiver  prochain  ,  sèvre  des  fêtes  de  la  préfecture ,  la  noblesse ,  la  finance  et  la 
haute  bourgeoisie  de  Paris. 

Vers  minuit  cependant,  les  salons  de  M.  de  Lamartine  et  les  galeries  de  l'Hùlel-de- 
Ville  se  sont  un  peu  dépeuplés  au  profit  d'une  soirée  charmante  qui  mettait  en  émoi 
toute  la  rue  Neuve-Saint-Georges.  Ce  n'était  pourtant  pas  M.  Thiers  qui  recevait  ce 
soir-là;  c'était  M.  Barthélémy,  un  autre  grand  poète  qui  a  été  un  grand  politique  aussi 
long-temps  qu'il  lui  a  plu  de  l'être,  et  qui  donnait  pendant  cette  même  nuit  un  concert 
et  un  bal.  Les  salons  de  M.  Barthélémy  étaient  pleins  du  monde  le  plus  bigarré  qui  se 
puisse  voir:  il  y  avait  des  écrivains,  des  députés,  des  chanteurs,  des  médecins,  des  no- 
bles ,  des  danseurs;  le  faubourg  Saint-Germain,  le  Palais-Bourbon  et  l'Opéra  étaient 
également  bien  représentés  chez  M.  Barthélémy  :  ici  c'était  le  comte  de  Castellaue,  la 
famille  de  Choisy,  la  baronne  de  Godiuot,  M.  et  M""  de  Chaumont,  la  baronne  Guebardt, 
la  baronne  Sophie  Conrad,  M™  de  Valière  ruisselante  de  diamans,  M.  Dantan  le  notaire 
du  roi,  M.  Renard  de  la  Chambre  des  députés  ;  ailleurs  on  remarquait  M.  et  M-""  Charles 
Reybaud,  MM.  Berlioz  ,  Duprez,  Levasseur ,  Delsarte;  parmi  les  artistes,  miss  Clara 
l.oveday ,  Ponchard  qui  a  admirablement  chanté  Piquillo  de  Monpou  et  une  romance 
de  M118  Loïsa  Puget,  Derivis  qui  a  fort  bien  dit  le  Compositeur  italien  de  Clapisson , 
M11''  Élian  Barthélémy  de  l'Opéra,  la  fille  du  poète,  charmante  jeune  personne  et  char- 
mante artiste,  qui  a  vocalisé  à  ravir  une  romance  nouvelle  de  M.  Lefébure-Wély; 
M11»  Avenel  de  la  Comédie-Française  ,  M11"  Beltz  et  Bertchold,  M»"  Mille  et  d'autres 
femmes  encore,  d'une  grâce  et  d'une  élégance  rares.  M.  et  M»*  Barthélémy  et  M11'  Elian 
ont  fait  les  honneurs  de  leur  maison  avec  une  amabilité  sans  égale ,  et  cette  soirée  qui 
avait  commencé  à  neuf  heures  et  qui  s'est  successivement  métamorphosée  en  concert 
en  bal  et  en  déjeuner,  a  duré  jusqu'à  huit  heures  du  matin. 
Dimanche  il  y  a  eu  raout  à  l'ambassade  de  Sardaigne. 


]T2  M    SVLI'UIDE. 

Lundi,  le  duc  et  la  duchesse  de  Gualliero  ont  donné  une  des  plus  remarquables  soirées 
de  la  saison,  dans  l'ancien  hôtel  du  duc  de  Dalberg,  de  ce  diplomate  qui  nous  représenta 
avec  tant  d'honneur  au  congrès  de  Vienne,  et  qui  fut  l'ami  de  Talleyrand.  Mme  la  du- 
chesse de  Gualliero  est  la  fille  de  l'ambassadeur  de  Sardaigne  ,  c'est  assez  dire  qu'elle 
justifie  de  tous  points  le  nom  de  sa  famille,  dans  laquelle  l'amabilité  et  la  courtoisie  sont 
héréditaires.  Il  y  avait  chez  le  duc  et  la  duchesse  de  Gualliero  la  fleur  de  la  société  pari- 
sienne :  les  duchesses  de  Plaisance  et  de  Dino,  la  duchesse  d'Istries  et  la  comtesse  de 
la  Féronnays  que  l'on  trouve  si  rarement  dans  le  monde  aujourd'hui  ;  et  au  milieu  de 
ce  luxe  et  de  ces  toilettes  éblouissantes,  blanches,  roses,  bleues,  on  se  plaisait  à  admirer 
la  jeune  et  belle  marquise  de  Salvo  et  lady  Henriette  d'Orsay,  toutes  deux  noble- 
ment vêtues  de  noir.  Le  duc  de  Gualliero,  en  sa  qualité  de  grand  seigneur  génois, 
est  grand  amateur  de  musique  ;  Mn,f  Gras-Dorus  et  M">e  Laty  ont  obtenu  un  brillant 
succès  dans  ses  salons.  —  Les  mardis  de  la  maréchale  Lobau  sont  fort  suivis. —  Mer- 
credi, la  duchesse  d'Albuféra  recevait  toute  la  haute  société  qui  fréquente  les  hôtels  di- 
plomatiques ;  il  y  a  eu  chez  elle  un  concert  dont  je  ne  ferai  pas  l'éloge  ;  je  me  bornerai  à 
dire  que  Rubini,  Tamburini  et  Lablache  y  chantaient. 

Et  maintenant,  pour  finir,  quelques  mots  de  V  Association  de  Charité  des  deuxième 
et  troisième  arrondissemens,  à  laquelle  M.  Victor  Lemaire,  qu'on  n'a  jamais  vu  en  re- 
tard pour  les  œuvres  de  philanthropie  et  les  bonnes  actions,  a  prêté  desplendides  sa- 
lons dans  la  Cité  des  Italiens  pour  y  établir  ses  comptoirs  de  vente  qui  sont  visités  du 
matin  au  soir,  et  qui  profitent  infiniment  aux  malheureux.  Voici  les  noms  des  dames  qui 
composent  le  comité  de  l'Association  : 

MmM  les  comtesses  de  Léotaud  ,  René  de  Rouillé  ,  E.  de  Laubespin  ,  vicomtesses  de 
Grouchy ,  de  Villestreux ,  baronnes  Milius ,  Patry ,  Pelet ,  Mmcs  Archdeacon  ,  Elliot  de 
Santheuvel ,  Hagerman  ,  Hérault,  Holterman  ,  Lavit,  de  Mareste,de  Sahune,  Schérer, 
Voidel ,  M11"  Aline  Filleau ,  Martin  d'André ,  Temminck ,  Vincens-Saint-Laurent. 

On  cite  déjà  quelques  mots  heureux,  quelques  réparties  spirituelles,  dus  aux  dames 
de  l'Association.  Le  comte  de  V****  achetait  dernièrement  à  l'une  d'elles  un  objet  de  ta- 
pisserie :  —  Combien?  demande  le  noble  comte.  —  Trente-cinq  francs.  —  Et  le  comte 
de  déposer  dans  la  blanche  main  de  la  marchande  un  double  louis. 

—  Merci ,  dit  alors  la  grande  dame  avec  un  doux  sourire  ;  trente-cinq  francs  pour 
la  tapisserie  et....  cinq  francs  pour  la  révérence.  Comte  alfred  de  r****. 


Les  débuts  de  Mmc  Carlotta  Grisi  font  une  révolution  véritable  dans  la  monarchie 
chorégraphique  de  l'Opéra.  Le  succès  qu'obtient  cette  jeune ,  gracieuse  et  aérienne  dan- 
seuse dans  le  pas  qu'elle  danse  au  deuxième  acte  de  la  Favorite  avec  Lucien  Petipa, 
tient  du  prodige.  Mnlc  Carlotta  Grisi ,  par  la  nature  de  son  talent ,  appartient  à  la  double 
école  de  Marie  ïaglioni  et  de  Fanny  Elssler.  —  Alizard  abordait  le  même  soir,  mer- 
credi dernier,  le  rôle  d'Alphonse ,  si  bien  chanté  avant  lui  par  Rarroilhet.  Alizard  a  fait, 
nous  devons  le  dire,  de  véritables  merveilles;  ce  rôle  lui  a  permis  de  déployer  tout  à 
son  aise  l'étendue,  la  souplesse,  et  quand  la  situation  le  demandait,  la  vigueur  de  sa 
belle  voix.  Les  bravos  de  la  salle  sont  souvent  venus  l'interrompre.  —  Une  femme  sans 
intelligence  et  sans  grâce,  du  nom  de  Lagier,  je  crois,  remplissait  le  rôle  d'Inès.  Nous 
ne  nous  expliquons  pas  pour  quel  motif  on  a  remplacé  de  la  sorte  Mllc  Elian  Rarthé- 
lomy.  —  La  Renaissance  a  donné  cette  semaine  la  première  représentation  d'un  vaude- 
ville en  trois  actes,  la  Fille  du  Tapissier.  On  y  applaudit  quelques  scènes  comiques. 
Les  auteurs  sont  MM.  de  Cormon  et  Saint-Arnaud.  *** 


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A    Uadaïui- 


ait-il  aujourd'hui ,  madame,  vous  parler  modes  ou  vous 
parler  plaisir?  en  vérité  je  ne  sais  ;  je  viens  d'en  goûter 
un  si  vil' au  concert  donné  par  la  Sylphide  en  entendant 
nos  meilleurs  artistes ,  qu'il  me  prend  grande  envie  de 
_  vous  dire  tout  ce  que  cette  solennité  a  eu  de  charmes 
Jj]       _».'  Pour  les  abonnés  qui  remplissaient  la  salle.  D'abord  miss 

Clara  Loveday  qui,  nous  le  savons,  a  comme  pianiste  une 
des  premières  réputations  de  Paris;  Un«  Beltz,  qui  mo- 
dule sur  la  harpe  avec  tant  de  grâce  et  de  talent  ;  puis 
un  duo  de  piano  composé  pour  ce  concert  et  qu'exécu- 
tait M"le  Villoiug,  belle  et  romantique  jeune  femme  aux 
longs  cheveux,  dont  il  est  inutile  de  vous  dire  le  mérite 
puisqu'elle  avait  été  choisie  pour  jouer  avec  M.  Henri 
Herz  ,  lequel  s'est  surpassé  ce  soir-là,  quoique  avec  cette  bonne  grâce  qui  lui  est  ha- 
bituelle il  ait  cherché  à  s'effacer,  pour  faire  briller,  dans  le  beau  morceau  de  sacom- 
position  ,  sa  jolie  compagne.  Que  vous  dire  de  Théodore  Hauman?  qu'une  ame  gémit 
dans  son  violon  et  qu'on  sent  toutes  les  fibres  de  son  cceur  émues  sous  son  archet  !  un 
pourrait  faire  un  conte  à  la  manière  d'Hoffmann  sur  ce  magique  talent.  La  flûte  enchan- 
tée de  M.  Dorus  semble  rappeler  toutes  les  merveilles  que  l'on  prête  à  cette  dernière. 
Voilà  pour  la  partie  instrumentale;  la  partie  vocale  était  en  tout  digne  d'elle.  C'était 
Mme  Gras-Dorus,  avec  cette  voix  admirable,  vive,  pure  ,  animée,  ne  criant  jamais,  ce 
vrai  gosier  de  rossignol,  que  la  Providence  a  uni  à  l'âme  de  la  meilleure  et  de  la  plus 
charmante  femme  qui  se  puisse  voir;  puis,  deux  fraîches  et  jolies  jeunes  filles,  M1'1  Eiisa 
Julian,  qui,  d'après  le  talent  qu'elle  a  déployé,  nous  parait  appelée  à  un  brillant  avenir, 
et  M11"  Elian  Barthélémy,  qui  ne  sera  pas  la  fleur  la  moins  célèbre  de  la  couronne 
poétique  de  son  père!  M.  Alizard  avait  choisi  un  air  de  VAlceste  de3  Lully  qui  a 
produit  un  effet  prodigieux;  cet  air,  qui  faisait  merveilleusement  ressortir  les  cordes 
basses  de  la  voix  du  chanteur,  a  été  applaudi  avec  frénésie  ;  si  le  vieux  nocher  du 
Styx  chante  comme  M.  Alizard,  c'est  à  qui  se  fera  ombre  pour  l'aller  entendre,  et 


n= 


LA   SYLPHIDE. 


pourtant  l'Opéra  laisse  partir  Alizard  et  M"c  Julian  ,  ces  deux  artistes  de  tant  de  talent 
et  d'espérances  !  Pour  intermède,  nous  avons  eu  le  jeune  pâtre  Henri  Mondeux,  phéno- 
mène en  mathématiques,  dont  M.  Jacoby  a  su  déjà  diriger  avec  talent  la  surprenante  in- 
telligence. Aucuns  problèmes  n'arrêtent  cet  enfant  ;  on  lui  pose  la  question  la  plus  com- 
pliquée, la  plus  embrouillée,  au  bout  de  (uelqueo  secondes,  il  la  résout  avec  une  pré- 
cision et  une  assurance  qui  tiennent  du  prodige;  cette  faculté  deviendra  sans  doute, 
grâce  aux  soins  de  l'habile  professeur,  un  grand  bien  pour  l'art  et  la  science. 

Un  peu  de  modes,  maintenant,  madame,  car  si  mes  oreilles  étaient  charmées,  mes 
yeux  aussi  se  reposaient  souvent  sur  de  belles  toilettes  que  j'étudiais  tout  en  pensant  à 
vous.  La  princesse  Gai avait  une  robe  en  gros  de  Naples  blanc,  corsage  plat  et  mon- 
tant, manches  longues,  plates,  avec  deux  petits  jockeys,  le  devant  de  la  robe  orné  d'une 
échelle  de  rouleaux  de  satin  blanc,  am^iée  de  chaque  côté  par  des  nœuds  de  rubans  de 
salin  ;  un  bonnet  de  blonde  orné  de  velours  cerise  que  traversaient  de  grosses  épingles  a 
tète  de  diamans.  Mmcde  la  Ho...  avait  une  lévite  en  mousseline  brodée  d'un  semis  de 
petits  pois,  toute  garnie  d'angleterre,  la  robe  de  dessous  en  gros  de  Naples  paille, 
une  écharpe  d'angleterre,  doublée  également  de  taffetas  paille  et  garnie  de  ve- 
lours, drapaient  ses  épaules;  ses  cheveux  en  bandeaux  et  son  chou  à  la  grecque 
étaient  ornés  de  rubans  de  brocard,  argent  et  vert.  Mme  de  ï avait  une  robe  en  ve- 
lours violet,  berthe  et  pagode  en  guipure  ;  sur  la  tète,  une  coiffure  résille  or  et  velours 
violet,  ornée  de  marabouts.  La  marquise  de  Vau....;  une  robe  en  étoffe  nouvelle  de 
printemps,  grise,  à  petites  lignes  roses,  forme  amazone,  avec  ornemens  de  boutons  de 
perles  blanches  ;  une  capote  crêpe  blanc,  d'une  fraîcheur  admirable,  délicieusement  or- 
née de  bandes  d'angleterre  et  d'oreilles  d'ours  en  velours  lilas,  le  feuillage  également  en 
velours.  J'ai  remarqué  bon  nombre  de  femmes  crépéesà  la  Louis  XIV  ;  il  n'y  manquait 
plus  que  la  poudre.  Cette  manière  d'arranger  les  cheveux  sied  parfaitement  aux  femmes 
de  haute  taille  qui  ont  le  visage  un  peu  fort.  Beaucoup  de  jeunes  filles,  avec  les  cheveux 
en  bandeaux,  ornés  de  grosses  rosettes  en  petites  cornettes;  les  bandeaux  vont  toujours 
merveilleusement  à  des  figures  de  quinze  ans  ;  mais  les  rosettes  !  !  Il  ne  faudrait  pas  por- 
ter l'humeur  jockeifs  club  jusqu'à  imiter  dans  leur  parure  les  coursiers  de  ces  messieurs. 
Quelques  femmes,  de  celles  qui  sont  toujours  des  premières  à  donner  la  mode,  avaient 
déjà  des  chapeaux  de  paille  ;  la  forme  m'a  paru  peu  différente  de  celle  des  chapeaux  de 
cet  hiver;  c'est  toujours  la  coupe  auglaise  ;  les  ornemens  de  ces  chapeaux  étaient  les 
Heurs,  les  plumes  et  les  marabouts:  pas  de  rubans. 

Au  surplus,  madame,  ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  faire  l'éloge  de  la  soirée  musicale  de 
la  Sylphide  ,  qui  avait  réuni  l'élite  de  la  société  parisienne  dans  la  belle  salle  de 
M.  Henri  Herz;  ce  concert  a  été  ce  qu'il  devait  être  avec  les  grands  et  nobles  artistes 
qui  avaient  bien  voulu  prêter  à  M.  de  Villemessant  l'appui  de  leur  brillante  renommée. 

Baronne  marie  de  l'épinay. 


Mllc  Clara  Loveday,  cette  brillante  pianiste  de  l'école  de  Listz  et  de  Thalberg,  don- 
nera samedi  prochain,  20  mars,  une  grande  soirée  musicale  dans  la  salle  de  M.  Henri 
Herz.  Mlle  Clara  Loveday  sera  secondée  par  des  illustrations  artistiques  de  tous  les 

genres. 

Le  jeune  Bernardin  et  M.  Palmire  Trinquart  donneront  également  chez  M.  11.  Herz  , 
dimanche  14  une  matinée  musicale  dans  laquelle  on  entendra,  entre  autres  artistes 
éminens  M.  Boger  et  Mlle  Elian  Barthélémy. — Le  grand  concert  par  abonnement  de 
MM.  Herz  et  Labarre,  qui  devait  avoir  lieu  jeudi  12,  est  remis,  par  indisposition,  au 
jeudi  25  de  ce  mois. 


LA  >ï  r.PHihf.. 


~1 


LES  DEUX  EXTREMES. 

ÏIUIISOE  El  DERMERE  PARTIE  . 

VI.    COMBAT. 

i;i;im  ;i  la  porte  ,lr  la  shambre  de  -à  mère,  Edouard 
sentit  un  instant  chanceler  toutes  ses  résolutions.  Com- 
battre le  monde  entier  ne  l'effrayait  pas;  mais  attaquer 
l'amour  maternel  lui  faisait  faillir  le  cœur.  Cependant, 
après  quelques  minutes  d'hésitation  ,  il  entre  en  invo- 
quant le  souvenir  de  Marguerite.  M""  de  Méran  donnait 
des  ordres  pour  recevoir,  le  lendemain  ,  la  famille  de 
M11'  de  Sancerre  ;  Edouard  se  reprocha  de  n'avoir  pas 
té  plus  tôt  un  projet  auquel  il  avait  renoncé  depuis  le  bal  de  la  com- 
de  Bruges  ;  mais,  hélas!  il  venait  de  lire  pour  la  première  fois  dans  son 

—  Je  travaillais  à  ton  bonheur,  dit  Mme  de  Méran  à  son  fils  ,  après  avoir  con- 
édié  ses  domestiques. 

—  Je  sais  que  vous  ne  songez  pas  à  autre  chose,  ma  mère. 
— •  Hélas  !  je  me  prépare  à  céder  mes  droits  à  une  autre  ;  mais  j'espère  que  tu 

n'y  perdras  rien  ,  et  queClotilde  ne  me  fera  pas  regretter... 

—  Clotilde  !  dit  Edouard ,  comme  s'il  n'avait  pas  compris. 

—  Mon  ami ,  reprit  doucement  Mme  de  Méran ,  il  faut  que  je  te  fasse  un  dernier  repro- 
che avant  d'abdiquer  mon  autorité.  Tu  es,  depuis  un  mois,  d'une  distraction  inconce- 
vable ,  et  tu  semblés  toujours  rêver  à  quelque  chose  de  mystérieux  pendant  qu'on  te 
parle.  M"e  de  Sancerre  eile-mème  l'a  remarqué...  Et,  tiens,  au  moment  où  je  t'en 
avertis  ,  tu  as  l'air  d'avoir  l'esprit  ailleurs. 

—  C'est  vrai  ;  pardon ,  ma  mère. 

—  Les  mères  pardonnent  toujours...  mais  il  faut  se  corriger  pour  les  autres. 

Ces  paroles  furent  prononcées  d'un  ton  si  doux,  et  suivies  d'un  sourire  si  tendre  , 
qu'Edouard  sentit  une  larme  tomber  sur  sa  joue. 

—  Ma  mère ,  dit-il ,  après  un  instant  de  silence,  il  est  donc  bien  décidé  que  cette 
réunion  aura  lieu  demain  ? 

—  Et  que  nous  y  fixerons  les  conditions  et  l'époque  de  ton  mariage  avec  Clotilde... 
Tu  sais  bien  que  cela  est  arrêté  entre  nous  depuis  long-temps.  Est-ce  que  tu  voudrais 
encore  remettre,  mon  fils? 

—  Remettre  !...  dit  Edouard  avec  hésitation.  A  quoi  bon?  ajouta-t-il  à  demi-voix. 

—  Qu'ai-je  entendu,  dit  la  mère?...  Explique-toi. 

Le  jeune  homme  prit  la  main  de  Mme  de  Méran  avec  une  tendresse  triste  et  solen- 
nelle. 

—  Ma  mère  ,  dit-il ,  vous  n'avez  pas ,  pour  m'unir  à  Mlle  de  Sancerre  ,  d'autre  motif 
que  le  désir  de  me  rendre  heureux? 

—  Tu  le  sais,  mon  fils! 

—  Ainsi ,  vous  n'hésiteriez  pas  à  renoncer  à  ce  mariage ,  s'il  ne  devait  plus  assurer 
mon  bonheur? 

—  Ciel!  est-il  possible?... 

—  Il  n'est  que  trop  vrai ,  ma  mère;  je  n'aime  plus  Clotilde,  ou  plutôt  je  ne  l'ai  ja- 
mais aimée. 


"  Voir  plus  haut  page  164. 


176  .  I.A    SYLPHIDE. 

Mmc  de  Méran  croisa  les  bras ,  et  se  laissa  tomber  sur  un  fauteuil ,  sans  pouvoir  arti- 
culer une  parole. 

—  Edouard!  s'écria-t-elle  enfin,  avet  plus  de  surprise  que  de  reproche;  tu  l'as  donc 
trompée?  lu  nous  as  donc  trompés  tous'? 

—  Je  me  suis  trompé  moi-même. 

—  Malheureux  enfant!  mais  tu  es  engagé...  mais  tu  ne  peux  rompre  ce  mariage  sans 
briser  tous  les  liens  qui  unissent  nos  deux  familles,  sans  compromettre  l'avenir  de  Clo- 
tilde  et  peut-être  son  bonheur. 

—  Ma  mère,  interrompit  Edouard  ,  désabusez-vous  sur  ce  point;  j'ai  lu  an  fond  du 
cœur  de  M"e  de  Sancerre;  elle  renonce  a  moi  aussi  facilement  que  je  renonce  à  elle.  Je 
suis  même  étonné  qu'elle  n'ait  pas  rompu  la  première  ;  c'est  dans  cette  attente  que  j'ai 
différé  l'aveu  que  je  vous  fais  aujourd'hui  ;  et  je  suis  obligé ,  pour  m'expliquer  son  con- 
sentement définitif  à  cette  union,  de  penser  qu'elle  ne  m'épouse  que  pour  jouir  de  la  li- 
berté que  procure  dans  le  monde  un  mariage  de  convenance.  Elle  est  fort  heureuse  d'a- 
voir tant  de  philosophie;  mais  j'avoue  que  j'en  ai  beaucoup  moins  ,  et  que  je  sens  la 
nécessité  d'aimer  la  femme  dont  je  deviendrai  le  mari ,  de  l'aimer  d'un  amour  unique  , 
profond  et  inaltérable. 

Le  feu  qu'Edouard  mit  dansées  derniers  mots  et  la  vivacité  des  gestes  qui  les  accom- 
pagnèrent furent  une  révélation  pour  Mmc  de  Méran. 

—  As-tu  donc  trouvé  celle  que  tu  dois  aimer  ainsi?  dit-elle  en  arrêtant  sur  le  jeune 
homme  un  regard  fixe  et  pénétrant. 

Edouard  sentit  ce  regard  entrer  jusque  dans  les  replis  les  plus  cachés  de  soname;  et, 
la  confiance  filiale  remplaçant  aussitôt  chez  lui  la  fierté  de  l'homme  dont  on  a  surpris  le 
secret,  il  se  jeta  dans  les  bras  de  sa  mère  et  s'écria,  en  laissant  couler  ses  larmes: 

—  Oui ,  je  l'ai  trouvée,  ma  mère!  je  l'ai  trouvée,  et  le  bonheur  ou  le  malheur  de  ma 
vie  sont  décidés  à  jamais. 

SI™0  de  Méran  fit  de  vains  efforts  pour  rester  digne  et  sévère  ;  elle  ne  fut  que  bonne  et 
tendre.  Elle  demanda  à  son  fils  l'aveu  de  son  amour  comme  une  confidence  plutôt  que 
comme  une  confession . 

Alors  Edouard,  dans  un  récit  entremêlé  de  longs  silences  et  de  larmes,  raconta  tout 
ce  qui  se  passai  ton  lui  depuis  un  mois,  et  nomma  Marguerite  Aubert. 

Ce  motseul  rendit  à  M"1"  de  Méran  toute  sa  fermeté ,  et  elle  se  levaavec  la  dignité  d'un 
juge.  Edouard  sentit  rentrer  dans  son  cœur,  comme  autant  de  flèches,  toutes  les  idées 
qu'il  en  avait  violemment  arrachées  pour  faire  place  à  son  amour. 

La  famille  et  la  société  ,  ces  deux  grandes  puissances  qu'il  avait  résolu  de  terrasser, 
afin  d'arriver  à  Marguerite,  lui  semblèrent  tout-à-coup  personnifiées  en  MT"L'  de  Méran 
d'une  façon  si  terrible  qu'il  eut  le  vertige  et  demeura  comme  anéanti. 

—  Edouard,  dit  la  veuve  d'un  ton  qui  interdissait  toute  réponse,  je  vous  donne  jus- 
qu'à demain  matin  pour  réfléchir  à  ce  que  vous  m'avez  dit  et  pour  vous  repentir  de  ce 
que  vous  avez  fait! 

Et  elle  sortit  lentement  de  sa  chambre,  laissant  le  jeune  homme  écrasé  sous  une  auto- 
rité dont  il  avait  été  loin  de  soupçonner  le  poids. 

Mme  de  Méran,  après  avoir  entendu  le  nom  de  Marguerite,  n'avait  pas  cru  avoir  besoin 
d'autres  explications  pour  regarder  son  fils  comme  plongé  dans  une  erreur  d'où  il  serait 
facile  de  le  ramener. 

Elle  comptait  sur  les  réflexions  qu'inspireraient  à  Edouard  les  mots  sévères  qu'elle 
lui  avait  laissés  pour  adieu,  et  sur  les  conseils  que  lui  apporterait  la  nuit.  Elle  se 
trompa.  La  nuit  est  mauvaise  conseillère  pour  un  amoureux.  Au  lieu  de  faire  fructifier 
dans  la  tète  du  jeune  homme  les  paroles  maternelles,  elie  ne  fit  que  ranimer,  par  des 
rêves  brùlans  et  des  divagations  sans  frein,  le  feu  qui  dévorait  d'autant  mieux  son  cœur 
qu'il  le  lui  livrait  tout  entier,  comme  pour  se  dédommager  de  sa  longue  contrainte.  Seule- 
ment, le  nouvel  état  où  il  se  trouva  à  son  réveil  fut  une  sorte  de  milieu  entre  l'exaltation 


LA     M  I    l'Jll  NI"  1  «7 

fougueuse  qu'il  avait  rapportée  de  sa  dernière  visite  à  la  mansarde  de  lu  rue  de  Varenne* 
et  la  prostration  morale  où  M"18  de  Méran  l'avait  laissé  la  veille.  Il  y  avait  à  la  fois 
dans  sa  résolution  quelque  chose  de  sombre  et  de  fébrile,  qui  annonçait  que  l'amant  de 
Marguerite  n'avait  pas  vaincu  M.  de  Méran  sans  payer  cher  sa  victoire. 

Le  jour  paraissait  lorsque  Edouard  entra  dans  la  chambre  de  sa  mère  et  s'approcha 
de  son  lit. 

Elle  ne  put  s'empêcher  de  frémir  en  voyant  le  contraste  que  formaient  le  bouleverse- 
ment de  ses  traits  et  le  calme  profond  de  ses  paroles;  mais  croyant  que  la  lutte  inté- 
rieure dont  elle  remarquait  les  traces,  s'était  terminée  comme  elle  le  désirait  : 

—  Eh  bien  !  mon  fils?  dit-elle,  tendant  la  main  à  Edouard  avec  tendresse  et  confiance. 

—  Eh  bien  !  ma  mère,  répondit  ce  dernier  en  baisant  respectueusement  la  main  de 
jjmr  j0  Méran,  Marguerite  sera  ma  femme...  ou  je  mourrai  ! 

Ce  fut  le  tour  de  la  mère  d'être  atterrée  devant  son  fils.  Elle  retira  la  main  qu'elle 
lui  avait  tendue,  et  le  regarda  avec  une  attention  douloureuse. 

Puis  elle  essaya  quelques  paroles;  mais,  comprenant  qu'elle  ne  faisait  qu'ajouter 
de  l'amertume  ou  de  l'aigreur  à  l'obstination  d'Edouard  ,  elle  fut  réduite  à  s'avouer  que 
la  guérison  du  jeune  homme  (car  elle  le  traitait  comme  malade)  était  au  dessus  de  ses 
forces  maternelles ,  et  que  le  seul  moyen  d'arrêter  le  mal  était  de  l'attaquer  dans  sa 
cause,  par  un  de  ces  remèdes  qui  substituent  une  souffrance  à  une  autre. 

Les  aveux  d'Edouard  avaient  appris  à  sa  mère  qu'en  déclarant  son  amour  à  Margue- 
rite, il  avait  acquis  la  présomption  plutôt  que  la  certitude  d'être  payé  de  retour.  M""  de 
Méran  fonda  là-dessus  son  nouveau  projet. 

Après  avoir  congédié  son  lils  sans  sévérité,  elle  sonna  sa  femme  de  chambre,  se  fit 
habiller  à  la  hâte  et  se  rendit  chez  le  soldat  de  la  rue  de  Varennes. 

Le  vieillard  était  dans  son  grand  fauteuil ,  près  de  sa  fenêtre  en  mansarde  ;  Margue- 
rite allait  et  venait  dans  sa  chambre,  achevant  le  petit  ménage.  Tous  deux  furent  gran- 
dement surpris  de  voir  entrer  Mmc  de  Méran.  Elle  avait  cessé  de  les  visiter  depuis  qu'il 
n'y  avait  plus  de  douleur  à  consoler  chez  eux,  et  jamais  elle  n'était  venue  à  pareille 
heure.  Il  n'était  donc  pas  difficile  de  soupçonner  quelque  mystère  grave  dans  cette  dé- 
marche; l'oncle  et  la  nièce  devinèrent  en  même  temps  qu'il  s'agissait  d'Edouard. 

—  Madame  désire  me  parler?  dit  le  vieillard  après  avoir  salué  ,  non  sans  efforts,  en 
se  soulevant  de  son  fauteuil. 

—  J'ai  à  vous  parlera  tous  deux,  répondit  la  veuve. 

Et  elle  retint  Marguerite  qui  s'apprêtait  à  se  retirer  pour  obéir  au  geste  de  son  oncle. 
Tous  trois  s'assirent,  et  Mmc  de  Méran  entra  aussitôt  en  matière,  comme  une  personne 
qui  n'a  pas  une  minute  à  perdre. 

—  Monsieur  Leroy,  j'ai  l'habitude  de  ne  parler  qu'à  Dieu  (pour  l'en  remercier)  de» 
services  qu'il  me  permet  de  rendre  à  des  gens  aussi  honorables  que  vous,  et  vous  êtes 
l'homme  à  qui  je  crois  le  moins  nécessaire  de  recommander  la  reconnaissance;  cepen- 
dant je  viens  vous  rappeler  le  bien  que  j'ai  pu  vous  faire  ,  et  vous  eu  demander  la  ré- 
compense. 

—  Madame,  reprit  le  vieux  soldat,  c'est  à  vous  et  à  votre  fils  que  je  dois  de  vivre  en- 
coref  demandez-nous  tout  ce  qui  peut  être  en  notre  pouvoir. 

—  Je  pense  que  je  ne  vous  apprends  rien  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  ,  en  vous  disant  que 
Marguerite  a  inspiré  à  M.  de  Méran  un  sentiment  plus  tendre  que  celui  de  la  bien- 
veillance. 

Le  soldat  murmura  une  affirmation  respectueuse,  et  la  jeune  fille  sentit  tout  son 
sang  affluer  vers  son  cœur. 

—  Mes  amis,  reprit  Mme  de  Méran  avec  une  dignité  douce  et  paisible,  je  ne  crois  pas 
avoir  besoin  de  vous  persuader  que  ce  sentiment  n'est  qu'un  malheur  ,  et  ne  peut 
avoir  aucune  suite. 

—  C'est  ce  que  nous  avons  d'abord  pensé,  madame  ,  répartit  le  vieillard  avec  em- 


178  .  LA   STLnilDE. 

pressentent ,  et  j'ai  osé  hier  faire  observer  à  M.  de  Méran  au  nom  de  ma  nièce  et  au 
mien,  qu'il  ne  devait  plus  la  voir. 

Le  ton  dont  ceci  fut  prononcé  et  le  silence  passif  de  la  jeune  fille  apprirent  à 
Mme  de  Méran  ce  qu'il  fallait  penser  de  ces  mots  :Au  nom  de  ma  nièce  et  au  mien. 

Elle  remercia,  par  un  regard,  le  vétéran  de  sa  feinte  prudente;  et,  s'en  rendant 
aussitôt  complice  : 

—  Mademoiselle ,  dit-elle  à  Marguerite  ,  je  ne  doutais  pas  que  vous  n'unissiez  aux 
vertus  rares  et  précieuses  dont  vous  m'avez  paru  remplie,  assez  de  sagesse  et  de  rai- 
son pour  ne  voir  qu'une  exaltation  passagère  dans  la  passion  de  mon  fils  ;  mais  de 
même  que  vous  possédez  les  qualités  qui  excusent  son  erreur,  vous  avez  à  votre 
disposition  les  moyens  de  l'en  faire  revenir,  et  je  préviens  sans  doute  vos  désirs  en 
vous  demandant  de  les  mettre  en  œuvre. 

Marguerite  était  trop  troublée  pour  bien  comprendre  où  Mme  de  Méran  voulait  en 
venir;  mais  elle  avait  le  pressentiment  qu'en  se  prêtant  aux  volontés  de  sa  bienfaitrice, 
elle  se  jetterait  dans  une  position  fausse  et  affreuse;  aussi,  hésitait-elle  à  répondre,  et 
fallut-il  un  regard  impérieux  de  son  oncle  pour  lui  arracher  des  lèvres  ces  deux  mots: 
i  Parlez,  madame  »,  qu'elle  prononça  de  l'air  d'une  victime  qui  ratifie  son  arrêt 
de  mort. 

—  N'y  a-t-il  point ,  reprit  la  veuve  ,  quelque  jeune  homme  qui  ait  demandé  et  à 
qui  l'on  ait  promis  votre  main? 

Marguerite  se  tut;  mais  le  vieillard  répéta  ce  qui'il  avait  dit ,  la  veille  ,  à  Edouard, 
sur  son  projet  de  marier  sa  nièce  à  Daniel. 

—  Eh  bien!  continua  Mme  de  Méran,  voici  une  voie  aussi  sûre  que  simple  pour 
arriver  à  notre  but  ! 

La  jeune  fille  commençait  à  deviner,  et  ces  mots  notre  but  lui  déchirèrent  le  cœur 
comme  une  sanglante  ironie. 

—  Tu  comprends,  Marguerite,  ce  que  désire  madame  ?  demanda  le  soldat  d'une  voix 
faible ,  car  l'émotion  qui  accablait  sa  nièce  commençait  à  le  gagner,  et  il  craignait 
que  la  pauvre  enfant  n'eût  pas  la  force  d'achever  son  sacrifice. 

—  Oui ,  je  comprends  !  répondit-elle  en  étouffant  un  sanglot  dans  sa  poitrine. 

—  Il  s'agit,  reprit  Mmc  de  Méran,  d'écrire  deux  mots. 

—  Ouvre  le  secrétaire,  mon  enfant,  tu  trouveras  tout  ce  qu'il  faut,  dit  le  vieillard. 
Et  il  se  tourna  pour  essuyer  une  grosse  larme  tombée  sur  sa  moustache. 
Marguerite  se  leva,  s'approcha,  en  chancelant,  du  secrétaire,  l'ouvrit  et  s'y  appuya 

pâle  et  défaillante. 

—  Allons,  ajouta  son  oncle,  tâche  de  ne  pas  faire  attendre  madame. 

—  Madame  voudrait-elle...  me  dicter?  demanda  la  jeune  fillle  qui  sentait  sa  tête 
se  perdre,  et  dont  les  doigts  pouvaient  à  peine  soutenir  la  plume. 

M™  de  Méran  hésita  une  minute,  et  fut  tentée  de  suspendre  un  supplice  où  elle 
allait ,  en  quelque  sorte  ,  remplir  l'office  de  baurreau  ;  mais  appelant  à  son  secours 
sa  conscience,  sa  raison  et  le  souvenir  de  son  fils,  elle  dicta  à  Marguerite  la  lettre  sui- 
vante : 

«  Monsieur, 

»  Après  la  déclaration  que  vous  m'avez  faite  d'un  sentiment  que  j'étais  loin  desoup- 
»  çonner ,  mon  devoir  et  le  besoin  de  mon  cœur  me  font  une  loi  de  vous  apprendre 

•  que  je  ne  puis  ni  approuver  ni  partager  votre  amour,  ayant  depuis  long-temps  et 

•  pour  toujours,  donné  mon  cœur  à  l'homme  qui  doit  être  mon  mari,  et  qu'il  est  sans 
»  doute  inutile  de  vous  nommer.  marguerite  aubert.  » 

Voyant  le  courage  de  la  jeune  fille  finir,  pour  ainsi  dire,  avec  le  dernier  mot  de  cette 
lettre,  Mmc  de  Méran  la  remercia  avec  une  véritable  et  profonde  reconnaissance,  et  se 
hâta  de  sortir.  Il  était  temps;  la  porte  ne  s'était  pas  refermée  sur  elle,  que  Marguerite 
tombait  évanouie  dans  les  bras  de  son  oncle.... 


LA    SYLPHIDE. 


Une  demi-heure  plus  lard ,  Edouard  reçut  la  lettre.  Apres  en  avoir  lu  la  signature 
avec  un  transport  de  joie  inexprimable,  il  crut  rêver  en  parcourant  ie  reste,  qu'il  relut 
plusieurs  fois  avant  d'en  croire  ses  yeux. 

Enfin  ,  voyant  qu'il  n'y  avait  aucun  moyen  de  douter,  il  se  dit  que  cette  lettre  cachait 
un  mystère.... 

II  court  rue  de  Varennes,  et  sonne  à  la  petite  porte  que  Marguerite  lui  avait  si 
souvent  ouverte. 

Cette  dernière,  qui  était  encore  seule  avec  son  oncle,  se  lève  au  bruit  qu'elle  recon- 
naît; mais  le  vieux  soldat,  ferme  jusqu'au  bout,  et  comprenant  qu'il  touche  à  la  der- 
nière crise,  retient  la  jeune  fille  du  regard  autant  que  de  la  main. 

Marguerite,  sûre  qu'Edouard  est  là,  commence  à  frissonner  devant  une  confirmation 
affreuse.  Il  sonne  de  nouveau  et  n'entend  rien...  Enfin,  d'une  main  convulsive,  comme 
celle  du  naufragé  qui  saisit  la  dernière  planche  du  salut,  il  sonne  une  troisième  fois... 
Rien  encore... 

—  Oh!  c'est  donc  vrai!  s'écrie  le  malheureux  en  se  laissant  glisser  le  long  de  la 
rampe  de  l'étroit  escalier,  pendant  que  Marguerite  s'écriait  de  son  côté,  en  s'arrachant 
trop  tard  aux  bras  de  son  oncle. 

—  Hélas!  on  veut  nous  tuer,  on  veut  nous  tuer  tous  les  deux!... 

VII.   DÉNOUMENT. 

Nous  nous  garderons  de  peindre  l'horrible  désespoir  d'Edouard  de  Méran  ;  nous  lais- 
serons parler  les  faits. 

La  réunion  de  la  famille  de  Sancerre  eut  lieu  le  soir,  comme  il  avait  été  convenu, 
chez  M™  de  Méran.  On  y  arrêta  les  conditions  du  mariage  d'Edouard  et  de  Clotilde,  et 
la  cérémonie  fut  fixée  au  mois  suivant. 

Or,  les  employés  et  les  voisins  de  la  mairie  du  dixième  arrondissement  de  Paris  se 
rappellent  encore  et  se  rappelleront  long-temps  la  scène  qui  se  passa,  le  mois  dernier, 
dans  la  salle  des  mariages. 

Les  époux  étaient  réunis  avec  leurs  familles  et  leurs  témoins  ;  toutes  les  écritures 
préparatoires  étaient  achevées.  Le  maire,  ceint  de  son  écharpe,  venait  de  monter  à  la 
tribune  où  il  représente  la  loi,  et  adressait,  aux  jeunes  gens  qu'il  allait  unir,  l'interro- 
gation solennelle.  Tout-à-coup,  au  moment  où  chacun  attendait  la  réponse  de  l'époux 
on  voit  ce  dernier  chanceler,  défaillir,  et  tomber  au  milieu  des  assistans.... 

Un  cri  général  retentit  dans  la  salle  si  habituée  au  silence ,  et  l'on  se  presse  avec  effroi 
autour  du  jeune  homme  évanoui.  La  fiancée,  confuse  et  épouvantée,  disparaît  avec  une 
partie  de  sa  famille.  L'époux  est  étendu  sur  des  coussins  entassés  à  la  hâte  ;  un  médecin 
arrive  et  le  saigne  abondamment ,  en  défendant  de  le  transporter  ailleurs  avant  la  nuit.. 
Enfin,  au  bout  de  deux  heures,  dans  la  salle  où  il  était  entré  en  si  grande  pompe  et  en 
si  brillante  compagnie,  le  malade  se  trouve  seul  avec  sa  mère  —  et  une  jeune  fille  arri- 
vée près  de  lui  on  ne  sait  comment,  et  que  personne  ne  paraît  connaître.  Ce  jeune 
homme,  c'est  Edouard  ;  cette  mère ,  c'est  madame  de  Méran  ;  celte  fiancée  qui  s'est  en- 
fui, c'est  mademoiselle  de  Sancerre,  et  cette  jeune  fille  qui  s'est  glissée  à  sa  place...  c'est 
Marguerite.  Comment  se  trouve-t-elle  là?  Comment  tout  cela  est-il  arrivé  ?  Bien  sim- 
plement. 

Marguerite,  sachant  l'heure  et  le  lieu  de  la  cérémonie  qui  vient  d'être  si  brusquement 
interrompue,  a  eu  l'idée  qui  vient  souvent  aux  malheureux  sans  espoir,  d'épuiser  jus- 
qu'à la  lie  le  calice  de  sa  douleur.  Elle  a  voulu  voir,  une  dernière  fois,  le  jeune  homme 
par  qui  on  la  fait  maudire,  elle  qui  n'a  vécu  que  pour  penser  à  lui! 

En  descendant  de  voiture,  Edouard  l'a  aperçue  dans  la  foule.  Cet  aspect  inattendu  a 
réveillé  en  lui  tous  les  sentimens  qu'il  croyait  éteints  ;  la  secousse  physique  et  morale 
qu'il  a  éprouvée ,  jointe  à  l'affaiblissement  notable  où  il  était  d'avance ,  l'a  mis  dans  l'état 
cruel  où  nous  l'avons  vu. 


la  svLrmuE 


Marguerite,  accourue  au  cri  qu'elle  a  entendu  du  dehors,  par  un  instinct  qu'il  estaisé 
de  concevoir,  a  prodigué  ses  soins  au  jeune  homme  d'autant  plus  facilement  que  tout  le 
monde  l'a  cru  appelée  auprès  de  lui  comme  auxiliaire  de  sa  famille  ;  et  madame  de 
Méran  ne  l'a  pas  reconnue,  d'abord  parce  qu'elle  l'a  regardée  à  peine,  puis,  parce  que 
la  pauvre  fille  est  si  changée,  qu'elle  est  méconnaissable! 

La  première  personne  qu'Edouard  aperçut  en  rouvrant  les  yeux,  ce  fut  sa  mère  ;  la 
seconde,  ce  fut  Marguerite.  Alors,  par  un  de  ces  phénomènes  que  comprendront  toutes 
les  âmes  sensibles,  rapprochant  dans  sa  pensée  les  circonstances  dans  lesquelles  il  avait 
perdu  la  jeune  lille,  de  celles  où  il  la  retrouvait,  il  eut  une  sorte  de  révélation  intérieure 
et  subite  du  stratagème  dont  ils  étaient  victimes. 

Il  prit  la  main  de  sa  mère ,  et,  lui  montrant  Marguerite ,  que  Mm"  de  Méran  reconnut 
en  tressaillant  de  surprise  et  d'effroi  : 

—  Tenez,  dit-il,  la  voilà  revenue!  Vous  voyez  bien  qu'elle  m'aimait!...  Qui  donc  lui 
avait  dit  de  me  tromper? 

Mml'  de  Méran  baissa  la  tète  et  se  recueillit  en  silence;  peut-être  demandait-elle  par- 
don à  Dieu  ! 

—  Ah!  manière!  manière!  ditËdouard,  en  pressant  d'une  main  celle  de  Margucrits 
otde  l'autre  celle  de  Mme  de  Méran.  Ce  fut  tout  son  reproche  et  toute  sa  vengeance. 

—  Enfin ,  le  ciel  soit  béni  !  reprit-il  avec  un  rayon  de  joie  lugubre  dans  le  regard  : 
l'une  s'est  trompée  par  amour  pour  moi,  l'autre  est  revenue  à  sa  place...  Je  mourrai 
entre  vous  deux. 

—  Vous  ne  mourrez  pas!  s'écrièrent  les  deux  femmes  en  pleurs.  Mais  lui  se  sentait 
frappé  au  cœur  et  à  la  tête;  il  savait  bien  qu'il  succomberait.  Le  lendemain ,  en  effet , 
une  congestion  cérébrale  se  déclara ,  et  huit  jours  après  son  état  était  désespéré. 

Marguerite  ne  le  quitta  pas  une  seconde.  Ayant  repris  connaissance  avant  d'expirer, 
et  l'ayant  aperçue  agenouillée  près  de  son  chevet,  entre  sa  mère  et  le  prêtre  qui  lui  avait 
administré  les  secours  suprêmes  de  la  religion ,  Edouard  dit  à  ce  dernier  : 

—  Mon  père,  puisque  je  vais  mourir,  qu'importent  les  préjugés  d'ici-bas?  Ne  pouvez- 
vous  pas  m'unira  Marguerite  devant  ma  mère  et  devant  Dieu?  Le  monde  et  nos  familles 
n'en  sauront  rien... 

Mme  de  Méran  cacha  son  visage  inondé  de  pleurs  au  bord  du  lit,  et  le  prêtre,  mettant 
la  main  du  mourant  dans  celle  de  la  jeune  fille  ,  étendit  sur  eux  les  siennes...  et  reçut  le 
dernier  soupir  d'Edouard. 

Depuis  quelques  semaines,  on  aurait  pu  voir  tous  les  jours,  au  cimetière  du  Montpar- 
nasse, deux  couronnes  fraîches  déposées  le  matin  sur  la  tombe  d'un  jeune  homme.  La  se  - 
maine  dernière,  on  n'aurait  plus  remarqué  qu'une  seule  couronne  sur  cette  mémetombe. 
Et  l'autre  jour,  devant  ce  même  hôtel  de  la  mairie  où  s'était  passée  la  scène  que  nous  avons 
décrite  ,  un  équipage  magnifique  et  un  modeste  corbillard  se  sont  heurtés  dans  la  rue 
de  Grenelle.  L'équipage  portaitM""  de  Sancerre à  l'ambassade  d'Autriche,  où  elle  allait 
être  présentée  au  plus  riche  parti  diplomatique  du  faubourg  Saint-Germain,  et  le  cor- 
billard portait  le  corps  de  Marguerite  Aubert,  qui  allait  rejoindre  celui  d'Edouard  de 
Méran  au  cimetière  du  Montparnasse.  L'une  avait  aimé  suivant  le  monde ,  l'autre  suivant 
le  cœur;  laquelle  avait  le  plus  et  le  mieux  aimé? 

Mmc  de  Méran  loge  aujourd'hui  dans  son  hôtel  le  compagnon  d'armes  de  son  mari  et 
l'artisan  Daniel,  et  tous  trois  vont  souvent,  mais  non  pas  ensemble,  visiter  les  deux 
lombes  d'Edouard  et  de  Marguerite ,  qu'une  société  vengeresse  n'a  rapprochées  qu'en 
y  traçant  ces  mots  : 

LUS  LXÏUKMÏS  SE  TOUCHENT...  MAIS  ILS  SE  BIUSBST. 

PITIlF.-eiIF.VAI.IKR. 


LA   SYl.l'IllDi:. 


les  DIAMANS  de  la  COURONNE,  opéra-romique  on  trois  actes,  paroles  de  MM.  Scribe  et 
de  Saint-Geoiices,  musique  île  M.  flUBER, 

élas!  que  vous  dirais-je   de  ce  | me?  Ce 

poème  est    complètement   absurde  -,  on    n'é- 
chappe à  une  invrai!  jue  pour  être 

anéanti  par  une  impossibilité,  et  si,  .lans  une 
oeuvre  musicale,  on  avait  l'habitude  d'écouter 
autre  chose  que  la  musique,  il  serait  inn 
ble,  je  l'affirme,  d'assister  de  sang  rroid  et  jus- 
qu'au bout,  au\  im  royal. 1rs  développemens  de 
L'intrigue  imaginée  par  Mit.  Scribe  et  de  Saint- 
Georges.  Qu'on  se  figure  d'abord  des  brigands. 
des  cavernes,  des  précipices,  toutes  les  son*1 
lues  inventions  d'Anne  Radcliffe,  en  un  mol 
le  vieil  opéra-comique  tel  que  le  pratiquait 
Marmontel  ;  qu'on  y  ajoute  les  ressources  usées 
él  les  lieux  communs  des  mélodrames  : 
el  tiiturs,  et  l'on  saura  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  triste  livret  qui  s'intitule  les  Diamans 
de  la  Couronne.  Il  n'est  pas  cependant  que  ça  et  là,  au  milieu  des  banalités  de 
M.  de  Saint-Georges ,  on  ne  reconnaisse  la  main  exercée  de  M.  Scribe.  Ce  canevas  .  tout 
faux  qu'il  est,  se  prête  encore  par  momens  à  des  scènes  filées  avec  l'adresse  et  l'esprit 
toujours  jeune  de  l'auteur  du  Verre  d'Eau;  mais  d'ailleurs  il  faut  admirer  avec 
quelle  nullité  parfaite,  avec  quelle  rigoureuse  absence  d'imagination  MM.  Scribe  et  de 
Saint-Georges  sont  parvenus  à  fabriquer  trois  grands  actes  qui ,  sans  les  adorables  bro- 
deries de  M.  Auber,  mettraient  à  bout  la  patience  d'un  Bénédictin. 

Les  Diamans  de  la  Couronne  pourraient  s'analyser  ainsi  :  —Le  premier  acte  repré- 
sente une  chaise  de  poste  qui  verse  ;  —  le  second  acte  représente  la  roue  d'une  autre 
chaise  de  poste  qui  se  casse;  —  le  troisième  acte  représente,  une  dernière  chaise  de 
poste  intérieurement  enrichie  de  ce  billet  écrit  par  une  femme  :  —  i  Je  vous  remercie 
«  de  votre  voiture  qui  est  excellente  et  bien  meilleure  que  la  mienne.  * — On  deman- 
dera peut-être  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  ces  voitures  et  les  diamans  de  la  couronne  ; 
mais  ce  n'est  pas  là  la  question.  Il  n'est  guère  parlé  des  fameux  diamans  que  vers  les 
dernières  scènes  de  l'opéra ,  prenez  donc  patience,  et  écoutez  l'histoire  de  la  première 
rhaise  de  poste  qui  verse. — Vous  lui  préférerez  comme  moi  l'ouverture  que  deux 
motifs  composent  :  une  mélodie  plaintive  et  douce  chantée  à  demi-voix  par  l'orchestre  ; 
une  sorte  de  murmure  séraphique  que  tous  les  instrumens  soupirent  les  uns  après  les 
autres  et  auquel  succède  en  tutti  un  pas  redoublé  qui  obtiendra  avant  peu  de  temps  la 
royauté  du  galop.  Ce  pas  redoublé  expire  dans  les  grondemens  d'un  orage,  la  toile  se 
levé  et  entre  des  rochers  bleus,  blancset  verts,  on  voit  descendre  un  jeune  homme  cher- 
chant à  échapper  à  la  pluie  et  aux  fondrières. 

Ilenrique  de  Sandoval ,  comte  de  Santa-Crux,  après  avoir  parcouru  l'Europe ,  retourne 
en  Portugal  auprès  de  son  oncle  qui  veut  le  marier.  Cet  oncle  est  un  duc  de  Campo- 
ilayor,  ministre  de  la  police,  et  régent  pendant  la  minorité  de  la  princesse  Maria -Fran- 
eesca.  On  dirait  qu'il  y  a  de  la  couleur  locale  là  dessous;  cherchez-la  si  vous  en  avez 
le  courage;  quant  à  moi ,  j'ai  cru  reconnaître,  à  une  coiffure  de  Mlle  Darcier,  fidèle- 
ment composée  d'après  une  des  plus  belles  toiles  du  musée  Aguado,  que  ce  comte  de 
Santa-Crux  et  ce  duc  de  Campo-Mayor  devaient  être  contemporains  de  Louis  XIV. 
Donc,  Ilenrique  s'avise  de  verser  dans  les  montagnes  de  l'F.stramadure  :  un  autre  enra- 


ISÎ  .  LA    SYLPHIDE. 

gérait  ;  Denrique  ,  qui  est  un  véritable  Elléviou,  prend  son  mal  en  riant,  et  cliante: 
Qu'il  est  doux  de  rourir  le  monde, 
lit  qu'il  est  beau  de  voyager  ! 

Que  pensez-vous  de  ces  vers?  N'est-ce  pas  qu'ils  valent  bien  la  naïveté  touchante  de 
M.  Castil-Blaze  faisant  dire,  dans  la  Pie  voleuse,  à  l'un  de  ses  malheureux  acteurs, 
une  cuillère  pour  manger.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  couplets  sont  d'une  facture 
charmante,  et  peut-être  Couderc  en  chanterait-il  un  troisième,  s'il  avait  plus  de  voix  et 
s'il  n'étaitsaisi  par  les  brigands  qui  sortent  de  leur  caverne.  Le  chœur  des  brigands,  sur 
un  motif  de  valse ,  est  très  remarquable.  Tous  les  malheurs  accablent  à  la  fois  le  pauvre 
Ilenrique  ;  on  l'arrête,  et,  pendant  ce  temps,  sa  chaise  de  poste  est  dévalisée  de  fond  en 
comble  :  les  bandits  se  partagent  ses  dépouilles;  quant  à  ses  papiers,  ils  doivent  être 
remis  à  la  Catarina  qui  tout  justement  arrive. 

Cette  Catarina  est  la  souveraine  absolue  de  ces  voleurs  de  grands  chemins  ,  elle  se 
dit  fille  de  leur  ancien  chef,  et  les  honnêtes  brigands  la  croient  sur  parole.  11  est  vrai 
que  la  Catarina  est  fort  belle  :  elle  a  des  cheveux  blonds  qui  retombent  en  boucles 
ondoyantes;  par  derrière  sa  chevelure  soyeuse  est  retenue,  dans  une  résille  de  velours 
pourpre  et  d'or,  inclinée  sur  le  coté  gauche  de  sa  jeune  tète  ,  une  calotte  de  velours 
bleu-tendre,  brodée  d'or,  lui  donne  je  ne  sais  quel  air  délibéré  qui  convient  on  ne 
peut  mieux  à  son  état,  car  la  Catarina  est  une  bohémienne  qui  mériterait  d'habiter 
un  des  sept  châteaux  de  Charles  Nodier ,  une  bohémienne  aux  yeux  bleus  dont  les 
épaules  et  les  bras  nus  ont  été  taillés  dans  le  plus  pur  marbre  de  Paros,  une  bohé- 
mienne enfin,  jeune  femme  blanche  et  rose  qui  commande  à  de  vilains  hommes  tout 
noirs,  et  qui,  avec  la  meilleure  grâce  du  monde,  détrousse  les  voyageurs,  fabrique  de 
la  fausse  monnaie ,  pille  les  chaises  de  poste,  et  au  besoin  envoie  pendre  ceux  qui  ne 
sont  pas  de  son  avis. 

M.  de  Saint-Georges  trouve  plaisant  de  lui  faire  prendre  du  chocolat  ;  c'est  lout  au 
plus  une  contrefaçon  des  verres  d'eau  sucrée  du  même  poète.  Tout  naturellement 
Ilenrique  doit  être  amoureux  d'une  pareille  lemme  et  lui  confier  qu'il  est  médiocre- 
ment fou  de  sa  petite  cousine  de  Lisbonne,  mais  Henrique  est  sans  cesse  interrompu  ; 
tantôt  c'est  la  Ronde  des  En/ans  de  la  Nuit  que  la  Catarina  est  obligée  de  chanter  ; — 
tantôt  c'est  Rebolledo,  le  voleur  de  confiance  de  la  Catarina,  qui  vient  se  mettre  entre 
eux.  A  la  fin,  un  événement  plus  grave  que  tous  les  autres  coupe  court  au  dialogue  : 
la  retraite  des  brigands  a  été  découverte,  ils  vont  être  cernés  ;  heureusement  le  duc  de 
Campo-Mayor  a  envoyé  à  son  neveu  un  sauf-conduit  en  blanc  pour  lui  et  sa  suite  ;  les 
bandits  s'eu  serviront.  En  attendant,  la  Catarina  rend  la  liberté  à  Henrique ,  sous  la 
condition  expresse  qu'avant  un  an  il  ne  dira  pas  un  mot  de  ce  qu'il  a  vu.  Les  adieux  de 
la  bohémienne  à  Henrique,  et  surtout  la  phrase  :  Il  faut  partir,  nous  ont  rappelé  une 
des  plus  suaves  mélodies  de  la  Neige.  Mais  on  a  perdu  du  temps  ;  il  est  déjà  trop  tard  ; 
les  troupes  sont  à  deux  pas  ;  il  ne  reste  plus  qu'un  moyen  :  tous  les  brigands  s'encapu- 
chonnent,  et  il  y  a  un  fort  beau  chœur  religieux  : 
Ce  sont  les  frères  du  couvent. 
Ainsi  déguisés,  les  faux  monnayeurs  traversent  les  rangs  des  soldats  qui  mettent  un 
genou  en  terre  et  présentent  les  armes  sur  le  passage  de  la  chasse  du  grand  saint  Hubert. 

Nous  sommes  à  Lisbonne.  Ilenrique  va  signer  son  contrat  de  mariage  avec  sa  cousine 
Diana  de  Campo-Mayor.  Une  société  nombreuse  est  réunie,  et  on  prélude  à  l'acte  impor- 
tant par  un  concert.  Diana  propose  à  son  cousin  de  chanter  avec  lui  un  duo  :  le  Brigand 
de  la  Roche-Noire.  Henrique  est  obsédé  par  les  aventures  de  voleurs  ;  cependant  il 
commence  : 

Dans  les  défilés  des  montagnes. 

Le  duc  de  Campo-Mayor  l'interrompt;  il  vient  de  recevoirdes  dépêches  d'une  nature 
fort  sérieuse  :  les  diamans  de  la  couronne  ont  été  enlevés  ;  mais  les  voleurs  n'ont  pas  eu 
le  temps  de  sortir  du  royaume  ,  et  il  donne  les  ordres  les  plus  sévères  pour  qu'aucune 


L  \    SM.PHIDE.  183 

voiture  ne  circule,  hormis  la  sienne,  qu'il  est  facile  de  reconnaître  à  ses  armes.  Diana  et 
Bernique,  que  les  affaires  d'État  n'intéressent  guère,  reprennent  leur  duo.  Au  second 
vers,  nouvelle  interruption  :  deux  étrangers,  dont  une  femme  fort  belle,  la  comtesse  de 

Villaflor,  demandent  asile  pendant  le  temps  que  l'on  va  mettre  à  réparer  la  roue  de  leur 
voiture  qui  s'est  brisée.  Henrique,  on  le  devine,  vient  de  reconnaître  la  Catarina  el  Re- 
bolledo. La  bohémienne,  avec  une  tranquillité  inouïe,  demande  a  payer  l'hospitalité 
qu'on  lui  accorde  en  faisant  sa  partie  dans  le  concert,  et  elle  recommence  avec  Diana  le 
duo  qui,  cette  fois,  n'est  interrompu  que  par  des  applaudissemens.  La  Catarina  «liante 
ensuite  un  grand  air  tout  rempli  de  trilles,  de  vocalises,  décadences,  et  dont  l'a  parte 
final  avec  Henrique,  qui  craint  le  retour  de  son  oncle  : 

Il  ne  viendra  pas.... 

Il  m'applautira  ! 
a  ".'inconvénient  d'être  emprunté  à  une  situation  analogue  dan>  Fiorella.  M""  Thillon 
a  d'ailleurs  chanté  cet  air  avec  une  légèreté  et  un  goût  parfait.  Tandis  que  tout  le 
monde  danse ,  Henrique  resté  seul  avec  la  bohémienne ,  lui  confie  le  secret  de  son 
amour;  Catarina  le  repousse  faiblement,  et  Diana  entre  au  moment  où  il  va  se  jeter 
a  ses  pieds.  La  bohémienne  se  relire.  11  y  a  ici  un  fort  beau  duo 

Qu'avez-vous  donc,  cousin  ? 
entre  Couderc  et  M"''  Darcier.  Ce  qu'il  a,  le  pauvre  cousin?  il  n'aime  plus  sa  cousine,  el 
Diana,  à  son  insu  ,  n'épargne  rien  pour  l'éloigner  d'elle ,  en  compromettant  l'étrangère. 
Elle  a  reçu  le  matin  un  journal  qui  donne  le  signalement  exact  de  Catarina  ;  on  se  de- 
mande pourquoi  son  père  n'a  pas  lu  ce  journal  avant  elle  ?  pourquoi  son  père  ignore 
ce  que  tout  le  monde  sait  ?  Ceci  est  l'affaire  de  M.  de  Saint-Georges,  qui  nepourra.it  pa> 
composer  son  poème  autrement,  c'est-à-dire  qui  a  besoin  ,  pour  faire  marcher  son  in- 
trigue boiteuse,  d'une  grossière  absurdité.  Diana  veut  communiquer  le  journal  à  son 
père,  Henrique  s'y  oppose,  et  dans  la  lutte,  le  duc  de  Campo-Mayor  reconnaît  un  des 
brillans  de  la  couronne  au  doigt  de  son  neveu.  C'est  la  Catarina  qui  le  lui  a  donné  au 
premier  acte.  — D'où  te  vient  ce  brillant?  — Je  l'ai  acheté.  —  Où  cela? —  Près  du 
palais ,  à  droite  ou  à  gauche. — En  cet  instant,  tout  devrait  être  découvert;  mais  il  y 
aurait  un  acte  de  moins,  ce  qui  ne  ferait  pas  le  compte  de  M.  de  Saint-Georges.  — On 
u'esl  pas  plus  bête,  eu  vérité,  que  le  ministre  delà  police.  —  Le  temps  presse.  Henrique 
dit  à  Diana  :  —  Vous  avez  reconnu  la  bohémienne?  —  Oui. —  Je  sais  que  vous  aimez  don 
Sébastien.  Eh  bien  !  si  vous  ne  m'aidez  pas  à  sauver  la  Catarina,  on  va  signer  notre  con- 
trat tout  à  l'heure  ;  je  dirai  oui. — Oh  !  mon  cousin!....  —  Alors  donnez  l'ordre  qu'une 
des  voitures  de  votre  père  soit  mise  à  la  disposition  de  la  Catarina  ,  el  je  dirai  non  !  — 
Merci  mon  cousin  !... —  Cette  scène  doit  être  de  M.  Scribe.  — On  entendle  roulement 
d'une  voiture;  la  bohémienne  s'envole  comme  un  oiseau  ;  le  vieux  duc,  avec  une  autre 
de  ses  voitures  ,  pourrait  la  rejoindre  ;  il  aime  mieux,  de  sa  fenêtre,  faire  des  signaux 
avec  son  mouchoir,  et  crier  au  cocher  de  revenir.  Le  cocher,  qui  est  à  une  demi-liern- 
déjà ,  ne  voit  rien  et  n'entend  pas  mieux.  —  0  M.  de  Saint-Georges  ! 

Je  finirai  avec  l'histoire  de  la  dernière  chaise  de  poste.  Nous  sommes  dans  lePalais- 
Koyal.  .Maria-Fraucesea  va  être  proclamée  reine  ;  les  seigneurs  commencent  à  remplir 
son  antichambre  :  c'est  le  comte  de  Santa-Crux,  don  Sebastien,  le  comte  de  Las  Harillas 
et  le  ministre  de  la  police  qui  raconte  comment  sa  voiture  lui  est  revenue  vide  avec  le 
billet  dont  on  a  lu  plus  haut  le  contenu.  Le  quatuor  qui  ouvre  cet  acte  est  un  des  plus 
beaux  morceaux  de  la  partition.  La  phrase  finale  surtout  : 

Voilà  ,  je  l'avoue,  un  coquin  hardi, 
produit  le  plus  grand  efièt.  —  Henrique,  qui  est  destiné  à  reconnaître  tout  le  monde, 
s'aperçoit  que  le  comte  de  Las  Marillas  est  le  même  que  Rebolledo  ;  il  ne  peut  croire 
qu'il  ose  approcher  de  la  reine,  et  c'est  lui  seul  cependant  qu'elle  désire  recevoir.  Tous 
les  seigneurs,  excepté  Rebolledo,  se  retirent,  et  l'on  annonce  la  reine.  Alors,  ô  surprise  ! 
ù  puissance  de  l'imagination  humaine  !  la  reine  du  Portugal  et  des  Algarves,  c'est  la  du- 


LA    SYM'lllIlL. 


chesse  de  Villaflor,  la  bohémienne ,  la  Catarina  !  Je  ne  pénétrerai  pas  dans  l'amphigouri 
d'explications  et  de  scènes,  dans  les  quiproquos  sans  nombre  qui  ont  lieu  en  cet  en- 
droit, je  craindrais  de  n'en  point  sortir.  Qu'il  suffise  de  savoir  qu'aux  termes  des 
luis  du  Portugal ,  la  jeune  reine,  avant  de  monter  sur  le  trône,  doit  faire  une  retraite  do 
trente  jours  dans  le  couvent  de  la  Trinitade,  au  sein  des  montagnes  de  l'Estramadure  ; 
(pie  la  jeune  reine,  au  lieu  de  consacrer  ce  temps  à  des  exercices  pieux,  l'a  employé  :i 
des  expéditions  de  grand  chemin  ;  que  le  trésor  portugais  étant  épuisé,  elle  a  jugé  con- 
venable, pour  éviter  que  les  fêtes  de  son  couronnement  fussent  immortalisées  par  une 
banqueroute,  de  soustraire  les  diamans  de  la  couronne  et  de  les  faire  vendre  sur  les 
principales  places  d'Europe,  pour  en  consacrer  le  produit  aux  besoins  de  son  royaume  . 
et  que  les  diamans  véritables  ont  été  remplacés  par  de  faux  brillans  dus  à  l'industrie  di 
Rebolledo  etde  sa  bande. —  Le  conseil  de  régence  voulait  contraindre  la  reine  à  épouser 
un  prince  de  la  maison  d'Espagne  ;  mais  la  reine  qui  se  souvient  de  la  Catarina  préfère 
donner  sa  main  àHenrique  de  Sandoval,et  don  Sébastien  devient  l'époux  heureux  d.' 
Diana  de  Campo-Mayor.  —  Le  grand  air  que  chante  Mme  Thillon  : 

Je  connais  les  devoirs  qu'impose  la  couronne. 
s'encadre  parfaitement  dans  la  situation  ;  et  le  trio  entre  Ricquier  et  Mme"  Thillon  et 
Darcier  est  d'un  effet  charmant  :  c'est  la  mélodie  de  l'ouverture  complétée  et  éten- 
due ;  le  motif  du  pas  redoublé  revient  dans  le  chœur  final   et  provoque  des  applau- 
dissemens  universels. 

Sous  le  rapport  du  poème,  les  Diamans  de  la  Couronne  sont  d'une  pauvreté  désespé- 
rante ;  je  n'ai  fait  qu'indiquer  au  hasard  quelques  unes  des  invraisemblances,  et  il  y  en 
a  presque  autant  que  de  scènes;  sous  le  rapport  musical,  c'est  une  œuvre  qui  plaît,  qui 
amuse,  qui  ne  lasse  jamais  ;  un  opéra  qui  renferme  toutes  les  qualités  de  M.  Auber  : 
la  facilité,  la  grâce,  l'esprit,  une  grande  aisance  de  facture,  de  l'originalité  quelquefois, 
de  la  fraîcheur  toujours.  Chez  M.  Auber,  la  musique  coule  de  source,  ses  mélodies  s'ar- 
rangentles  unes  à  côté  des  autres,  sans  difficultés,  sans  confusion  ;  M.  Auber  excelle  à 
nous  tenir  le  cœur  en  joie  pendant  trois  ou  quatre  heures.  Je  doute  que  parmi  nos  com- 
positeurs de  France,  il  s'en  trouve  un  à  l'heure  qu'il  est,  qui  ai  plus  de  coloris  et  de 
verve  que  l'auteur  de  la  Muette  el  du  Philtre,  malgré  tous  les  charmsns  chefs-d'œu- 
vres  qu'il  a  produits.  S'il  s'agit  maintenant  d'émettre  une  opinion  positive  sur  les 
Diamans  de  la  Couronne,  je  dirai  qu'il  nie  semble,  dans  la  proportion  descendante  des 
derniers  ouvrages  de  M.  Auber,  que  les  Diamans  sont  à  l'Ambassadrice  ce  que  l'Am- 
bassadrice est  au  Domino  noir. 

Mme  Anna  Thillon  chante  et  joue  le  rôle  difficile  de  la  Catarina  avec  une  merveilleuse 
facilité  ;  tour  à  tour  gracieuse ,  coquette ,  bohémienne  et  grande  dame ,  elle  a  compris 
et  rendu  comme  ils  devaient  l'être  les  caractères  si  différens  de  la  Catarina  et  de  la 
reine.  La  coiffure  qu'elle  porte  au  premier  acte  est  d'une  vérité  incontestable  ; 
M.  Alexandre  Dumas  en  avait,  dans  le  cours  de  ses  voyages ,  envoyé  le  modèle  à  MIle  Ida, 
et  Mmt'  Dumas  ayant  abandonné  le  théâtre,  s'est  empressée  de  faire  hommage  à  M""'  Anna 
Thillon  de  son  bijou  artistique.  Couderc  et  MUe  Darcier  se  montrent  comédiens  d'in- 
telligence dans  cette  pièce  qui,  riche  de  la  musique  de  M.  Auber  et  du  talent  deMme  Thil- 
lon, obtiendra  à  l'Opéra-Comique  un  succès  durable.  L'administration  ,  au  surplus,  n'a 
négligé  aucune  dépense  pour  monter  cet  opéra.  Les  montagnes  de  l'Estramadure  au  pre- 
mier acte,  le  salon  Louis  XIV  au  second,  la  galerie  royale  du  dernier,  font  le  plus 
grand  honneur  aux  décorateurs  de  la  salle  Favart,  et  les  costumes,  composés  avec  une 
fidélité  scrupuleuse  et  bordés  avec  un  luxe  véritablement  princier,  prouvent  qu'à  dé- 
faut des  écrivains  il  y  a  au  moins  aujourd'hui  des  directeurs  qui  comprennent  qu'au 
théâtre  la  vérité  historique  doit  être  comptée  pour  quelque  chose. 

G.    GUÉN0T-LEC01NTE. 

Le  Directeur:  DE  VILLEMESSAKT. 


LA   SYLPHIDE 

/■',:,,,,,,   ./,,,/,',,,     r.r/,,,/,r   ,.;.•  ,  ■'  -.y-,,,      (IJn.iiiO  3s    Gom-2   .1   C  '."■■ 


ttC  T  IO  !M,  1  .  CITE    DES   ITAIICNS 


LA   SYLPHIDE. 


185 


A    Madame  *** 


adame,  comprenez-vous  quelque  chose  à 
ce  beau  soleil  de  mars?  Moi ,  j'en  jouis 
sans  oser  y  croire ,  car  c'est  un  bienfait  si 
grand  et  si  précoce,  que  l'on  craint,  en  s'y 
accoutumant,  de  le  voir  s'évanouir.  En 
attendant,  ces  admirables  jours  de  prin- 
temps ont  fait  éclore  mille  modes  nou- 
velles, et  déjà  l'on  peut  préjuger  de  l'élé- 
gance de  la  saison  qui  va  s'ouvrir.  Les 
chapeaux  en  poult  de  soie  sont  fort  en  vo- 
gue pour  la  promenade  ;  leur  forme  toute 
"nouvelle  avec  la  passe  carrée  est  charmante.  On  les  orne  en  dessous  d'une 
blonde  qui  suit  la  forme  de  la  passe,  et  en  dessus  d'un  demi-voile  de  blonde  et 
de  marabouts  grêlés.  Les  capotes  du  matin  se  font  en  gros-de-naples  ;  on 
les  recouvre  d'un  voile  garni  de  trois  rangs  de  blonde-guipure ,  attachés 
seulement  par  un  nœud  de  ruban.  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer  l'élé- 
gante simplicité  de  ces  capotes  et  leur  cachet  de  bonne  compagnie.  Vous  ne 
vous  en  étonnerez  pas,  cependant,  quand  vous  saurez  que  j'ai  puisé  mes  do- 
cuments chez  Herbault ,  la  maison  aristocratique  par  excellence.  Les  nièces 
de  ce  fameux  modiste ,  qui  viennent  de  le  remplacer ,  m'ont  paru,  par  leur 
bon  goût  et  le  talent  dont  elles  donnent  déjà  l'échantillon ,  dignes  en 
tous  points  de  continuer  une  réputation  que  le  temps  a  sanctionnée  et  que 
le  mérite  a  justifiée.  Pour  poser  sur  les  pailles  de  riz ,  cousues  ou  d'Italie , 
la  maison  Herbault  dispose  des  guirlandes  de  fleurs  d'une  façon  très-nou- 
velle et  qui  sont  pleines  de  grâce;  elle  a  aussi,  comme  innovation  charmante,  des 
panaches  de  plumes  de  Chine  à  mille  reflets  de  couleur  d'un  effet  prestigieux ,  qui 
ne  peuvent  manquer  d'avoir  le  plus  grand  succès.  Pour  orner  les  bonnets  et  les  coif- 

16 


186  LA    SYLPHIDE. 

fures  de  fantaisie ,  les  dames  Herbault  emploient  beaucoup  de  cactus ,  Heurs  que 
leur  maison  possède  seule  à  Paris;  ces  cactus,  admirables  de  nuance  et  de  vérité,  se 
mélangent  à  de  la  bruyère  et  se  posent  par  trois  bouquets.  —  Et  Maurice  Beauvais , 
croyez-vous  qu'il  reste  oisif  par  ce  temps  de  régénération  fashionable,  et  que  son 
génie  toujours  inventif  n'ait  pas  déjà  disposé  de  quoi  nous  rendre  plus  belles?  J'ai 
vu  chez  lui  plusieurs  pailles  nouvelles,  ornées  d'écharpes;  puis  des  chapeaux  de 
gaze-cristal ,  sur  lesquels  étaient  posées  de  délicieuses  jardinières;  des  capotes  de 
crêpe  diaphane  ruchées  et  ornées  d'un  saule  frimaté  ;  et  des  chapeaux  de  poult  de  soie 
d'une  forme  ravissante,  paille,  rose,  bleu  et  blanc,  sur  lesquels  se  balançaient 
mollement  deux  plumes  frimatées.  Vous  qui  connaissez  l'art  de  Maurice  Beau- 
vais, ne  voyez- vous  pas  d'ici  tout  ce  que  ces  modes  devaient  avoir  de  délicieux, 
de  bon  goût  et  de  distinction?  Voici  l'heure,  ou  jamais,  de  visiter  les  magasins  ou 
plutôt  le  parterre  de  Mme  Lainnée:  là,  les  fleurs  suivent  le  cours  de  ia  nature,  et  chaque 
jour  en  voit  éclore  de  nouvelles.  Mme  Lainnée,  qui  avait  fourni  tous  les  bouquets  offerts 
aux  artistes  le  jour  du  concert  de  la  Sylphide,  bouquets  que  les  assistants  ont 
pris  pour  des  fleurs  naturelles,  compose  dans  ce  moment  des  jardinières  merveil- 
leusement entremêlées,  qui  sont  destinées  à  orner  les  chapeaux  paillassons,  dont 
la  mode  veut  bien  encore  adopter  l'étrangeté  pour  cette  année.  Il  est  même  dé- 
cidé qu'on  les  garnira  des  plus  magnifiques  rubans,  tandis  que  les  chapeaux  de  riz 
seront  ornés  avec  la  plus  grande  simplicité,  ce  qui  ne  les  empêchera  pas  d'être 
très-bien  portés.  Vous  voyez  que  je  vous  annonce  une  innovation  dans  la  forme 
des  chapeaux  :  la  passe  carrée  est  gracieuse  et  sied  très-bien  au  visage ,  surtout  avec 
les  ornements  de  dessous  qu'on  lui  adjoint.  Dans  la  façon  des  robes  ,  rien  de  bien 
nouveau  n'a  encore  surgi  du  ciseau  de  nos  bonnes  faiseuses;  je  sais  cependant 
que  Mmes  Palmire  et  Debaisieux  font  celle  année  les  robes  excessivement  lon- 
gues et  sans  volants,  avec  les  manches  plates,  même  à  la  ville;  elles  posent  aussi 
une  fleur  au  milieu  du  corsage,  que  l'on  nomme  un  souvenir.  Il  y  aura  pourtant 
aussi  des  robes  à  volants ,  et  on  les  mettra  au  nombre  de  quatre  ou  cinq,  de  la  hau- 
teur de  la  main.  Les  robes  en  mousseline,  en  organdi,  auront  des  entre-deux  de 
valenciennes  ;  aussi  Mme  Ferrière-Pénona  en  a-t-elle  fait  ample  provision ,  comme 
de  tous  les  autres  genres  de  dentelles  ;  on  en  portera  cette  année  avec  redouble- 
ment, pour  mettre  autour  des  châles ,  desécharpes,  des  fichus  canezous;  il  faudra 
avoir  recours  à  Mme  Ferrière-Pénona,  car  on  ne  peut  pas  plus  aller  chercher 
ailleurs  ses  dentelles,  ses  guipures,  qu'il  n'est  permis  à  aucune  femme  de  bon 
goût  de  choisir  ses  parfums  autre  part  que  chez  Faguer-Laboullée.  Et  en  vérité, 
c'est  justice  que  les  femmes  lui  rendent  hommage,  ne  serait-ce  que  pour  son 
amandine ,  qui  efface  la  trace  des  veilles,  l'empreinte  de  la  fatigue,  et  rend  à 
leur  teint  tout  son  éclat  primitif.  Mais  Laboullée  a  encore  d'autres  droits  à  la  re- 
connaissance des  jolies  femmes  ;  car,  n'est-ce  pas  pour  elles  qu'il  compose  ces  par- 
fums suaves  et  délicats,  apanage  et  cachet  de  bonne  compagnie?  Quelle  est 
la  femme  qui  ne  connaît  tout  le  prestige  de  l'arôme  arraché  au  calice  des  Heurs, 
dont  chaque  jour  elle  déverse  quelques  gouttes  sur  ce  mouchoir  précieux  que 
Chapron  a  su  embellir  de  ses  magnifiques  dentelles  et  de  ses  inimitables  broderies? 
On  portera  un  très-grand  nombre  d'écharpes  cet  été  ;  j'en  ai  vu  en  gaze  rayée, 
d'une  excessive  fraieheur,  chez  Thiébaud-Guichard ,  ainsi  que  de  ravissantes  étoffes 
nouvelles,  qui  sont  presque  toutes  de  nuances  très-tendres.  A  propos  d'étoffes,  Ma- 
dame, un  mot  sur  l'entrepôt  de  la  rue  de  la  Vrillère,  dont  le  directeur  déploie  une 
activité  digne  de  tous  nos  éloges.  Cet  établissement,  qui  depuis  vingt-cinq  ans  ne 
vendait  qu'en  gros ,  a  ouvert  depuis  trois  ans  ses  magasins  aux  acheteuses  en  dé- 
tail, sans  augmenter  en  rien  ses  prix,  ce  qui  offre  un  avantage  considérable  à 
ces  mêmes  acheteuses;  cet  avantage  se  retrouve  aussi  dans  la  facilité  de  voir,  du 
premier  coup  d'œil,  le  prix  de  l'étoffe  que  l'on  désire,  puisque  ce  prix  est  marqué 


LA   SYLPHIDE.  187 

en  chiffres  sur  chacune  des  pièces  d'étoffe.  On  ne  saurait  s'imaginer  la  variété  des 
marchandises  qu'offre,  depuis  le  prix  le  plus  élevé  jusqu'au  plus  modique,  l'entrepôt 
de  la  rue  de  la  Vrillère;  le  choix  est  immense.  J'ai  vu,  entre  autres  jolies  choses, 
une  étoffe  appelée  le  jaspé  d'Orient,  qui  est  un  nouveau  tissu  ressemblant  beaucoup 
uu  foulard;  il  est  très-frais,  de  très-bon  goût,  et  fera  de  charmantes  robes  d'été  au 
prixde... quarante-huit  sous  l'aune!  — Puisque  je  suis  en  voie  de  vous  parler  indus- 
trie, il  en  est  une  qui  trouvera  bien  sa  place  ici,  c'est  celle  de  MM.  Dumont  et  Cie, 
inventeurs  d'un  nouveau  procédé  pour  fabriquer  des  châles  sans  envers.  Ces  châles 
ont  un  avantage  immense,  que,  dans  mon  ignorance,  en  pareille  matière,  je  vais  ta- 
cher de  vous  détailler  le  mieux  possible.  Vous  savez  que  nous  nous  sommes  toujours 
plaintes  que,  lorsque  nos  châles  avec  envers  avaient  été  portés  quelque  temps,  le 
broché  s'en  allait,  et  qu'il  fallait  les  renouveler  à  chaque  instant.  Avec  le  procédé 
de  M.  Dumont,  cet  inconvénient  n'existe  plus.  Dans  les  châles  ordinaires,  la  partie 
du  broché  qui  forme  le  dessin  à  l'endroit  du  chàle  dépasse  de  3/4,  il  ne  reste  donc 
plus  qu'un  1]4  pour  consolider  le  broché  à  l'envers;  tandis  que  dans  le  chàle  sans 
envers,  dont  le  travail  est  le  même  que  celui  de  l'Inde,  le  broché  ne  dépasse  que  de 
moitié  de  chaque  côté,  ce  qui  produit  cette  différence  d'être  sans  envers,  et  en  fait 
la  solidité.  Si  je  suis  entré  dans  cette  minutieuse  explication,  c'est  que  j'aurai  sou- 
vent à  vous  parler  de  ces  châles,  qui  ne  peuvent  manquer  d'avoir  une  grande  vogue. 
La  maison  de  commission  Giroud-de-Gand  et  Cie  en  fait  déjà  des  envois  toutes  les 
semaines  en  province.  Eh  bien,  Madame,  je  ne  m'étais  pas  trompée  sur  le  succès 
de  cette  dernière  maison,  la  voilà  maintenant  la  première  en  pied  dans  la  capitale 
pour  sa  spécialité;  et  elle  le  mérite,  car  nulle  autant  qu'elle  n'apporte  de  soins  et 
d'exactitude  aux  achats  dont  elle  est  chargée;  on  peut  l'appeler  à  juste  titre  la 
providence  des  provinces.  Je  viens  de  voir  expédier  par  elle  un  charmant  costume 
d'enfant  dû  au  talent  de  Cior-Cury,  le  tailleur  en  vogue  pour  enfants.  Ce  cos- 
tume était  en  velours  marron,  pantalon  blanc,  petite  casquette  de  fantaisie,  chemi- 
sette brodée ,  et  le  tout  d'un  goût  parfait ,  et  comme  le  pouvait  faire  Cior-Cury,  qui 
a  habillé  le  roi  de  Rome,  Henri  V,  et  a  toute  l'habitude  de  cette  spécialité.  — Voici  les 
modes  d'hommes,  telles  que  Barde  nous  les  donne  aujourd'hui  :  pour  monter  à  che- 
val, le  frac  vert,  bleu,  ou  pensée,  avec  petits  boutons  ciselés  ou  chiffrés;  le  gilet 
très-ouvert,  pantalon  demi-collant,  bottes  vernies  et  cravate  noire.  Les  gilets  les 
plus  riches  et  du  meilleur  goût  sont  toujours  pris  chez  Richard-Laurent,  dont  la 
bonne  renommée  ne  se  dément  pas  plus  pour  cette  spécialité  que  pour  celle  des  robes 
de  chambre,  qu'il  fait  si  belles  et  si  somptueuses.  Son  nom  est  donc  inscrit  sur  les 
tablettes  d'un  élégant,  comme  l'est  celui  de  Verdier  pour  les  cannes,  et  celui  de 
Benoit  pour  ces  délicieuses  petites  montres  mignatures  qui,  tant  petites  soient-elles, 
ne  se  dérangent  jamais. 

Quand  vous  recevrez  cette  lettre  le  carnaval  sera  clos  et  rectos,  la  mi-carème  passée. 
Si  le  beau  temps  continue,  les  promenades  seront  bien  plus  habitées  que  les  salons; 
déjà  les  boulevards,  le  soir,  sont  couverts  de  promeneurs,  et  on  va  prendre  des  glaces 
chez  Tortoni  ;  il  semble  alors  qu'on  assiste  encore  à  ces  belles  réunions  dont  ses  ra- 
fraîchissements ont  fait  partie  tout  l'hiver.  On  croit  entendre  le  bruit  de  l'orchestre, 
l'appel  à  la  danse...  Mais  de  tout  cela  il  ne  reste  que  le  souvenir  et  les  glaces...  c'est 
encore  quelque  chose!  Baronne  marie  de  l 


1S8 


LA   SYLPHIDE. 


UNE    AVENTURE 


®y  ©@[^ti  ©g  ©/A^umim; 


1785. 


l  y  avait  cercle  nombreux,  jeu  et  concert  chez  M.  de  Miro- 
mesnil;  mais  à  peine  les  nobles  invités  accordaient-ils  une 
attention  distraite  aux  accents  des  virtuoses;  le  pharaon 
même  avait  réuni  tout  au  plus  quatre  ou  cinq  personnes 
autour  de  la  table  chargée  d l'or.  La  foule  n'avait  de  regards 
et  d'oreilles  que  pour  un  homme  âgé  de  quarante  ans  en- 
viron, aux  yeux  expressifs,  à  la  contenance  assurée,  au 
langage  éloquent  et  légèrement  italianisé.  On  se  pressait 
afin  de  le  voir,  de  l'entendre  ;  auprès  de  lui  palissaient  la 
beauté  des  femmes,  l'éclat  des  diamants.  Accoutumé  à  une 
existence  théâtrale,  aux  luttes  de  la  controverse,  aux  trans- 
ports d'admiration,  il  ne  s'étonnait  ni  de  l'incrédulité,  ni 
du  fanatisme  ;  ses  détracteurs  et  ses  adeptes  semblaient  être  aussi  bienvenus  de  lui 
les  uns  que  les  autres.  Infatigable  dans  ses  improvisations  et  sachant  mettre  la 
science  à  la  portée  des  gens  du  monde,  il  répondait  à  toutes  les  questions,  expli- 
quait tous  les  systèmes,  et  se  prêtait  même  à  interroger  les  lignes  des  blanches 
mains  qu'on  lui  présentait  pour  connaître  l'avenir. 

«Eh  bien!  s'écriait  le  marquis  de  Ségur,  notre  moderne  Merlin  fait  des  merveilles. 
Avions-nous  tort  de  proclamer  sa  victoire  sur  ses  ennemis? 

—  J'ignore,  dit  en  souriant  M.  de  Miromesnil ,  si  ses  oracles  sont  plus  sûrs  que 
ceux  de  Calchas;  mais  certainement  sa  conduite  à  Strasbourg  a  dû  lui  concilier 
l'estime  générale.  Visitant  les  hôpitaux,  se  courbant  sur  le  lit  des  souffrants,  il  a 
rendu  à  la  santé,  à  la  vie,  des  milliers  de  malades...  Eh!  mais,  qu'est-ce  que  lui 
demande  le  chevalier  de  Savorny,  cet  adversaire  déclaré  des  sciences  occultes?... 
son  horoscope,  sans  doute...  » 

Mus  par  la  curiosité,  les  deux  gentilshommes  s'approchèrent. 

Le  silence  s'était  établi  dans  le  salon  eomnie  par  enchantement ,  les  dames  n'agi- 
taient même  plus  leurs  éventails.  On  avait  ménagé  un  vaste  espace  pour  le  chevalier 
et  le  comte  de  Cagliostro. 

Celui-ci  consulta  longtemps  le  front  et  la  paume  de  la  main  droite  de  M.  de  Savorny, 
qui ,  prenant  une  attitude  de  défi  et  laissant  un  sourire  dédaigneux  errer  sur  ses 
lèvres,  paraissait  jouir  d'avance  de  la  confusion  du  célèbre  Sicilien.  Cependant 
Cagliostro  était  devenu  grave  et  rêveur.  Au  froncement  de  ses  sourcils,  à  l'inquié- 
tude de  ses  gestes,  on  eût  pu  aisément  deviner  qu'il  regrettait  de  s'être  engagé  dans 
cette  épreuve. 

«Monsieur,  dit-il,  tenez-vous  à  voir  cette  opération  se  terminer? 

—  Si  j'y  tiens!  répondit  le  chevalier  d'un  ton  moqueur,  beaucoup.  Vous  m'obli- 
gerez en  voulant  bien  continuer.  Peut-être  avez-vous  à  me  prédire  une  carrière 
glorieuse  avec  la  formule  qui  termine  tous  les  contes  de  fées...  » 

Cagliostro  hocha  la  tête,  et,  baissant  la  voix  :  «  Ne  vous  a-t-on  pas  provoqué  en 
duel? 


IA   SYLPHIDE. 


I8U 


C'est  vrai,  dit  M.  de  Savorny  avec  indifférence...  I  n  hobereau  de  province, 

un  sot...  Il  n'est  pas  sûr  que  je  lui  fasse  l'honneur  de  croiser  mon  épée  avec  la 
sienne. 

—  Vous  agiriez  sagement.  » 

Plusieurs  personnes  s'écrièrent  :  «  Messieurs,  vous  manquez  à  la  règle,  aux  con- 
ventions; nous  devons  tout  entendre.  » 

L'étranger  promena  autour  de  lui  un  regard  empreint  d'une  indicible  expression , 

e)    repoussant  la  main  du  chevalier,  dit  :  «  Une  autre  1 che  que  la  mienne  doil 

parler  ci  cette  occasion.  Je  pourrais  n'être  pas  cru.  Kt  pourtant  les  nuages  de  l'avenir 
...  sonl  écartés;  le  livre,  écrit  par  les  anges  eux-mêmes,  s'esl  ouvert  à  une  page 
terrible  et  m'a  montré  des  lettres  flamboyantes...  J'invoquerai  le  témoignage  d'une 
pupille. 

—  Une  pupille'.' 

—  Oui ,  un  enfant.  Y  a-t-il  dans  l'hôtel  uue  petite  fille  de  dix  ans'.' 

—  Sans  doute,  dit  M.  de Miromesnil ,  la  nièce  de  mon  intendant.  » 

Cinq  minutes  après,  cette  enfant  paraissait  dans  le  salon,  toute  honteuseet  fro 
ses  yeux  bleus  encore  chargés  de  sommeil.  Le  comte  de  Cagliostro  l'attira  doucement, 
la  rassura  ;  puis,  avant  t'ait  déployer  un  paravent  et  placer  sur  une  table  une  carafe 
pleine  d'eau,  il  étendit  les  mains  au-dessus  des  cheveux  blonds  de  Marie,  prononça 
quelques  paroles  dans  une  langue  orientale  et  ajouta  solennellement  : 

o  Ma  chère  colombe,  promettez-vous  de  raconter  tout  ce  que  vous  apercevrez  dans 
le  miroir  de  cette  eau?— Je  le  promets.  -  Soyez  attentive.  Dès  ce  moment  vous 
êtes  en  communication  avec  le  ciel.  Que  voyez-vous?  —  Un  beau  monsieur.  —  Quel 
est  son  costume?  —  Un  habit  de  soie  bleue,  une  veste  de  satin  blanc...  » 

Tous  les  yeux  se  portèrent  sur  le  chevalier,  qui  avait  en  effet  un  habit  de 
soie  bleue  et  une  veste  de  salin  blanc. 

«  Où  est-il?  —  [ci.  —  Que  fait-il  en  ce  moment  ?  —  Il  vous  regarde  en  riant. 
—  Que  lui  arrivera-t-il  demain?  —  Demain?...» 

La  voix  de  l'enfant  se  troubla...,  ses  joues  devinrent  pales...,  des  larmes  mouil- 
lèrent ses  paupières...  Mais  Cagliostro,  la  dominant  par  sa  puissance  magnétique, 
répéta  impérieusement  : 
«Que  lui  arrivera-t-il  demain? 

—  0  mon  Dieu!...  c'est  bien  dommage!...  Comme  il  soutire!...  Son  sang  coule.. 
Il  dit  une  prière  avec  un  abbé...;  et  puis,  et  puis...,  il  ne  remue  plus!  » 

Un  cri  d'effroi  retentit  dans  l'assemblée.  On  se  précipita  vers  le  paravent . 
tandis  que  Cagliostro  prodiguait  ses  soins  à  la  petite  Marie,  tout  épuisée  par  les 
tableaux  surnaturels  qui  l'avaient  transportée  dans  un  autre  monde.  Les  amis  du 
chevalier  l'entourèrent ,  en  cherchant  à  le  rassurer  contre  le  résultat  de  cette 
scène  de  fantasmagorie  :  mais  ce  dernier  avlit  conservé  son  flegme  habituel,  et, 
s' approchant  du  comte ,  il  le  salua  avec  grâce  en  disant  : 

«J'espère,  Monsieur,  malgré  vos  sinistres  augures,  que  nous  serons  encore 
longtemps  bons  amis.  Le  moins  ému  ici,  c'est  moi ,  car  je  persiste  à  considérer 
ceci  comme  une  spirituelle  plaisanterie.  Au  reste,  l'heure  où  nous  parlons  ne 
nous  appartient  déjà  plus.  Nous  sommes  tous  mortels...  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
plus  tard  ,  qu'importe?...  » 
Et,  prenant  congé  de  M.  de  Miromesnil,  il  s'éloigna  sur  la  pointe  du  pied. 
Le  lendemain  matin,  sur  les  bords  de  la  Bièvre,  un  jeune  gentilhomme,  at- 
teint à  la  poitrine  d'un  grand  coup  d'épée ,  expirait  entre  les  bras  d'un  prêtre 
de  la  paroisse  Saint-Médard ,  appelé  en  toute  hâte  pour  donner  au  blessé  les  se- 
cours de  la  religion.  On  trouva  sur  lui  une  lettre  d'adieux  adressée  à  la  marquise 
d'O ,  sa  maîtresse. 


190  LA    SYLPHIDE. 


Il 


Trois  mois  s'étaient  écoulés.  Après  avoir  commenté  de  mille  façons  les  cir- 
constances mystérieuses  du  funeste  duel  de  M.  de  Savorny,  la  société  parisienne 
avait  porté  son  attention  ou  plutôt  son  inconstance  sur  d'autres  sujets,  sinon  plus 
intéressants,  du  moins  plus  neufs. 

Un  soir,  comme  Cagliostro  sortait  d'un  de  ces  hôtels  retirés  qui  s'égaraient 
vers  les  extrêmes  limites  du  faubourg  Saint-Honoré ,  deux  hommes,  l'un  vêtu 
de  noir,  l'autre  en  petite  livrée,  s'approchèrent  de  lui.  Le  premier,  après  l'avoir 
gravement  salué,  lui  dit  :  —  Monsieur,  n'ètes-vous  pas  médecin? 

—  Moi,  médecin?  s'écria  le  comte  en  jetant  sur  l'inconnu  un  regard  de  soupçon... 
Peut-être  oui,  peut-être  non  :  je  m'occupe  de  sciences  avec  mes  amis,  et  je  voyage 
pour  m'instruire.  —  Pardonnez-moi,  Monsieur,  si  j'insiste;  mais  les  ordres  que 
j'ai  reçus  sont  formels.  —  Quels  ordres?...  et  en  quoi  peuvent-ils  me  concerner? 
vous  vous  méprenez  sans  doute...  —  Je  ne  me  suis  pas  trompé,  vous  êtes  le  célèbre 
Cagliostro.—  Ah  !  vous  le  savez?...  Au  reste,  cela  n'a  rien  d'étonnant,  vous  m'aurez 
vu  quelque  part.  » 

Machinalement  Cagliostro  appuya  la  main  gauche  sur  la  garde  de  son  épée  pour 
s'assurer  contre  toute  surprise.  La  pensée  lui  vint  que  le  lieutenant  de  police  vou- 
lait le  faire  arrêter  poliment  et  conduire  à  la  Bastille ,  et  que  probablement  une  es- 
couade de  maréchaussée  n'était  pas  loin,  prête  à  se  montrer  au  moindre  signe 
de  résistance.  Il  jugea  donc  à  propos  de  se  modérer  et  de  s'abandonner  au  hasard. 

«  Eh  bien,  reprit-il,  on  réclame  mes  soins?  —  Oui,  Monsieur.  Une  personne  de 
qualité  a  besoin  des  secours  de  votre  expérience.  —  Une  dame?  — Une  personne 
de  qualité...  —  Je  comprends. 

—  Un  carrosse  est  là  qui  vous  attend.  Dans  deux  heures  on  vous  ramènera  ici. 

—  Allons,  je  m'abandonne  à  vous.  D'ailleurs,  se  dit-il  intérieurement,  ce  n'est  pas 
la  première  fois  que  j'ai  été  conduit  mystérieusement  vers  ces  réduits  de  l'amour 
qu'on  appelle  petites  maisons.  » 

Au  coin  d'une  rue  à  peine  éclairée  par  le  reflet  vacillant  de  quelques  réver- 
bères ,  stationnait  un  carrosse  sans  armes.  Le  laquais  ouvrit  la  portière  ,  et  abaissa 
vivement  le  marchepied.  Gagliostro  et  l'homme  vêtu  de  noir  y  montèrent.  Les 
chevaux  partirent  d'un  pas  rapide. 

Quoiqu'on  fût  au  mois  de  juin,  la  nuit  était  obscure;  des  nuages  floconneux 
au  fond  brun  et  aux  contours  grisâtres  se  pressaient  dans  l'éther  et  cachaient  le 
radieux  bandeau  des  étoiles.  Nul  bruit  ne  se  faisait  entendre  ,  hors  celui  des  roues 
sur  le  pavé  inégal.  Seule  une  patrouille  du  guet  s'était  montrée,  mais  elle  dor- 
mait en  marchant;  et  puis,  elle  n'avait  pas  à  s'occuper  d'une  voiture  qui  pou- 
vait contenir  un  grand  seigneur  revenant  de  quelque  médianoche. 

Au  bout  d'une  heure,  et  après  de  nombreux  détours  qui  avaient  pour  but  de 
donner  le  change  à  Cagliostro  sur  le  lieu  où  il  se  trouvait ,  le  carrosse  s'arrêta 
devant  une  grille  antique.  La  grille  s'ouvrit  aussitôt,  et  le  carrosse  roula  sur  un 
sable  doux  et  lin,  en  suivant  les  sinuosités  d'une  allée  étroite  et  touffue.  Un 
parfum  printanier  embaumait  l'air  ;  on  eût  dit  que  chaque  feuille  de  ce  délicieux 
jardin  cachait  une  rose,  chaque  brin  d'herbe  une  violette.  L'esprit  du  comte, 
fasciné  par  ce  délicieux  tableau,  s'était  reporté  aux  souvenirs  de  ses  voyages  en 
Grèce,  en  Turquie ,  à  Malte ,  et  évoquait  la  poésie  vivante  de  l'Orient.  Quelles  nou- 
velles surprises  ne  lui  étaient  pas  réservées  !  Après  le  paysage,  le  palais  d'Armide  ; 
après  le  temple,  la  déesse. 

Un  joli  pavillon  de  structure  italienne,  à  moitié  perdu  dans  une  touffe  de  ver- 
dure, s'offrit  enfin  aux  regards  du  comte.  On  descendit.  Cagliostro  fut  conduit, 


IV    sYmillU. 


101 


dans  l'ombre,  jusqu'à  un  escalier  spacieux  et  bien  tapissé.  Au  premiei 
son  guide  s'arrêta,  dit:  Cest  ici,  et  introduisit Cagliostro  dans  un  boudoir  étin- 
celant  de  glaces,  de  cristaux,  de  dorures,  quoique  éclairé  faiblement  par  une 
lampe  d'albâtre.  Sur  un  sofa  était  couchée  à  demi  une  femme  dont  la  vue, 
loin  d'interrompre  le  rêve  du  Sicilien,  sembla  le  réaliser.  Car  elle  était  aussi 
belle  de  son  émotion  que  de  sa  beauté,  et  lorsqu'elle  essaya  de  se  lever,  sa  taille 
souple  et  gracieuse  ondula  comme  le  col  d'un  cygne,  et  les  larges  plis  de  sa 
robe  de  soie  rose  se  déroulèrent  avec  un  harmonieux  frôlement.  Bientôt  elle 
retomba  sur  le  sofa,  en  invitant  par  un  geste  le  comte  à  s'approcher,  à  s'asseoir 
en  tare  d'elle,  sous  le  feu  de  ses  regards... 

m. 

Vu  moment  où  Cagliostro,  obéissant  à  l'inconnue,  prenait  place  dans  un  fau- 
teuil en  tapisserie ,  le  timbre  argentin  d'une  pendule  sonna  minuit.  La  dame  tres- 
saillit et  agita  involontairement  ses  blanches  épaules.  On  eût  dit  qu'elle  avait 
froid  'Le  comte  s'approcha  davantage.  Un  intérêt  inexplicable  s'unissait,  au  fond 
de  son  cœur  au  trouble  des  sens.  En  vain  consultait-il  sa  mémoire;  jamais  cette 
femme  ne  lui  était  apparue.  Il  fallait  que  ce  fût  une  étrangère  récemment  ar- 
rivée à  Paris.  En  effet,  les  premiers  mots  qu'elle  prononça  trahirent  une  origine 

espagnole.  ...       .  ... 

«Je  vous  dois  mille  remerciements ,  Monsieur  ;   vous  alliez  a  vos  plaisirs , 

neut-èlre...  J'ai  disposé  de  votre  temps. 

-C'est  moi,  Madame,  qui  éprouve  le  besoin  de  vous  remercier;  car  vous 
m'avez  transporté  de  la  vie  réelle  au  sein  d'un  monde  enchanté. 

—  N'appelez  pas  ainsi  une  modeste  maison  toute  rustique. 

—  Vous  l'habitez,  c'est  l'Eden ,  l'Eldorado  ! 

—  Seriez-vous  flatteur,  monsieur  le  comte? 

—  J'ai  le  bonheur  de  n'être  pas  aveugle. 

—  On  m'avait  parlé  de  votre  goût  pour  les  mystères...  Je  m'y  suis  conformée, 
voilà  tout.  Désirant  voir  un  homme  aussi  célèbre ,  j'ai  voulu  bannir  en  cette 
circonstance  l'étiquette  des  salons.  Du  reste,  Monsieur,  vous  n'êtes  pas  mon 
prisonnier,  et  quand  nous  aurons  soupe,  je  vous  renverrai  à  votre  femme,  la 
charmante  Lorenza  Feliciani. 

—  Lorenza ,  comparée  à  vous ,  est  le  soleil  couchant  auprès  de  la  splendide 

aurore.  ,  . 

—  Qu'importe  si  je  suis  belle  à  vos  yeux?...  vous  ne  m  aimez  pas. 

—  Je  vous  admire. 

—  Vous  n'aimez  que  la  science. 

—  C'est  une  maîtresse  exigeante,  ingrate,  à  qui  l'on  fait  volontiers  des  infidélités.» 
En  parlant  ainsi ,  Cagliostro  saisissait  délicatement  la  main  effilée  de  l'inconnue 

et  y  posait  ses  lèvres.  Par  la  force  de  l'habitude  il  se  mit  à  en  examiner  les 
ligues.  La  dame,  s'apercevant  de  cette  préoccupation ,  retira  vivement  sa  main  et 
dit  avec  un  sourire:  «  Vous  vouliez  peut-être  m'annoncer  mon  horoscope?  Oh! 
point  de  magie,  cela  m'effraie.  Je  vais  donner  des  ordres  pour  le  souper.» 

Elle  se  leva,  et  disparut  par  une  petite  porte  cachée  dans  la  boiserie. 

Le  comte  était  devenu  pâle.  Une  sueur  glacée  coulait  sur  son  front;  car  la 
main  de  cette  enchanteresse ,  cette  main  douce  comme  la  plus  douce  étoffe  de 
soie  venait  de  lui  apprendre  qu'un  crime  se  préparait  ;  un  assassinat  dans 
l'ombre...  Le  souper  devait  être  saturé  de  poison,  poison  mortel  que  la  dame 
partagerait  avec  son  convive.  —  Cagliostro  se  souvint  alors  d'une  marquise  d'O..., 


10-2  LA   SÏLPHIDE. 

dont  il  avait  entendu  parler,  riche  Espagnole  qui  s'était  vouée  à  la  retraite  et 
aux  larmes  depuis  le  jour  fatal  où  le  chevalier  de  Savorny  avait  succombé  sous 
les  coups  de  son  adversaire.  «  Plus  de  doute,  la  marquise  a  formé  le  dessein 
de  venger  le  trépas  de  son  amant,  qu'elle  attribue  aux  prédictions  sinistres 
faites  publiquement  chez  M.  de  Miromesnil.  »  Le  comte  sent  qu'il  est  perdu  ;  car 
s'il  repousse  le  poison ,  échappera-t-il  à  des  laquais  armés  jusqu'aux  dents  et 
.soumis  aveuglément  à  leur  maîtresse?  Un  seul  parti  lui  reste  :  fasciner  la  marquise 
à  force  d'amabilité,  d'éloquence;  l'intéresser  à  son  art,  et  arracher  de  ce  cœur 
ulcéré  un  profond  ressentiment.  Mais  peut-il  espérer  que  le  courroux  d'une  femme 
ardente  cédera  facilement ,  et  que  l'ombre  du  chevalier  demandant  le  sang  poul- 
ie sang,  cessera  d'être  entendue? 

Toutes  ces  pensées  s'étaient  succédé  dans  son  esprit  avec  la  rapidité  de  la 
foudre.  Lorsque  la  marquise  reparut,  Cagliostro  semblait  absorbé  dans  la  con- 
templation d'un   trumeau  de  Boucher. 

«  Vous  regardiez  ces  figures ,  monsieur  le  comte. 

—  Oui,  et  je  songeais  malgré  moi  à  l'instabilité  des  choses  .humaines. 

—  Voilà  une  idée  bien  grave...,  à  propos  d'un  peintre  de  bergeries. 

—  Elle  est  juste.  Je  me  disais  :  Avant  peu  d'années,  cette  fraîcheur  de  coloris 
aura  disparu;  ces  chairs  auront  jauni;  l'artiste  lui-même  ne  reconnaîtrait  plus 
.son  œuvre. 

—  Son  œuvre  est  ici  et  elle  y  restera. 

—  Et  vous-même,  Madame,  est-il  sur  que  vous  y  soyez? 

—  Bannissez  cette  noire  mélancolie.  J'ai  un  vin  de  Xérès ,  de  mon  beau  pays, 
qui  vous  rendra  la  gaieté. 

—  Je  l'espère...  Mais  excusez-moi  si  je  vous  fais  si  triste  compagnie  :  parfois 
il  me  vient  soudainement  de  ces  accès  de  lièvre...,  misanlhropique.  J'ai  tant  souffert  ! 

—  Vous  ,  Monsieur,  vous! 

—  Votre  air  de  doute  me  prouve  que  vous  ne  me  connaissez  pas  encore.  —  Oui, 
Madame,  j'ai  amassé  non  pas  un  trésor  de  roi ,  mais  un  trésor  de  douleurs,  comme 
les  prophètes.  Ma  vie  n'a  été  qu'une  lutte  contre  la  calomnie,  l'ignorance  et  l'in- 
gratitude.» 

La  marquise  se  plaça  de  nouveau  sur  le  sofa  et  se  couvrit  à  moitié  le  visage 
d'un  riche  éventail  pour  dissimuler  un  certain  embarras.  Cagliostro  resta  debout 
et  légèrement  incliné  sur  le  dossier  de  son  fauteuil.  Sachant  qu'il  n'avait  pas  un 
moment  à  perdre,  il  continua  avec  chaleur  :  «  Si  j'eusse  été  cupide,  peut-être 
aujourd'hui,  créateur  de  mes  propres  richesses,  apparaitrais-je  aux  hommes  comme 
un  nouveau  Baal,  statue  d'or  objet  de  leurs  respects;  mais  j'ai  dédaigné  les  pro- 
fits de  la  science  pour  n'aspirer  qu'à  ses  palmes  glorieuses  ;  j'ai  voulu  conquérir 
la  puissance  de  l'Éternel,  lui  dérober  un  rayon  de  son  soleil.  Pourquoi  eussé-je 
été  plus  favorisé  que  Promélhée?  A  une  audace  de  Titan  il  faut  un  supplice  de 
Titan. 

—  Mais,  dit  la  dame,  d'un  son  de  voix  empreint  de  raillerie  et  d'amertume  , 
vous  n'êtes  pas  à  plaindre;  de  nombreux  revers  n'ont  pas  traversé  votre  existence: 
vous  ne  pleurez  aucun  être  chéri... 

—  Je  pleure  sur  la  mort  qui  règne  en  dedans  de  moi...,  sur  la  perte  de  mes  illu- 
sions. J'ai  la  gloire ,  et  non  le  bonheur.  Errant  de  contrée  en  contrée  ,  je  ne  puis  faire 
un  pas  sans  marcher  sur  un  libelle  lancé  contre  moi 

—  Mais,  Monsieur,  pourquoi  errez-vous  ainsi? 

—  C'est  que  je  n'ai  point  de  patrie,  Madame.  Je  ne  tarde  pas  à  peser  sur  le  sol  qui 
m'accorde  l'hospitalité...,  comme  l'oiseau  qui,  soumis  aux  lois  des  saisons,  doit, 
tous  les  ans,  aller  chercher  le  soleil  par  delà  l'Océan.  » 

La  marquise  joignit  les  mains  en  regardant  fixement  son  interlocuteur.  Celui-ci 


LA  SYLPHIDE. 


1<J3 


rapprocha  son  fauteuil,  et,  levant  sur  la  belle  Espagnole  des  yeux  remplis  de  ten- 
dresse :  o  La  science  m'a  livré  cependant  une  admirable  compensation,  car  je  puis 
olfrir  à  la  femme  qui  m'aimera  un  trésor  incomparable 

—  En  vérité?  Vite,  contez-moi  cela. 

—  Mais  si  l'on  nous  entendait C'est  un  secret  important. 

—  Mettez-vous  ici.  » 

Cagliostro  se  plaça  sur  le  sofa,  près  de  la  marquise.  Leurs  mains ,  leurs  cheveux 
se  louchaient. 

a  On  vous  a  parlé  de  mon  élixir  de  vie,  composé,  dit-on,  suivant  la  méthode 
paracelsique,  d'or  et  d'aromates Enfantillage!  Est-il  donné  à  une  créature  hu- 
maine d'arrêter  le  bras  de  la  mort ,  de  remplir  de  nouveau  le  sablier  qui  a  versé  tout 
son  sable?....  Cette  découverte  merveilleuse  avait  un  autre  but,  et  ce  que  je  possède 
seul,  c'est  l'élixirde  beauté. 

—  De  beauté?.... 

—  O  mon  trésor!  tu  m'as  assez  coûté  de  recherches!...  Mais  tu  es  à  moi;  je  ne  te 
vendrai  pas,  m'offrirait-on  les  revenus  du  Mexique.  Tu  appartiendras  exclusivement 
à  une  femme  si  belle  déjà  qu'elle  n'a  qu'à  rester  la  même  pour  être  la  reine  de  son 

sexe Arrière  toutes  les  autres  !  M'implorassent-elles  à  genoux,  leur  lèvre  avide 

ne  recueillera  pas  une  goutte  du  précieux  breuvage!  Celle  qui  d'un  regard  m'a 
enchanté ,  celle  qui  m'est  apparue  telle  qu'une  divinité,  aura  le  tribut  de  mes  travaux. 
Fière  et  majestueuse,  elle  verra  se  flétrir  l'éclat,  la  fraîcheur  des  femmes  les  plus 

charmantes,  desPolignac,  des  Saint-Aignan,  des  Polastron Elle,  au  contraire, 

s'élèvera  droite  et  blanche  comme  le  lis  sur  sa  tige,  et  jamais  l'admiration  ne  se 
détournera  d'elle ,  jamais  son  cortège  ne  diminuera.  L'amour  m'aura  prêté  la  puis- 
sance de  Dieu  !....  O  Madame!  vous  qui  avez  rendu  à  mon  cœur  les  battements  de  la 
jeunesse,  vous  dont  le  regard  me  fascine,  dont  la  voix  m'enivre,  voulez- vous  être 
cette  femme?  Voulez-vous,  en  échange  de  votre  beauté  présente,  recevoir  de  moi 
celle  de  l'avenir?  Je  suis  à  vous,  à  vous  seule!  Ah!  répondez,  répondez!....» 

Sa  voix  avait  un  accent  pénétrant ,  l'éclair  du  génie  illuminait  son  front  ;  il  était 
sublime  d'expression.  La  marquise,  en  proie  à  mille  émotions,  palissait  et  rougis- 
sait tour  à  tour  ;  elle  semblait  faire  un  dernier  effort  pour  se  soustraire  à  cette 
influence  magnétique. 

La  petite  porte  s'ouvrit...  L'homme  vêtu  de  noir  et  un  laquais  placèrent  au  milieu 
du  boudoir  une  table  chargée  de  mets  et  de  vins  exquis.  Cagliostro  frissonna;  mais 
la  marquise,  se  levant  avec  vivacité,  dit  d'une  voix  impérieuse  et  émue  :  «  Rempor- 
tez tout  cela,  nous  n'avons  pas  faim.  » 

Et  quand  ils  furent  seuls,  elle  tira  d'une  armoire  des  boîtes  de  conserves  et  de 
dragées ,  en  disant  : 

«  Tenez ,  comte,  voulez-vous  que  nous  fassions  un  repas  d'amants? » 

ALFRED    DES    ESSARTS. 


194 


LA   SYLPHIDE, 


vil 


il 


I    & 


PREMIER    ARTICLIi. 


es  portes  du  Louvre,  après  un  attermoiement  de 
quinze  jours,  viennent  enfin  de  s'ouvrir.  Ces  re- 
tards, qui  chaque  année  se  renouvellent,  rendent, 
je  crois,  un  mauvais  service  aux  artistes;  car  l'on 
est  d'autant  plus  exigeant  que  l'on  a  plus  attendu, 
la  longue  attenle  étant  difficile  à  satisfaire. 

Bien  que  l'Exposition  de  cette  année  soit  privée 
des  productions  de  nos  peintres  les  plus  remar- 
quables, on  y  remarque  pourtant  quelques  tableaux 
dont  le  mérite  doit  diminuer  les  regrets  que  cette 
absence  cause  ;  on  doit  surtout  citer  les  toiles  de 
MM.  Allaux,  Eugène  Delacroix,  Winterhalter, Henry 
Scheffer,  Calame,  Didey  et  Hornung.  MM.  Decamps, 
Horace  Vernet  et  Ary  Scheffer  n'ont  rien  envoyé 
du  tout,  au  grand  désappointement  des  nombreux 
admirateurs  du  talent  de  ces  artistes. 
i-"L"\jii^  M.  Allaux  a  reproduit  quelques  pages  de  noire 

histoire  d'une  manière  vraiment  grandiose,  et  dans  laquelle  la  vérité  historique  la 
plus  fidèle  s'unit  à  la  correction  du  dessin  et  à  la  poésie  des  détails.  Nous  croyons 
ses  tableaux  destinés  à  un  grand  succès  :  les  États-Généraux  de  Paris  sous  Philippe 
de  Valois,  l'Assemblée  des  Notables  à  Rouen  sous  Henri  IV,  les  États-Généraux  de 
Paris  sous  Louis  XIII,  méritent  en  effet,  à  tous  égards,  l'attention  particulière  dont 
ils  sont  l'objet.  M.  Allaux,  bien  que  déjà  connu  par  des  productions  de  mérite,  vient  de 
prouver  par  ses  nouvelles  œuvres  que  son  talent  pouvait  vaincre  les  plus  grandes 
difficultés  et  réaliser  de  sérieuses  destinées. 

M.  Scheffer  se  signale,  comme  toujours,  par  son  admirable  entente  de  la  lumière 
et  par  la  conscience  de  son  dessin  :  les  portraits  de  Casimir  Delavigne  et  de  ma- 
dame ""  résument  merveilleusement  les  rares  qualités  de  cet  artiste. 

L'école  genevoise  nous  a  de  nouveau  envoyé  les  mêmes  représentants  que  les 
années  précédentes  :  MM.  Didey,  Calame  et  Hornung  sont  encore  les  astres  lumi- 
neux de  celte  école,  digne  rivale  de  celle  de  Paris.  Le  portrait  de  Mme  la  duchesse 
de  Nemours,  par  Winterhalter,  est  un  chef-d'œuvre  de  grâce,  de  dessin  et  de  co- 
loris ;  ce  peintre,  n'aurait-il  produit  que  ce  seul  tableau,  mériterait  d'être  rangé 
parmi  les  sommités  artistiques  de  notre  temps. 

Pour  le  moment,  nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  l'énumération  des  tableaux  ; 
nous  n'entamerons  pas  non  plus  la  discussion  du  mérite  de  ceux  que  nous  avons 
déjà  cités,  car  le  premier  examen  de  l'Exposition  étant  nécessairement  un  peu  con- 
fus, il  importe  d'attendre  un  certain  temps  avant  d'émettre  une  opinion,  attendu 
que  les  idées  sont  d'autant  plus  claires  et  précises  que  l'on  se  sépare  davantage  de 
ses  impressions.  Ainsi,  à  notre  prochain  article  seulement,  nous  examinerons  cha- 
cune à  part  les  œuvres  que  nous  avons  mentionnées. 
Pourtant,  avant  toutes  choses,  il  nous  semble  convenable  de  définir  ici  le  sens 


LA    SYLPHIDE.  195 

des  termes  dont  on  se  sert  dans  les  arts.  Comme  on  ne  peut,  dans  cette  question, 
apporter  la  même  rigueur  d'exactitude  que  dans  l'ordre  géométrique,  il  est  indis- 
pensable de  D'employer  que  des  mots  dont  la  valeur  soit  bien  déterminée;  car,  en 
pareille  matière  surtout,  la  perfection  de  l'analyse  dépend  de  la  clarté  du  langage. 

Chaque  art  a  ses  moyens  particuliers  d'expression  :  la  poésie  se  sert  du  langage; 
la  musique,  des  sons;  la  peinture,  des  lignes  et  des  couleurs.  Ne  devant  nous  oc- 
cuper ici  que  de  peinture,  nous  n'allons  parler  que  de  ce  qui  lui  est  relatif. 

Il  y  a  chez  elle  le  dessin,  la  distribution  de  la  lumière,  le  coloris,  la  pâle  et  la 
touche, ce  sont  les  qualités  matérielles;  la  conception,  l'ordonnance  et  l'expression, 
sont  les  qualités  poétiques. 

Le  dessin  circonscrit  les  corps  et  trace  les  formes;  c'est  le  premier  mérite  de  la 
peinture.  C'est  dans  les  extrémités,  notamment,  que  le  dessin  est  indispensable, 
non-seulement  parce  qu'elles  renferment  la  vie,  le  mouvement  et  l'action,  mais 
encore  parce  que  la  forme  de  ces  parties  est  la  plus  difficile  à  rendre,  et  qu'elle  dé- 
termine le  beau  et  le  laid;  la  tète,  les  mains  et  les  pieds  sont  donc  les  premiers 
sujets  d'étude  que  doit  8e  proposer  le  peintre. 

Le  dessin  est  correct  lorsque  les  proportions  sont  exactes;  il  est  riche  lorsqu'il 
rend  avec  détail  toutes  les  saillies  des  muscles  et  tous  les  accidents  d'un  corps;  il 
est  grand  et  beau  lorsque  les  lignes  sont  nobles  et  pures,  et  que  la  force  de  l'ex- 
pression s'unit  à  la  perfection  de  l'ensemble.  Ainsi,  les  maitres  de  l'antiquité,  con- 
sidérant l'idéal  de  la  beauté  comme  la  partie  la  plus  sublime  de  l'art,  avaient  été 
jusqu'à  subordonner  la  proportion  à  cet  idéal. 

Enfin,  le  dessin  est  savant  lorsqu'il  est  parfaitement  exact  dans  les  contours,  et 
que  l'on  y  remarque  cette  sûreté  de  science  qui  fait  accuser  toutes  les  parties;  car, 
ainsi  que  dans  l'étude  des  langues  et  de  la  musique  il  faut  articuler  fortement  et 
les  tons  et  les  mots  pour  parvenir  à  la  pureté  de  l'harmonie  et  à  la  netteté  de  la 
prononciation  ;  de  même,  dans  le  dessin ,  ce  n'est  que  par  des  contours  fermes,  nom- 
breux et  décidés  que  l'on  parvient  à  la  vérité  complète  de  la  forme. 

La  distribution  de  la  lumière  relève  immédiatement  du  dessin,  car  le  dessin  ne 
détermine  que  la  hauteur  et  la  largeur  d'un  corps;  c'est  la  lumière  seule  qui,  en 
éclairant  ou  couvrant  d'ombre  ses  diverses  parties,  lui  donne  la  troisième  dimen- 
sion, la  profondeur. 

Après  le  dessin  et  la  distribution  de  la  lumière,  arrive  la  couleur;  elle  est  vraie 
si  elle  imite  bien  la  nature;  harmonieuse,  lorsque  toutes  les  nuances,  sans  se 
heurter,  sont  habilement  ramenées  à  un  ton  général  qui  les  concilie  et  les  domine; 
enfin  elle  est  ferme  lorsqu'elle  est  sentie  et  posée  sans  tâtonnements.  On  dit  aussi 
qu'âne  peinture  est  bleue,  verte  ou  rouge,  si  l'une  de  ces  couleurs  s'y  prononce 
trop  exclusivement;  l'on  dit  encore  qu'un  coloris  est  sobre  ou  brillant,  transparent 
ou  lourd,  suivant  l'impression  qu'il  produit. 

La  finesse  des  tons  consiste  dans  leur  sage  gradation  ;  leur  fermeté,  dans  la  manière 
énergique  dont  ils  sont  opposés  les  uns  aux  autres;  leur  légèreté,  dans  la  délica- 
tesse de  la  matière  coloriée. 

On  appelle  la  pâte  la  couleur  étendue  sur  les  toiles  d'une  grande  dimension; 
pour  les  petites  toiles,  on  dit  la  touche. 

Ces  diverses  qualités,  toutes  matérielles  il  est  vrai,  ont  pourtant,  pour  les  artistes 
qui  connaissent  la  difficulté  du  maniement,  des  beautés  spéciales,  et  il  faut  leur  en 
tenir  compte  pour  les  en  féliciter  lorsqu'ils  les  portent  à  un  certain  degré  de  per^ 
fection. 

Voici  quelles  sont  les  qualités  plus  relevées  de  la  peinture.  La  conception  est  le 
sujet  même  et  les  dispositions  prises  pour  le  rendre  intelligible.  L'ordonnance  nait 
immédiatement  de  la  conception;  elle  place  les  personnages,  les  rassemble  en  des 
groupes,  et  rattache  les  groupes  à  l'ensemble.  L'expression,  enfin,  est  la  manifesta- 


196  LA   SYLPHIDE. 

tion  de  la  pensée  répandue  sur  le  visage.  C'est  là  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  et  de 
plus  difficile  en  peinture. 

En  résumé,  le  dessin  trace  les  corps,  la  lumière  indique  leur  position  dans  l'es- 
pace, le  coloris  relève  et  concilie  les  contours,  la  pâte  ou  la  touche  est  la  disposi- 
tion de  la  matière  coloriée;  la  conception  consiste  dans  le  choix  et  la  disposition 
du  sujet;  l'ordonnance,  dans  la  combinaison  des  personnages;  l'expression ,  enfin , 
indique  le  sens  de  l'action. 

Les  définitions  qui  précèdent  nous  ont  semblé  utiles  pour  rendre  parfaitement 
intelligibles  les  articles  qui  suivront.  Les  impressions  produites  par  les  arts  étant 
très-délicates  et  nuancées,  il  convient,  dès  le  début,  de  s'entendre  sur  les  mots  si 
l'on  veut  arriver  à  quelque  chose  de  certain. 

Nous  reprendrons  ainsi  notre  critique.  D'ailleurs  il  nous  tarde  de  donner  des 
éloges  à  des  artistes  qui  les  méritent  à  tant  d'égards,  et  dont  les  noms,  depuis 
longtemps  connus  et  aimés  du  public,  se  rangent  comme  d'eux-mêmes  sous  notre 
plume.  Nous  voulons  parler  de  MM.  Jacquand,  Steuben,  Emile  de  Lansac,  Coutel, 
Gudin,  Biard,  Lepaule  et  Duval  Lecamus. 

LOl'LS   BERCEE. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  mesquinement  haineux,  jaloux  et  vindicatif,  que  le  journal  qui 
nous  faisait  attaquer  l'autre  jour  dans  une  pauvre  feuille  quotidienne  de  sa  connaissance,  et 
qui,  cette  fois,  nous  calomnie  à  plaisir,  et  selon  son  habitude,  dans  ses  propres  pages.  —  Il 
ne  nous  est  jamais  venu  à  l'idée  de  blâmer  la  Mode  de  l'opinion  royaliste  qu'elle  professe  : 
nous  avons  dit,  et  nous  répéterons  qu'elle  exploite  ces  croyances  saintes  avec  une  audace  qui, 
bientôt,  ne  connaîtra  plus  de  bornes;  aussi  séparons-nous  sa  cause,  où  tout  n'est  que  coterie 
et  marchandises ,  de  la  cause  honorable  de  MM.  de  Genoude  et  de  Lostanges,  qui  n'ont  pas 
spéculé,  eux,  sur  la  prison,  pas  plus  qu'en  pareille  circonstance  ne  spécula  naguère  notre 
oncle,  M.  Jules  de  Clinchamps,  du  Mans.  Toutefois,  nous  comprenons  à  merveille  le  motif  de 
cette  inquisition  brutale  que  la  Mode  cherche  à  exercer  sur  nos  actes  et  sur  nos  paroles  ;  les 
succès  de  la  Sylphide  l'empêchent  de  dormir;  elle  veut,  obéissant  à  ces  étroites  et  honteuses 
passions  de  la  concurrence  qui  l'ont  toujours  dirigée,  nous  discréditer  dans  le  grand  monde, 
qui  de  plus  en  plus  se  détache  d'elle  ;  elle  veut  à  toute  force  nous  jeter  dans  le  camp  opposé 
au  royalisme;  absurdité  et  mauvaise  foi  insigne  .'Comme  si  la  Sylphide  avait  jamais  donné  une 
seule  preuve  d'une  tendance  semblable!  Comme  si  les  lois  et  son  programme  ne  s'étaient  pas 
constamment  opposés  à  la  moindre  manifestation  politique  de  sa  part!  —  En  fondant  cette 
revue,  nous  n'avons  eu  qu'un  but,  celui  de  lier  intimement,  et  abstraction  faite  de  tout  esprit 
de  parti ,  le  culte  de  la  mode  au  culte  de  la  littérature ,  et  sans  doute  il  nous  est  permis  de  dire 
que  nous  avons  réussi.  Historiens  et  conteurs,  les  lettres  et  les  salons  se  sont  partagé  nos 
loisirs.  Nous  avons  glané  dans  le  champ  fertile  de  l'élégance  et  du  luxe;  jamais  la  médisance  ni 
l'injure  ne  se  sont  glissées  sous  notre  plume;  nous  avons  signalé  le  beau  et  le  bien,  partout 
où  nous  avons  trouvé  le  bien  et  le  beau,  dans  les  hôtels  du  faubourg  Saint-Germain  ou  dans 
les  réunions  de  la  cour  actuelle,  et  c'est  peut-être  à  cette  neutralité  d'opinion,  à  cette  par- 
faite indépendance,  que  nous  devons  le  succès  qui  chagrine  si  fort  les  écrivains-boutiquiers 
dont  nous  avons  encouru  l'innocente  colère.  La  Sylphide  persévérera  donc  dans  cette  ligne  où 
depuis  dix-huit  mois  elle  s'est  maintenue  avec  tant  de  bonheur.  —  Quant  a  la  politique,  s'il 
nous  prenait  la  fantaisie  de  créer  un  journal  et  d'arborer  un  drapeau,  notre  profession  de  foi  ne 
serait  pas  longue  ;  nous  dirions  :  —  M.  de  Villemessant ,  notre  aïeul,  est  mort  dans  l'émigra- 
tion ;  M.  Le  Boucher  de  Martigny,  notre  oncle,  a  été  fusillé  à  Quiberon!...  M.  de  Vibraie,  notre 
parent,  était  chevalier  d'honneur  de  la  duchesse  d'Angoulême  ;  et  nous,  leur  fils  et  leur 
neveu  ,  nous  n'avons  pas  dérogé  ,  nous  avons  recueilli  avec  amour  les  palmes  de  leur  martyre, 
et  nous  conservons  au  plus  profond  de  notre  âme  l'héritage  de  leurs  chevaleresques  sym- 
pathies ! . . .  —  11  est  croyable ,  après  cela ,  que  si  nous  avions  besoin  d'un  prospectus ,  ce  n'est 
point  à  des  royalistes  qui  vendent  des  chiffons ,  que  nous  irions  demander  conseil. 

DE  VILLEMESSANT. 

Le  Directeur  :  DE  VILLEMESSANT. 


LA  SYLPHIDE 


DIRECTION.  1, CITE    DES   ITALIEN 


LA    SYLPIUDE. 


197 


A    Tîadame  **" 


Se  mois  de  mars  a  été  et  sera 
toujours  capricieux  comme 
une  jolie  femme  ;  joyeux 
aujourd'hui ,  sombre  de- 
main ,  le  ciel  se  dégage  ou 
se  couvre  de  nuages  au 
moindre  zéphyr,  et  il  est 
curieux  de  voir  les  belles 
Parisiennes  ôter  et  mettre 
alternativement  les  four- 
rures, les  pelisses ,  et  tous 
es  vêtements  portés  pen- 
,.-  f-»^^=^_hj  ^   dant    la    saison    d'hiver. 

Mais  le  soleil  l'emportera 
bientôt ,  et  bientôt  nous  ne 
verrons  plus  que  des  échar- 
pes  et  des  étoffes  légères. 
Ces  dernières  seront,  comme  toujours,  prises  en  grand  nombre  chez  Delisle  par 
les  femmes  vraiment  élégantes  ;  car  il  est  impossible  de  trouver  ailleurs  qu'aux 
magasins  Sainte-Anne  de  plus  frais  taffetas  de  toutes  nuances,  de  toutes  dispositions; 
des  mousselines  peintes,  unies,  brochées  ou  brodées  plus  gracieuses,  des  mousselines 
de  laine  d'un  goût  plus  parfait  ;  puis  des  étoffes  foulards  qui  ont  le  cachet  de  bonne 
compagnie  qui  distingue  cette  maison,  et  un  choix  considérable  d'organdis,  depuis 
29  sous  jusqu'aux  prix  les  plus  élevés.  Comme  il  est  décidé  que  l'on  portera  beau- 
coup de  châles  cachemires  ce  printemps ,  la  maison  Delisle  n'a  pas  voulu  sur  ce 
point  être  en  reste  d'élégance;  aussi  parmi  tous  les  beaux  cachemires  qu'elle  nous 
offre,  il  en  est  un  du  prix  de  7,000 francs,  qui  est  certainement  digne  de  toutes 
les  admirations. 

Miss  Clara  Loveday  vient  de  nous  donner  un  concert  où  il  y  avait  grand  nombre 
de  jolies  femmes  et  de  jolies  toilettes  :  j'y  ai  remarqué  une  robe  en  velours  vert  de 
la  façon  de  Mlle  de  Moismont,  dont  le  corsage  était  drapé  et  la  pointe  formait  le  V. 
Un  énorme  bouquet  ornait  le  milieu  de  la  poitrine;  cette  mode  de  porter  un  bouquet 
sur  le  corsage  est  en  grande  vogue  aujourd'hui.  Mlle  Loveday  avait  une  charmante 

17 


198  LA   SYLPHIDE. 

toilette;  sa  robe  blanche  était  ornée  d'une  rose  sur  chaque  épaule,  et  deux  grosses 
roses  relevaient  la  robe,  qui  était  à  double  jupe  ;  sa  coiffure,  exécutée  par  Paris,  qui 
s'entend  si  bien  à  la  bonne  grâce  et  à  l'élégance  d'une  coiffure  de  bal,  était  composée 
d'une  guirlande  de  grosses  roses  brillantécs  de  gomme,  posée  en  diadème.  Mme  Gras- 
Dorus  étaitaussi  en  blanc,  avec  des  ornements  de  rubans  bleus  :  l'élégance  du  costume, 
le  charme  de  la  femme  et  la  beauté  de  cette  voix  si  pure  étaient  en  harmonie  parfaite. 
En  somme,  le  concert  était  fort  beau;  d'ailleurs,  quand  on  n'aurait  eu  que  le  magnifique 
talent  de  la  bénéficiaire  à  écouter,  l'auditoire  se  serait  retiré  satisfait.  Là,  comme 
partout,  les  sous-jupes  Oudinot  jouaient  un  grand  rôle;  elles  font  partie  intégrante 
de  la  fashion;  quelle  est  la  femme  qui  oserait  s'habiller  sans  leur  secours?  Je  vous 
parlais  dans  ma  dernière  lettre,  Madame,  des  châles  sans  envers  de  M.  Dumont:  vous 
ai-je  dit  aussi  qu'il  avait  fait  fabriquer  des  écharpes  du  même  travail ,  qui  ne  peuvent 
manquer  d'avoir  un  grand  succès  ce  printemps?  Depuis  longtemps  je  n'ai  rien  vu 
de  plus  joli;  au  moins,  lorsque  le  vent  ou  le  mouvement  de  la  marche  soulèvera 
ces  écharpes,  on  n'aura  pas  le  désagrément  de  voir  le  revers  de  la  médaille,  qui  est 
toujours  une  vue  assez  peu  agréable.  Voici  le  moment  des  émotions  pour  les  cha- 
peaux :  seront-ils  grands,  seront-ils  petits?  seront-ils  bas  ou  hauts  de  forme?  Et  la 
passe,  comment  sera-t-elle?  Pour  résoudre  toutes  ces  questions,  il  suffit  de  voir  les 
charmantes  modes  préparées  par  Mme  Huguenet  Le  Jay;  vous  verrez  alors  que  la 
dimension  de  ses  chapeaux  en  poult  de  soie  est  de  grandeur  moyenne;  qu'elle  les 
orne  de  fleurs  de  la  saison,  et  d'un  voile  qui  couvre  la  pass'  et  le  fond,  et  dépasse 
d'une  main  le  chapeau.  Vous  aurez  grand  plaisir  à  admirer  aussi  les  charmantes  ca- 
potes du  matin  que  fait  Mme  Le  Jay,  dont  le  bon  goût  se  révèle  dans  toutes  ses  œuvres. 
Une  belle  soirée  musicale  nous  appelait  hier  au  faubourg  Saint-Germain;  à  l'aspect 
des  toilettes  on  aurait  pu  se  croire  encore  en  plein  hiver,  tant  il  y  avait  de  richesse 

et  de  luxe;  je  n'ai  jamais  vu  plus  de  diamants.  La  jolie  duchesse  de  Va avait  une 

robe  en  crêpe  rose ,  doublée  de  taffetas  de  même  nuance ,  forme  redingote,  fermée  sur 
le  côté  par  une  ruche  de  crêpe  chicorée ,  avec  des  nœuds  de  rubans  de  satin  rose  de 
distance  en  distance.  Un  charmant  bonnet  en  blonde,  orné  d'une  couronne  de  pe- 
tites roses  sans  feuilles,  complétait  celte  toilette  de  bon  goût  que  rehaussaient  une 
belle  épingle  en  camée  au  milieu  de  la  poitrine ,  et  des  bracelets  pareils  entre  la 
manche  longue  et  le  gant.  Mme  de  Tre....  avait  une  robe  en  velours  gris-perle, 
ornée  de  deux  montants  de  guipure  en  tablier  formant  zigzags  sur  le  devant  du 
jupon;  un  nœud  cocarde  en  satin  cerise  était  placé  sur  chaque  angle  des  zigzags 
formés  par  la  guipure;  une  mantille  en  guipure  faisant  plastron  sur  le  devant  de  la 
poitrine  et  descendant  jusqu'au  bas  de  la  poinle  du  corsage  était  ornée,  devant  et  sur 
les  épaules,  de  nœuds  cerise.  Sur  la  tête  un  petit  chapeau  Louis  XV  avec  trois  plumes 
blanches.  Pour  tous  bijoux,  un  flacon  Brinvilliers  suspendu  sur  le  côté  à  une  grosse 
chaîne  d'or,  ornement  si  fort  à  la  mode  aujourd'hui.  En  parlant  de  choses  à  la  mode, 
je  ne  puis  oublier  de  citer  de  nouvelles  coupes  en  cristal  montées  sur  bronze, 
qui  se  trouvent  en  ce  moment  à  Y  Escalier  de  cristal.  Lahoche-Boin  peut  à  peine 
suffire  aux  demandes  qui  lui  en  sont  faites,  et  je  sais  que  la  maison  Giroud-de- 
Gand  est  chargée  d'en  expédier  bon  nombre  en  province.  Mais  que  ne  demande- 
t-on  pas  à  la  maison  de  commission  Giroud-de-Gand ,  cette  providence  des  absents? 
Hier  je  voyais  chez  elle,  et  prête  à  partir  pour  Vienne,  une  caisse  toute  pleine  des 
mille  fantaisies  et  des  mille  exigeances  destinées  aux  travaux  à  l'aiguille  que  font 
aujourd'hui  les  jolies  femmes,  et  que  Tachy  a  trouvé  moyen  de  compléter  d'une 
manière  si  remarquable  ;  tout  était  d'un  choix  exquis.  J'attends  Longehamps  avec 
impatience,  Madame;  alors  je  pourrai  vous  dire  à  bon  droit  les  nuances,  les  formes 
et  tous  les  caprices  que  la  mode  jettera  sous  nos  pas. 


Baronne  Marie  de  L' 


<u       5 


I.A    SYLPHIDE. 


199 


> 

ti 


An  une  chaude  soirée  d'octobre ,  il  y  a  de  cela  deux  ans,  la  di- 
ligence VanGendme  portait  de  Liège  à  Verviers;  nous  traver- 
sions celte  vallée  delà  Vesdre,  aussi  pittoresque  que  celle  de  la 
Meuse.  Chaudfontaines,  véritable  Capoue  romantique  et  om- 
breuse, qui  fait  si  souvent  oublier  Spa,  venait  de  dérouler 
comme  par  enchantement  sous  nos  yeux  ses  amphithéâtres 
verdure  et  ses  hôtelleries  blanches,  et  les  roues  de  notre 
voiture  broyaient  avec  unbruit  sourd  le  sable  menu  du  chemin. 
Entre  les  clartés  mourantes  du  jour  et  les  premières  teintes  de 
la  nuit,  la  lune  se  levait  entourée  de  son  doux  cortège  d'étoiles; 
autour  de  nous  les  oiseaux  chantaient,  les  arbres  s'agitaient  dans  un  vague  mur- 
mure, et,  tout  rêveur,  je  regardais  l'eau  couler  entre  les  cailloux,  quelquefois 
emportant  dans  son  cours  une  pauvre  feuille  morte,  lorsqu'en  face,  sur  la  rive 
gauche  de  la  Vesdre,  je  vis  se  dresser  de  gracieux  profils  d'architecture  tout 
chargés  d'arabesques,  des  ogives  en  lancettes,  des  rosaces  du  plus  parfait  stvle 
maure,  qui,  se  reflélant  dans  l'eau  comme  la  façade  blanche  de  ce  castel,  sem- 
blaient une  apparition  de  l'âge  gothique,  ressuscitée  ce  soir-là  dans  son  linceul 
sans  tache.  Rien  ne  manquait  au  castel  qu'on  achevait  alors,  ni  le  pont-levis,  ni  la 
chapelle ,  ni  la  galerie  féodale.  M.  le  sénateur  Biolley  avait  eu  la  fantaisie  de  se  faire 
construire  au  dix-neuvième  siècle,  sous  le  règne  du  roi  Léopold,une  habitation  sei- 
gneuriale que,  certes,  n'eussent  pas  dédaignée  ses  aïeux  ,  à  l'époque  de  Jeanne  et 
Venceslas  ou  de  Jacqueline  de  Bavière.  — Et  depuis,  je  médisais  :  —  Pourquoi  ces 
réhabilitations  de  l'architecture  de  Nuremberg  et  de  Cologne  ne  sont-elles  pas  plus 
nombreuses?  Pourquoi  bâtissons-nous  incessamment  des  chalets  ou  des  villas, 
et  n'élevons-nous  jamais  un  pauvre  petit  manoir? —  J'avais  emporté  ces  regrets 
de  Belgique  en  France,  et  je  ne  comptais  guère,  je  l'avoue,  trouver  aux  portes 
de  Paris,  mais  cependant  en  dehors  des  absurdes  fortifications,  qu'on  ne  devine 
que  de  très-loin,  entre  Xeuilly  qui  se  perd  dans  un  fond,  et  la  Seine  qui  coule 
sous  les  peupliers  et  les  ormes,  avec  la  majesté  du  Tibre ,  au  milieu  des  maisons 
italiennes,  françaises,  suisses  ,  russes,  de  Saint-James,  village  polyglotte  qui  sans 
doute  se  fera  ville  comme  Versailles,  une  merveille  comparable  au  castel  de  la 
vallée  de  la  Vesdre.  Que  vous  dirai-je  de  cette  résidence  édifiée  par  un  grand 
seigneur  et  un  artiste,  M.  de  Beauchesne  et  M.  Charpentier,  et  que  l'aumônier 
de  Henri  II ,  l'architecte  des  Tuileries ,  d'Anet  et  de  Saint-Maur-les-Fossés , 
Philibert  Delorme  aurait  signée  de  son  nom  ?  C'est  en  effet  le  style  mélangé  de 
la  Un  du  quinzième  siècle  au  commencement  du  seizième;  c'est  la  transition  de 


200 


LA   SYLPHIDE. 


Charles  VIII  à  François  Ier  :  avec  Charles  l'ogive  subsiste  encore;  on  ne  commence  rien,  mais  on 
achève  le  Moyen-Age  ;  avec  François  Ier,  voici  les  salamandres,  et  une  école  nouvelle  qui  surgit 

Telle  est  l'architecture  du  manoir  Beauchesne  ;  la  forme  ogivale  est  indécise  ;  chassée  de  la 
voûte,  elle  se  réfugie  dans  le  placage;  le  cintre  surbaissé,  arrondi  vers  les  angles,  occupe 
souverainement  les  fenêtres,  comme  dans  le  château  de  Gaillon;  tandis  qu'au-dessus  de  lui 
l'ogive  aristocratique  et  légère  s'élance  encore  et  s'épanouit  dans  un  double  bouquet  d'acan- 
the. La  Renaissance  règne  dans  toutes  les  grandes  lignes;  à  la  surface,  le  Moyen-Age,  avant 
de  nous  dire  adieu ,  nous  prodigue  à  pleines  mains  ses  incomparables  broderies. 

Le  manoir  Beauchesne,  comme  tous  les  manoirs  d'autrefois,  a  déjà  sa  chronique.  Viennent 
les  moines  de  Saint-Denis  pour  l'écrire  sur  vélin  et  la  parer  de  leurs  enluminures!  —  Il  y  a 
quelques  années,  par  un  beau  soleil  de  mai ,  deux  femmes  sonnent  à  la  grille  de  l'avenue  de 
Madrid  ;  l'une  d'elles,  blanche  et  mélancolique  jeune  fille,  belle  de  la  double  beauté  de  la  figure 
et  du  génie,  avait  aperçu  de  loin  le  donjon  Beauchesne,  et  avec  une  grâce  charmante  elle 
demande  au  jardinier,  en  cet  instant  seul  hôte  du  manoir,  la  permission  de  le  visiter.  Je  ne 
peindrai  pas  le  ravissement  de  la  jeune  artiste  Le  réfectoire  avec  ses  caissons  du  quinzième 
siècle  et  sa  lampe  de  fer,  la  grand'salle  avec  sa  cheminée  gothique,  ses  verrières  de  couleur 
rapportées  de  Suisse  et  d'Allemagne,  ses  murs  où  les  fleurs  de  lis  et  les  salamandres  s'entre- 
mêlent dans  des  losanges  d'or,  sont  pour  elle  autant  de  sujets  d'émotions;  elle  admire  encore 
la  chambre  de  la  châtelaine  et  son  oratoire  ,  qui  lui  rappellent  le  vieux  château  de  Sarcus  en 
Picardie,  et  elle  demeura  longtemps  rêveuse  dans  la  chambre  du  conseil,  devant  son  plafond 
chargé  des  médaillons  de  Charles  VIII,  Philippe  de  Commines,  Mmes  Anne  de  Beaujeu  et 
Anne  de  Bretagne,  et  ses  hautes  fenêtres blasonnées  d'où  l'on  découvre  Paris,  Conrbevoie  et 
les  Hauteurs  de  Franconville.  La  noble  pèlerine  voulut  alors  connaître  le  nom  de  l'architecte. 
—  C'est  M.  Th.  Charpentier,  lui  répondit-on.  —  Peu  de  jours  après,  M.  Charpentier  était 
appelé  aux  Tuileries  pour  recevoir  les  compliments  de  la  princesse.  Marie ,  et  peu  d'années 
après,  hélas!  la  princesse  Marie  remontait  aux  cieux  où  elle  veille  encore,  ange  de  consola- 
tion et  de  regrets,  sur  les  hautes  destinées  delà  France.  M.  de  Beauchesne  ,  en  souvenir  de  cet 
événement,  a  voulu  que  l'écussonde  la  princesse  Marie  se  retrouvât  dans  ses  vitraux  héraldiques: 


Et  quels  blasons  pouvaient  mieux  figurer  à  côté  des  armes  de  la  duchesse  de  Wurtemberg  , 
que  ceux  du  noble  vicomte  de  Chateaubriand  ,  les  fleurs  de  lis  sans  nombre  sur  un  fond  de 
gueules  avec  la  devise  :  Mon  sang  teinti.es  bannières  de  i. a  France;  de  Victor  Hugo, 
écarlelé  d'azur  et  de  gueules;  de  Lamartine,  de  trèfle  d'or  sur  champ  de  gueules?  Voici 
mai  menant  celui  de  notre  ami  et  collaborateur  Roger  de  Beauvoir  : 


Mg_  NEC      INVjg^ 


LA  SYLPHID1 


•201 


dont  la  chevaleresque  devise  m'a  rappelé  celle  de  la  famille  de  Mérode  :  l'i.rs  d'honneur  ytt 
d'honneurs.  Parmi  les  poètes,  n'oublions  pas  le  blason  de  M.  Emile  Deschamps, 


t5cTNEROSUS    ~3jJ 

qui'n'esl  pas  munis  glorieux  que  celui  d'un  autre  frère  en  poésie,  M.  Jules  Lefèvre 


vi  w&\: 


La  littérature ,  à  ce  qu'il  parait,  n'a  jamais  été  aussi  féconde  en  armoiries  qu'à  présent 
le  comte  Alfred  de  Vigny;  M.  île  Balzac,  descendant  de  la  belle  demoiselle  d'Entragues; 
.MM.  Jules  de  Resseguier,  Guiraud,  Soumet,  ont  leurs  armes;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  bon  No- 
dier que  Louis  XVIII  a  honoré  d'un  écusson,  et  M.  Ancelot,  qui  a  obtenu  pareille  faveur  après 
la  représentai  ion  de  son  Louis  IX.  Je  finirai  pn.r  le  blason  d'un  homme  île  cœur,  M.  le  vicomte 
de  Xtieent  : 


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Et  maintenant,  désolez-vous  de  l'inconstance  des  choses  humaines!  Ce  gothique manoii 
que  vous  voyez  là  si  bien  dessiné  par  M.  Challarnel,  d'après  un  dessin  de  Dauzatz;  ces  voûtes 
quêtant  de  nobles  voyageurs  ont  traversées,  ylaissant  presque  tous  une  trace  poétique  de  leui 
passage;  ces  murs  crénelés  qu'un  chevalier  défend,  que  la  vierge  protège,  et  que  M  de  Beau- 
chesne  a  fait  bâtir,  rêvant,  comme  Horace  célibataire,  les  cascades  de  Tivoli,  le  vin  de  Fa- 
leme  et  les  roses  de  Pœstum,  tout  cela  est  à  vendre...  M.  de  Beaucltesne  a  rencontré  un  autre 
abri  dans  le  mariage,  et  il  y  a  un  an  peut-être  que  le  castel  de  Saint-James  auiait  trouvé  poui 
acquéreur  un  abbé  de  cour  ou  un  gentilhomme  de  la  chambre,  si  nous  vivions  encore  an 
sein  de  l'âge  d'or  des  fermiers-généraux.  Espérons  toutefois  que  le  palais  de  Zénobie  ne  de- 
viendra pas  l'apanage  de  quelque  pâtre  obscur  enrichi   au   péage  ciu   pont  des  Invalides. 

G.  Goésot-Lecointf. 


"20-2. 


LA   SYLPHIDE 


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A    M.     LE    nlKBCTEl'Il    1)1:    LA    SYLPHIDE. 


Seconde  édition  d'uni'  Nouvelle  de  M.  Pitre -Chevalier.  —  Le  Livre  d'Amour.  —  Le  Colporteur.  — 
La  Croix  de  l'Affût.  —  Un  nouveau-né  qui  jeûne  vingt-quatre  heures  pour  eause  d'opinion  politique. 
—  Jacques  Callot.  —  Le  Livre  à  la  mode  :  Comédies  de  la  princesse  Amélie  de  Saxe.  —  Le  type  du 
Limousin  —  Les  Mauvais  livres  :  Mercedes.  —  Le  Roi  des  Frënelles.  —  L'Histoire  de  Malle.  —  Les 
romances  de  M.  Scudo.  —  Un  mol  d'antiquaire  et  de  père  de  famille. 


R  donc,  il  y  avait  une  fois,  Monsieur,  une  fille 
nommée  Blanche  ,  qui  était  digne  d'être  reine  et 
d'avoir  beaucoup  d'enfants;  mais  cette  perle  de 
grâce  était  enfouie  dans  un  village  situé  au  bord 
de  la  mer,  sur  des  rochers  affreux.  Adorée  de  son 
père  et  de  sa  mère,  comme  vous  pouvez  le  croire , 
Blanche  ne  comprenait  pas  pourquoi  tout  le  monde 
l'évitait  à  l'église  et  à  la  danse,  si  bien  qu'elle  de- 
venait de  jour  en  jour  triste  et  rêveuse,  et  qu'elle 
languissait  sans  amour,  comme  une  fleur  sans  soleil. 
Un  soir  qu'elle  interrogeait  son  père  sans 
en  obtenir  de  réponse,  voilà  que  le  vent  s'élève,  que  la  mer  souffle,  qu'une  tempête  terrible 
éclate  sur  la  côte;  la  jeune  fille  tremble,  et  l'homme  sourit.  La  première  tremble  pour  les 
marins  en  péril  plus  que  pour  elle-même;  vous  allez  voir  pourquoi  sourit  le  second. 

o  Voyons,  dit  le  père  à  l'enfant,  chasse  ces  idées  noires,  et  buvons  ensemble  de  ce  vin  gé- 
néreux ,  qui  nous  fait  si  bien  dormir.» 
Blanche  accepte ,  et  porte  à  sa  bouche  le  verre  rempli  par  le  villageois;  mais  au  moment  de 


LA  SYLPHIDE.  £03 

le  vider,  elle  surprend  un  regard  d'intelligence  entre  son  père  et  sa  mère;  elle  se  rappelle 
alors -que  toutes  les  fois  qu'une  tempête  s'élève  ,  on  ne  manque  jamais  de  lui  offrir  de  ce  vin 
qui  fait  dormir,  et  qu'elle  dort  en  effet  si  profondément,  qu'elle  n'entend  rien  des  bruits 
étranges  dont  on  lui  parle  le  lendemain. 

Quels  sont  ces  bruits?  que  se  passe-t-il  pendant  son  sommeil  '.'  quel  intérêt  ont  son  père  et  sa 
mère  à  se  cacher  d'elle?  C'est  ce  que  Blanche  saura  cette  nuit  même,  à  tout  prix  ! 

Elle  jette  adroitement  le  vin  au  lieu  de  le  boire,  va  se  coucher  comme  de  coutume,  et, 
loin  île  fermer  l'œil,  ouvre  une  oreille  attentive  : 

«  Prends  bien  parcle  de  la  réveiller!  dit  Marianne  à  Yvon  ;  qu'elle  ne  te  voie  jamais  avec  cet 
habit  rouge,  ee  voile  noir  et  ces  armes!  Va  cependant,  va,  ajoute-t-elle  d'une  voix  i.i 
c'est  pour  elle,  c'est  pour  l'enrichir  que  tu  fais  cela;  calmons  notre  conscience,  détachons  les 
mulets  et  la  vache,  et  partons.  » 

Ils  sont  partis  en  effet,  mais  la  jeune  lille  inquiète  les  suit  de  loin.  Tous  trois  arrivent  au 
bord  de  la  mer  bouleversée  par  l'orago;  Yvon  et  Marianne  allument  des  lanternes  qu'ils  fixent 
à  la  tête  des  mulets  et  à>  la  vache,  et  Blanche,  qui  les  suit  de  l'œil ,  cachée  dans  les  genêts, 
lève  les  mains  au  ciel  eu  disant  :  —Merci,  mon  Dieu!  mon  père  et  ma  mère  ont  inventé  des 
n'iaivs  libérateu  s  pour  éloigner  les  vaisseaux  de  cette  cote  hérissée  d'écueils. 

Et  la  jeune  tille  allait  se  jeter  dans  les  bras  de  ses  parents  en  leur  demandant  pardon,  lorsque 
l'épouvantable  vérité  se  découvre  a  ses  yeux. 

C'est  pour  perdre, et  non  pour  sauver  les  vaisseaux,  qu'Yvon  et  Marianne  sont  venus  sur  le 
rivage;  car,  faisant  marcher  derrière  eux  les  mulets  porteurs  de  lanternes  ,  ils  les  forcent 
d'imiter  le  tangage  des  navires  en  pleine  mer,  et  attirent  sur  la  cote  ceux  dont  ils  veulent  re- 
cueillir et  voler  la  dépouille  ! 

Bientôt  un  effroyable  craquement  se  mêle  aux  cris  de  victoire  d'Yvon.  —  ("n  vaisseau  vient 
de  se  1,,-iser  contre  les  rescifs,  et  Blanche  voit  son  père  et  sa  mère  s'élancer  sur  ses  riches  dé- 
bris. . .;  la  pauvre  fille  est  près  de  défaillir  d'horreur.  Mais  un  spectacle  plus  horrible  encore 
l'attendait. . .  Un  jeune  marin ,  après  avoir  gagné  le  bord  à  la  nage  ,  est  tombé  sans  fo:  ce  sur 
la  grève, et  Yvon  a  déjà  levé  la  hache  sur  sa  tète.  Blanche  retrouve  son  courage  pour  em- 
pêcberun  meurtre,  et,  courant  éperdue  vers  son  père  ,  elle  suspend  l'arme  homicide  et  ob- 
tient grâce  pour  le  pauvre  naufragé. 

Ce  jeune  homme  est  transporté  à  la  maison  des  villageois,  et  vous  devinez  facilement  ce  qui 
arrive.  Blanche  eu  devient  épenlument  amoureuse,  et  veut  fuir,  avec  lui,  un  fiancé  qu'on  lui 
impose.  I.e  fiancé  suit  leurs  pas,  les  enferme  dans  une  grotte  où  la  mer  remonte,  et  le 
lendemain  tous  deux  sont  trouves  morts  sur  le  rivage. 

Ci  ci.  Monsieur,  est,  sauf  le  détail  du  ûancé-assassin ,  tout  le  sujet  d'une  nouvelle  :  Le  Feu 
de  Saint-Gildas ,  publiée  il  y  a  deux  ans  par  M.  Pitre-Chevalier,  votre  collaborateur,  et  qui 
eut  à  cette  époque  un  assez  grand  succès  dans  les  journaux.  M  Emmanuel  Gonzalès  a  jugé 
à  propos  d'en  donner  une  seconde  édition  dans  son  Livre  d'Amour,  et  M.  Pitre-Chevalier  ne 
s'en  plaindra  pas  sans  doute,  car  il  connaît  depuis  longtemps  le  proverbe  :  on  n'emprunte 
qu'aux  riches. 

Du  reste,  Monsieur,  le  Livre  d'Amour  est  un  recueil  de  nouvelles  très-intéressantes,  éditées 
fort  élégamment  ,  qui  feront  rêver  plus  d'une  jeune  lille  à  l'ombre  des  premières  feuilles,  et 
qui  prouvent  que  M.  Emmanuel  Gonzalès  peut  vivre  honorablement  sur  son  propre  fonds.  ' 

J'en  dirai  autant  de  M.  Elie  Berthet,  l'un  de  nos  conteurs  les  plus  intarissables,  et  qui  vient 
de  mettre  au  jour  deux  ouvrages  intéressants:  La  Croix  de  l  Affût  et  le  Colporteur.  Cette 
dernière  nouvelle  est  un  épisode  dramatique  des  guerres  de  la  Vendée ,  composé  dans  le  genre 
de  VEspion  de  Cooper.  Elle  pourrait  s'appeler  l'Histoire  d'un  enfant  qui  vient  de  naître  ,  et  qu> 
jeune  pendant  vingt-quatre  heures  pour  cause  de  dissensions  politiques.  Je  ne  saurais  vous 

dire  tout  le  pr.rti  que  M.Elie  Berthet  a  su  tirer  d'un  sujet  aussi  simple.—  Qui puis-je  donner 

les  mêmes  éloges  au  style  de  l'auteur!  Mais,  hélas!  n'est-ce  pas  blasphémer  que  de  parler  de 
style  a  propos  de  M.  Berthet?  Je  lui  ferai  cependant  une  observation  qui  ne  tirera  pas  à 
conséquence:  pourquoi  dit-il  toujours  d'un  ton  détaché,  pour  dire  d'un  ton  dégagé?  Avant 
de  voir  cette  expression  revenir  plusieurs  fois,  je  l'avais  prise  pour  une  faute  d'impression,  et 
il  m'a  été  impossible  de  comprendre  pourquoi  l'auteur  y  tenait  aussi  obstinément.  Je  l'engage 
a  rompre  avec  ce  mot  et  avec  plusieurs  autres,  quelque  peine  que  cela  puisse  lui  coûter. 

Un  livre  bien  écrit ,  au  contraire,  c'est  le  Jacques  C allât ,  de  madame  Élise  Voïart.  Chique 
page,  chaque  phrase,  chaque  ligne  de  ce  roman  biographique  ,  respirent  cette  conscience  q„  , 
naît  de  la  passai  de  l'auteur  pour  son  sujet    Madame  Voïart  a  tracé  la  vie  amusante  de  Callot 


•20i  .  LA    SYLPHIDE. 

avec  le  patriotisme  d'une  Lorraine;  elle  a  fait  graver  par  sa  fille  le  portrait  de  son  héros,  et  elle 
le  fait  aimer  à  ses  lecteurs  de  tout  l'amour  qu'elle  lui  porte  elle-même. 

N'oublions  pas  l'ouvrage  à  la  mode  en  ce  moment  :  Les  Comédies  de  S.  A.  R.  la  Princesse 
Amélie  de  Saxe  ,  dont  l'élégante  traduction  paraît  chez  Delloye  ,  avec  un  magnifique  portrait 
de  l'auguste  auteur.  Je  ne  me  serais  jamais  douté  qu'il  y  eût  tant  d'esprit  en  Saxe,  et  Witi- 
kind  serait  encore  aujourd'hui  le  rival  de  Cbarlemagne.  Du  reste,  la  princesse  Amélie  a  ob- 
tenu auprès  du  plus  célèbre  de  nos  critiques  ,  M.  Jules  Janin  ,  un  succès  de  douze  colonnes 
de  feuilleton ,  auxquelles  on  ne  saurait  rien  ajouter.  Ces  comédies  sont  à  la  fois  un  ouvrage 
de  littérature,  de  morale  et  d'éducation, que  tous  les  gens  de  goût  joindront  à  leur  bibliothèque, 
que  toutes  les  femmes  du  monde  auront  dans  leur  boudoir,  et  que  toutes  les  mères  mettront 
entre  les  mains  de  leurs  fdles. 

Je  n'engage  pas  M.  Curmer  à  mettre  entre  les  mains  de  tous  les  habitants  de  Limoges  ou  de 
Tulle  le  type  du  Limousin,  par  M.  de  Labédollierre,  qui  vient  de  paraître  dans  les  Français. 
Quelle  verve  et  quelle  justesse  d'observations  !  Que  d'esprit  et  de  malice  en  si  peu  de  pages! 
M.  Curmer  doit  tour  à  tour  être  béni  et  maudit  dans  les  quatre-vingt-six  départements  de  la 
France  :  — Béni  des  Bretons  lorsqu'il  leur  envoie  le  portrait  des  Normands,  des  Normands, 
lorsqu'il  leur  dépeint  les  Champenois  ,  et  ainsi  de  suite  ;  —  mais  maudit  des  Champenois  ,  des 
Normands  et  des  Bretons ,  lorsqu'il  leur  montre  leur  fidèle  image  au  miroir  indiscret  et  pai  lant 
des  Français. 

Des  bons  ouvrages  faut-il  passer  aux  mauvais,  Monsieur?  —  Oui,  puisque  je  dois  épargner  à 
autrui  les  maux  que  j'ai  soufferts.  Sachez  donc  que  l'écrivain  célèbre  dont  je  rappelais  le  nom 
tout  à  l'heure ,  Fénimore  Cooper  ,  vient  de  publier  le  plus  médiocre  roman  qui  soit  sorti  de  sa 
plume.  Ce  roman  est  intitulé  Mercedes  (  retenez  ce  nom  comme  celui  d'un  fâcheux  ),  et  je  ne 
sache  rien  de  plus  soporifique  et  de  plus  lourd,  si  ce  n'est  le  Roi  des  Fre'nelles,  de  M.  Antony 
Thouret...  Je  me  trompe,  Monsieur,  un  livre  plus  moi  tel  que  Mercedes,  c'est  l'Histoire  de 
Malle,  par  M.  Miége,  dans  laquelle  j'ai  eu  le  malheur  de  me  fourvoyer.  Heureusement  j'y  ai 
rencontré ,  à  moitié  du  chemin,  Louis  XIII  donnant  un  magnifique  canon  au  grand-maxlre 
La  Valette  ,  mort  depuis  cinquante  ans!  J'ai  fermé  le  volume  là-dessus,  et  je  me  suis  consolé  en 
relisant  YEsclave  des  Galères,  ce  beau  roman  de  M.  de  Kermainguy,  que  je  vous  ai  déjà  re- 
commandé ,  je  crois. 

Comment  oser  vous  parler  de  musique,  Monsieur,  après  les  merveilles  que  vous  m'avez  fait 
entendre  à  votre  concert?  Accordez-moi  cependant  une  toute  petite  place  pour  des  romances 
qui  sont  aussi  des  merveilles  en  leur  genre.  M.  Scudo  ,  qui  manie  la  prose  comme  la  musique 
(  nous  en  savons  quelque  chose  ) ,  s'inspire  tout  simplement  des  plus  belles  paroles  do  Victor 
Hugo  ,  de  Méry ,  d'Alfred  de  Musset  ;  et  comme  ses  chants  s'élèvent  naturellement  à  la  hauteur 
de  leurs  poésies,  il  en  résulte  les  plus  adorables  mélodies  qu'on  puisse  imaginer.  Si  vous 
avez  un  cadeau  à  faire  à  une  femme  qui  chante  ,  et  quelle  femme  ne  chante  pas  aujourd'hui  ? 
donnez-lui  toutes  les  romances  de  M.  Scudo,  sans  en  excepter  une  seule;  car  en  vérité,  je  ne 
sais  quelle  est  la  plus  belle  ou  la  plus  jolie  ,  des  Bluets  ,  du  Vœu  ,  du  Chant  Vénitien  ,  du  Fil 
de  la  Vierge  ,  de  la  Sérénade  ,  de  l'Ame  chrétienne  ,  de  la  Captive  ,  de  l'Aurore  et  de  la  Fleur  de 
l'Ame.  Quand  on  veut  choisir  entre  elles,  on  en  essaie  une,  puis  une  autre,  puis  une  troi- 
sième, et  l'on  finit  par  les  choisir  toutes,  comme  l'enfant  de  l'apologue  fait  des  fruits  mûrs. 

Avant  de  terminer,  Monsieur,  il  faut  que  je  vous  redise  un  mot  charmant  de  M.  Victor  Hugo. 
—  Le  grand  poëte  assistait  à  un  dîner  littéraire  où  liguiait  M.  Arago  de  l'Institut.  On  par- 
lait de  cet  admirable  palais  de  La  Trémouille  ,  que  le  Conseil  municipal  a  laissé  démolir,  et 
M.  Arago,  conseiller  municipal,  demandait  où  il  était  situé!...  Du  reste,  ajouta-t-il  vive- 
ment, pour  effacer  cette  naïveté  scientifique,  le  Conseil  fera  dessiner  et  giaver  tout  ce  qu'il  y 
a  de  remarquable  à  l'hôtel  La  Tiémouille,  et  de  cette  façon  les  altistes  et  les  antiquaires 
n'auront  rien  perdu.  —  Rien  perdu!  s'écria  M.  Victor  Hugo  avec  indignation  ,  c'est-à-dire  que 
vous  nous  enlevez  notre  enfant ,  Messieurs ,  mais  que  pour  dédommagement  vous  nous  laissez 
son  portrait!. . .  Tout  le  monde  trouva  que  ce  mot  faisait  autant  d'honneur  à  l'antiquaire  qu'au 
père  de  famille;  n'est-ce  pas  le  cas  d'être  de  l'avis  de  tout  le  monde? 

Marquis  de  Chatillox  . 


-i  ! 


LA    SYLPHIDE. 


205 


\"$M 


m  18 

DEUXIÈME    ARTICU!. 


MM.  ALLAUX  ET  DUBUFFE. 

->.  =,  ans  contredit,  des  nombreux  tableaux  reçus  cette  année, 
|^  U  Ceux  de  M-  Allaux.  attirent  le  plus  particulièrement  l'atten- 
l^g?  l'on-  Il  faut  le  dire  aussi,  il  y  a  dans  les  compositions  de  ce 
fe  f  f  peintre  une  illusion  de  perspective  ,  une  vérité  de  poses  et 
Vv'fc  .',  un  naturel  ^e  dessin  qui  expliquent  et  justifient  bien  natu- 
rellement cette  préférence  du  public.  Dans  les  sujets  traités 
par  M.  Allaux  ,  il  y  avait  pourtant  de  grandes  difficultés  à 
vaincre  ;  non  pas  de  ces  difficultés  que  les  artistes  recher- 
chent ordinairement  pour  lutter  avec  elles  et  en  avoir  raison, 
telles,  par  exemple,  que  de  rendre  par  les  mouvements  des 
corps  l'appareil  d'une  action  animée  ,  ou  d'en  exprimer  le 
sens  par  la  physionomie  caractérisée  des  visages;  bien  au 
contraire,  car  c'est  précisément  par  l'absence  d'action,  par 
l'absence  de  mouvement,  par  l'absence  enfin  de  toutes  combinaisons  et  d'épisodes 
dramatiques,  que  se  singularisent  les  compositions  de  M.  Allaux.  Les  conditions  poé- 
tiques qui  font  rechercher  et  adopter  un  sujet  manquent  ici  complètement.— Et  en  effet, 
que  nous  représente  le  peintre  ?  Henri  IV  présidant  l'Assemblée  des  Notables,  les  Etats^ 
Généraux  de  Paris  sous  Philippe  de  Valois,  les  États-Généraux  de  Paris  sous  Louis  XIII 
.  On  le  voit  tout  d'abord  .  un  pareil  sujet  est  nécessairement  grave  et  froid  ;  des  hommes 
mûris  par  l'âge  et  l'expérience,  occupés  de  choses  sérieuses,  écoutant  un  roi  qui  parle,  et 
dominés  enfin  par  la  représentation  solennelle  à  laquelle  ils  prennent  part,  des  hommes  pa- 
reils ,  disons-nous,  doivent  peu  prêter  à  la  variété  des  poses  et  au  contraste  des  expressions, 
attendu  que  tout  les  porte  vers  un  but  unique  ,  et  tend  à  leur  donner  une  attitude  et  une' 
physionomie  uniformes.  Il  était  donc  bien  difficile  de  ne  point  tomber  dans  la  monotonie,  soit 
par  la  ressemblance  des  personnages  ,  soit  par  la  similitude  de  leurs  positions  ;  et  pourtant ,  ce 
sont  ces  difficultés  que  M.  Allaux  a  vaincues  avec  autant  de  bonheur  que  de  talent.  Oui 
malgré  toute  l'ingratitude  de  son  sujet ,  ses  toiles  sont  remplies  d'animation ,  l'ordonnance  en 
est  merveilleusement  combinée,  et  les  nombreuses  figures  représentées  sont  frappées  d'un  tel 
cachet  de  vérité  et  contrastent  si  pittoresquement  entr'elles ,  qu'elles  n'auraient  point  été  dés- 


206  LA   SYLPHIDE. 

avouées,  je  le  crois ,  de  Wilkies  lui-même.  En  un  mot ,  le  talent  s'est  sauvé  où  la  médiocrité 
se  serait  perdue . 

Pourtant,  nous  devons  l'avouer,  le  coloris  laisse  quelque  chose  à  désirer;  il  est  beaucoup  trop 
violet  dans  les  trois  tableaux;  toutes  les  teintes  sont  en  effet  ramenées  à  ce  ton  général  d'une 
manière  qui  nous  paraît  un  peu  absolue.  Sans  aucune  transition,  nous  allons  quitter  le  peintre 
d'histoire  pour  nous  occuper  d'un  peintre  de  portraits;  de  M.  Allaux  nous  allons  passer  à 
M.  Dubuffe.  Sans  doute  la  gradation  n'est  pas  bien  ménagée,  mais  il  y  a  pourtant  à  faire  quel- 
ques réflexions  profitables  entre  le  rapprochement  de  ces  deux  noms.  L'un  appartient  à  un 
artiste  sage,  consciencieux,  qui  étudie  sérieusement  l'art,  mais  ce  nom  n'est  point  populaire  ; 
l'autre  nom,  au  contraire,  est  dans  toutes  les  bouches;  on  le  fait  suivre  des  formules  d'éloges 
les  plus  délicates,  des  exclamations  même  les  plus  enthousiastes.  Examinons  pourtant  quels 
sont  les  titres  de  gloire  de  celui  qui  le  porte. 

M.  Dubuffe  a  exposé  cette  année,  avec  le  portrait  de  Mme  la  duchesse  de  D.,  cinq  autres 
portraits  de  la  même  importance. 

Depuis  de  longues  années  déjà  M.  Dubuffe  jouit  en  effet  d'une  réputation  telle,  qu'il  est  en 
quelque  sorte  dangereux  d'en  contester  la  justice  auprès  de  bien  des  gens;  son  mérite  est  posé 
et  reconnu  aussi  solidement  qu'un  axiome.  C'est  presque  un  paradoxe  que  de  mettre  en  dis- 
cussion un  pareil  talent. 

Quels  sont  donc  les  mérites  si  éminents  de  M.  Dubuffe?  Y  a-t-il  dans  son  dessin  quelque 
chose  qui  rappelle  la  sévérité  de  lignes  de  l'école  romaine?  remarque-t-on  dans  sa  peinture 
la  conscience  de  l'école  flamande,  ou  la  richesse  de  celle  de  Venise,  ou  la  vigueur  du  pinceau 
espagnol  ?  Non,  le  dessin  de  ce  peintre  est  ordinaire,  quelquefois  même  inexact,  car  il  sacrifie 
(sans  doute  pour  plaire  à  ses  modèles)  la  vérité  des  proportions  à  un  certain  idéal  de  sa 
convention  particulière. 

Sa  peinture  n'est  ni  riche ,  ni  vraie,  ni  consciencieuse;  elle  est  sans  vigueur;  —  on  pourrait 
dire  qu'elle  esl  savonneuse  ;  elle  vise  trop  à  donner  aux  corps  des  apparences  phosphorescentes; 
et  en  effet,  la  plupart  ries  femmes  de  M.  Dubuffe  semblent  des  créatures  diaphanes  éclairées 
au  dos  par  quelques  bougies. 

Comment  donc  ce  peintre  a-t-il  acquis  une  aussi  grande  réputation?  Voici.  M.  Dubuffe, 
en  homme  d'esprit  qu'il  est,  s'est  aperçu,  dès  son  début  dans  la  carrière  des  arts,  que  pour 
arriver  à  la  gloire  sérieuse  il  fallait  beaucoup  d'étude  et  d'inspiration  ;  qu'il  fallait  de  la  puis- 
sance, et  non  de  l'adresse  ;  que,  d'un  autre  côté ,  pour  arriver  à  la  fortune  et  à  l'admiration  des 
salons ,  il  n'y  avait  qu'à  rechercher  quel  était  le  goùl  dominant,  et  flatter  ce  goût.  C'est  alors 
que  ce  peintre  s'est  mis  à  nous  représenter  des  châles  admirablement  lissés,  des  satins  aux 
reflets  les  plus  éclalants,  des  dorures  du  meilleur  aloi,  des  diamants  de  la  plus  belle  eau; 
en  un  mot,  il  a  spéculé  sur  la  pauvre  vanité  humaine ,  et  s'il  ne  s'est  pas  conduit  en  artiste, 
il  a  du  moins  procédé  en  excellent  philosophe. 

On  se  tromperait  pourtant  si  de  ce  qui  précède  on  induisait  que  nous  dénions  tout  mérite 
à  M.  Dubuffe  ;  —  loin  de  là,  cet  artiste,  placé  dans  une  position  relative,  mérite  des  éloges,  et 
a  droit,  en  définitive  ,  à  une  partie  de  sa  réputation  ,  mais  à  une  partie  seulement.  —  Oui, 
nous  le  disons  bien  sincèrement,  nous  n'avons  voulu  ici  que  protester  contre  la  supériorité 
absolue  que  lui  accordent  d'imprudents  admirateurs.  Nous  savons  que  cette  appréciation  du  ta- 
lent de  M.  Dubuffe  soulèvera  contre  nous  bien  des  esprits  et  nous  vaudra  quelques  dispositions 
peu  bienveillantes  ;  —  nous  savons  encore  que  le  nom  de  ce  peintre  est  caressé  par  les  lèvres 
les  plus  douces  ,  les  plus  gracieuses,  les  plus  aristocratiques;  —  mais  le  devoir  du  critique  est 
inexorable;  —  il  doit  être  vrai  avant  toute  chose;  — aussi,  dans  cette  position,  il  est  forcé 
de  dire  à  maintes  nobles  et  belles  dames  qu'elles  se  passent  fort  bien  de  l'art,  et  à  M.  Dubuffe 
qu'il  s'en  soucie  fort  peu. 

Louis  Berger 


LA   SYLPHIDE. 


207 


Matinees  musicales  ei  dernières  soirées.  —  L'hiver  à   Bruxelles.  —  Bals  travestis.  —  Mme  Eugénie 
Garcia.  —  M.  Crosnier.  —  M.  Maurice  Schlcsingcr.  —  M.  Duprez.  —  Mme  de  T 


ientôt  toutes  les  soirées  et  tous  les  bals  auront  cessé. 
Nous  voici  à  la  seconde  moitié  du  carême,  et  ce  beau 
soleil  de  mars  avance  la  saison.  On  fait  déjà  ses  prépa- 
ratifs de  départ  pour  la  campagne;  on  y  sera  cette 
fois  avant  les  roses,  mais  qu'importe? —  On  attend 
l'hiver  avec  impatience;  en  revanche,  au  train  dont 
.(■nous  vivons ,  on  s'en  lasse  vite.  Nous  avons  cependant 
■Jjeu  ces  jours  derniers  trois  belles  matinées  musicales, 
chez  la  marquise  de  Gabriac,  la  vicomtesse  de  Virieux 
let  le  ministre  de  Toscane  :  la  femme  de  M.  le  mi- 
Inistre  possède  un  véritable  talent  d'artiste.  La  soirée 
[de  la  duchesse  d'Albuféra,  où  l'on  a  fait  de  la  musique, 
été  une  des  plus  splendides  réunions  de  la  saison. — 
I  Dimanche  dernier,  l'ambassadeur  de  Naples,  M.  le  duc 
Ide  Serra-Capriola,  a  reçu  pour  la  dernière  fois.  —  Le 
même  soir,  des  expériences  de  magnétisme  ont  eu 
lieu  chez  la  comtesse  de  Kisseloff  ;  la  réunion  était  aussi  nombreuse  que  bien  choisie. 

D'après  plusieurs  lettres  que  nous  recevons,  l'hiver  s'est  très-bien  passé  à  Bruxelles;  les 
bais  ont  été  fort  brillants  à  la  cour  du  roi  Léopold ,  et  les  hôtels  diplomatiques  ont  parfaite- 
ment fait  les  honneurs  de  la  capitale.  La  baronne  Van  de  Weyer,  femme  de  l'ambassadeur 
belge  à  Londres,  jeune  et  riche  Anglaise  de  la  plus  grande  beauté,  a  fait  sensation  à 
Bruxelles.  Les  réceptions  du  prince  d'Aremberg  ont  été  aussi  magnifiques  que  celle  du  prince 
de  Ligne.  Le  baron  Falk,  ambassadeur  de  Hollande,  et  le  marquis  de  Rumigny,  notre  am- 
bassadeur, ont  donné  des  bals  qui  avaient  réuni  l'élite  de  la  société,  bruxelloise.  Toutefois, 
une  perte  de  famille  a  empêché  le  marquis  de  Rumigny  de  continuer  ses  fêtes,  qui,  par 
leur  grâce  et  leur  esprit,  rappelaient  si  bien  la  France.  —  Dans  le  grand  monde  les  soirées 
ont  été  nombreuses  :  la  famille  de  Mérode,  le  marquis  de  Beauffort,  le  baron  de  Stassart,  le 
baron  Engler,  le  vicomte  Obert,  le  comte  Vilain  XIIII,  le  comte  de  Hompesch,  le  comte 
Meeus,  le  baron  d'Hoogvoorst,  M.  Henri  de  Brouckère,  M.  Mathieu,  M.  Adolphe  Hauman, 
ont  prouvé  que  l'aristocratie  et  les  nobles  manières  ne  sont  pas  moins  communes  à  Bruxelles 
qu'à  Paris.  Comte  Alfred  de  R"". 

Nous  avons  eu  ici,  pour  finir  dignement  le  carnaval,  un  grand  nombre  de  bals  travestis 
qui  ont  réuni  l'élite  de  nos  sommités  littéraires  et  de  nos  artistes;  le  signal  de  ces  fêtes  a 


208 


LA  SYLPHIDE. 


été  donné  par  Mme  Eugénie  Garcia;  puis  est  venu  M.  Crosnier,  ensuite  M.  Maurice  Schlesinger; 

le  jeudi  de  la  Mi-Carême,  c'était  le  jour  de  Duprez,  et  le  lendemain  vendredi,  Mme  de  T 

a  donné  son  bal  travesti,  qui  a  peut-être  été  le  plus  gai  de  tous.  La  littérature,  la  peinture,  le 
chant,  la  musique,  le  vaudeville  étaient  là  pêle-mêle;  il  y  avait  Biard  en  sauvage  de  la  Nou- 
velle-Zélande, Duval-Lecamus  en  Robinson  Grusoë,  Lepoitevin,  Amédée  de  Taverne  en 
sylphide,  et  quelle  sylphide!  Alphonse  Karr  en  pêcheur  d'Étretat,  Mlle  Drouart,  Arnal, 
Mlle  de  Dietz,  Jacques  Herz,  Théodore  Hauman,  Mme  B dont  l'esprit  n'est  compa- 
rable qu'à  la  grâce  ,  Mme  de  S""  ,  Mlle  de  Narbonne-Pelet,  et  beaucoup  d'autres  que  j'ou- 
blie. Les  soirées  de  Mme  de  T '  sont  charmantes. 

Mais  elles  sont  du  monde,  où  les  plus  belles  choses 
Ont  le  pire  destin  . 

et  c'est  vendredi  prochain  ,  pour  la  dernière  fois  de  la  saison ,  que  Mme  de  T ouvrira  ses 

salons  de  la  rue  du  Mont-Blanc 


Les  débuts  de  M  Bouché  se  poursuivent  à  l'Opéra  avec  un  retentissement  peu  formida- 
ble; on  commence  à  voir  qu'on  avait  trop  compté  sur  lui.  —  Mlle  Adèle  Dumilâtre  a  obtenu 
le  plus  grand  succès  l'autre  soir  dans  la  Sylphide;  on  dit,  il  est  vrai,  qu'elle  a  passé  un  an 
à  étudier  ce  rôle;  tant  mieux,  d'aussi  constants  efforts  méritent  une  pareille  récompense.  — 
Pour  consoler  Mme  Carlotta  Grisi,  on  lui  a  promis  un  rôle  dans  le  premier  ballet  nouveau ,  et 
comme  l'administration  a  tenu  sa  promesse  avec  Mlle  Adèle  Dumilâtre ,  il  n'est  pas  douteux 
qu'elle  ne  la  tienne  de  même  avec  Mme  Perrot  —  M.  Berlioz  écrit  en  ce  moment  les  récitatifs 
du  Freyschutz,  qu'il  va  mettre  à  la  scène  dans  toute  sa  grandeur  et  son  intégrité  premières. 

On  répèle  un  opéra  en  deux  actes  de  M.  Ambroise  Thomas,  dont  Mme  Dorus  chantera  le 
principal  rôle;  c'est  aussi  à  cette  habile  cantatrice  que  l'on  a  conlié  le  rôle  de  donna  Anna  de 
Don  Juan  Mme  Dorus  est  occupée  à  l'apprendre,  c'est  assez  dire  que  le  chef-d'œuvre  de 
Mozart  ne  viendra  pas  aussitôt  qu'on  l'espérait  —Il  court  un  bruit  dont  nous  ne  garantissons 
aucunement  l'authenticité  :  on  parle  tout  bas  d'un  mariage  entre  Mlle  Rachel  et  un  ancien 
et  célèbre  directeur  de  l' Académie-Royale.  Mlle  Rachel  quitte  toujours  le  Théâtre-Français, 
mais  elle  ne  va  plus  en  Angleterre  ou  en  Belgique;  c'est  à  Saint-Pétersbourg,  assure-t-on, 
qu'elle  a  le  projet  de  se  rendre.  —  Il  ne  serait  pas  impossible  que  les  dernières  représentations 
de  Mlle  Mars  fussent  prolongées  au  delà  du  mois  de  mars. —  Les  Italiens  nous  quittent  an 
1"  avril,  après  une  saison  trèF-fructueuse.  — M.  Trubert,  qui  nous  a  habitué  à  tous  les  genres 
de  mauvais  procédés,  est  dans  ce  moment  en  contestation  avec  deux  artisles,  Taigny  et  sa 
femme,  qui  ont  trop  de  talents  et  de  qualités,  il  est  vrai,  pour  vivre  en  bonne  intelligence  avec 
un  tel  directeur.  —  Malgré  quelques  longueurs,  le  Perruquier  du  l'Empereur  obtient  un  beau 
succès  à  la  Porte-Saint-Martin. 

CONCERTS. 

La  musique  nous  accable;  il  y  a  maintenant  deux  et  trois  concerts  par  jour;  aussi  n'avons- 
nous  pas  la  prétention  de  rendre  compte  de  toutes  les  réunions  plus  ou  moins  artistiques. 
Nous  choisissons  Dans  ses  deux  concerts  à  la  Renaissance,  Vieuxtemps  a  obtenu  tous  les 
suffrages.  — M.  Albert  Sowinski  est  un  pianiste  de  talent,  qui  a  su  se  faire  applaudir  après 
Mme  Gras-Dorus,  ce  qui  est  assez  difficile.  —  La  matinée  de  la  France  musicale  a  été  très- 
belle;  les  premiers  artistes  de  l'Odéon  en  avaient  fait  une  solennité  artistique.  —  Nous  avons 
entendu  chez  Ple.yel  un  petit  pianiste  de  dix  ans,  Antoine  Rubinstein,  de  Moscou,  tour  lequel 
les  fantaisies  de  Thalberg,  et  le  galop  chromatique  de  Litsz,  ne  sont  que  jeux  d'enfant.  Ce 
petit  prodige  musical  fait  le  plus  grand  honneur  à  son  maître,  M.  Villoing.  Dans  ce  même 
concert,  Hauman,  dont  le  violon  soupire  avec  tant  de  mélancolie,  a  fait  fureur,  et  Mlle  Marie 
Willès  a  chanté  des  mélodies  de  M.  Berlioz  avec  un  sentiment  parfait. 

Le  Uirrrlrur  :   DE  Yll.l.EMESSANT. 


LA   SYLPHIDE 


DIRECTION  ,1  ,CITE    DES    ITALIENS 


LA    SÏLPHILII. 


209 


■)  -■ 


A    Madame  ss* 


ncore  quelques  jours,  Madame,  et  je  vous  dirai  les 
merveilles  de  Longchamps;  car  ces  merveilles,  qui  ne 
^  ressemblent  en  rien  aux  pieux  cantiques  qui,  autre- 
fois, attiraient  à  cette  promenade,  n'en  ont  pas  moins 
de  fidèles  adeptes.  La  mode  ,  qui  a  des  avant-coureurs, 
comme  toutes  choses  en  ce  monde  ,  nous  a  déjà  un  peu 
initiés  à  ses  nouveaux  caprices;  par  exemple,  nous  sa- 
vons  que  l'on  portera  beaucoup  de  paille  de  riz,  ornée 
d'une  large  barbe  en  angleterre,  que  rattachera  une  guirlande  ou  un  bouquet  de 
fleurs;  des  capotes  en  crêpe  ornées  de  ruches  chicorée  ou  de  légères  grappes  de 
fleurs;  des  chapeaux  de  paille  à  jour,  doublés  de  soie  de  couleur,  avec  nœuds 
Ho  rubans  assortis  à  la  doublure  du  chapeau.  Les  chapeaux  de  paille  d'Italie  cousue 
seront  aussi  fort  bien  portés;  on  les  ornera  de  velours  ou  de  rubans  de  nuances 
foncées;  sur  les  pailles  d'Italie  ordinaires,  les  tètes  de  plumes  seront  toujours  l'or- 
nement le  plus  distingué.  Les  ruches  dans  l'intérieur  des  chapeaux  sont  remplacées 
par  les  biais  de  crêpe  crêpé  ou  de  crêpe  lisse.  On  place  aussi  sous  la  passe  une 
petite  écharpe  de  blonde ,  que  l'on  garnit  d'un  effilé  de  la  nuance  des  ornements 
du  chapeau,  et  qui  retombe  d'une  façon  très-gracieuse  de  chaque  côté  des  joues. 
A  propos  de  modes  ,  comment  ne  pas  vous  nommer  la  célébrité  du  jour,  Mme  Ba- 
renne ,  qui  vient  de  transférer  ses  magasins  place  Vendôme?  Jamais  maison  ne  fut 
montée  sur  un  pied  aussi  grandiose,  et  l'on  peut  dire  que  c'est  le  premier  établis- 
sement de  Paris  dans  son  genre.  Mme  Barenne  est  celle  qui,  aujourd'hui,  donne 
l'élan  à  la  mode,  celle  à  laquelle  il  est  permis  de  créer ,  d'innover ,  sans  encourir 
de  blâme.  Je  pourrais,  à  l'appui  de  mon  assertion,  vous  citer  certain  chapeau  de 
forme  tout  excentrique,  et  qui  certes  va  faire  émeute;  mais  j'ai  encore  quelques 
jours  de  discrétion  à  garder,  et,  pour  ne  pas  donner  raison  au  proverbe,  il  faut  se 
taire  sur  ce  chapeau  délicieux ,  inventé  par  Mme  Barenne.  Vous  ne  doutez  pas  de  sa 
bonne  grâce,  car  Mme  Barenne  a  non-seulement  le  talent  de  composer  des  formes 
nouvelles ,  mais  encore  elle  sait  coiffer  chacun  selon  son  visage ,  et  ses  chapeaux 

18 


210  .  LA    SYLPHIDE. 

ont,  en  sus,  le  mérite  de  ne  jamais  gêner,  et  d'emboîter  la  tète;  chose  rare  ,  et  que 
les  femmes  savent  si  bien  apprécier.  Pour  vous  donner  une  idée  exacte  du  luxe 
de  Mme  Barenne,  il  suffira,  Madame,  d'ajouter  que  des  voitures  attachées  à  l'éta- 
blissement conduisent  les  demoiselles ,  qui  vont  elles-mêmes  essayer  aux  femmes 
leurs  chapeaux  ;  de  manière  que,  sans  sortir  de  chez  soi,  on  peut  commander  la 
coiffure  qui  vous  convient,  et  être  sûre  de  ne  pas  se  trouver  coiffée  au  hasard.  Cette 
précaution  parait  encore  bien  plus  luxueuse  lorsque  l'on  sait  que  ce  magnifique  éta- 
blissement est  disposé  de  manière  à  ce  que  les  équipages  arrivent  jusqu'à  l'escalier, 
et  que  les  femmes  ne  sont  pas  même  vues  dans  la  rue.  Vous  voyez,  Madame,  jusqu'où 
l'industrie  élégante  peut  aller  ;  mais  aussi  la  maison  Barenne  doit  être  citée  comme 
une  exception,  et  ce  n'est  pas  pour  rien  que  l'on  voit  placée  à  sa  tête  l'élite  des 
négociants  de  la  capitale.  Pour  finir  mon  chapitre  des  modes,  je  vous  dirai  que  l'on 
parle  avec  mystère  de  nouveaux  tissus  de  soie  brevetés  pour  faire  des  chapeaux,  et 
qu'emploient  beaucoup  Barenne  et  Maurice-Beauvais  ;  mais  l'inventeur  n'étant  pas 
encore  connu,  il  faut  se  contenter  de  dire  :  Qui  vivra  verra  ! 

Ce  qui  est  bon  à  voir  aussi ,  ce  sont  les  charmantes  modes  de  printemps  de 
Mme  Huguenet  Le  Jay,  et  celles  de  Mme  Séguin.  J'ai  remarqué  l'autre  soir  à 
l'Opéra ,  sortant  des  magasins  de  cette  dernière  ,  un  turban  résille ,  qui  m'a  paru 
du  plus  joli  choix  qu'on  puisse  voir  ;  ce  turban  ne  le  cédait  en  rien  en  élégance 
à  toutes  les  jolies  productions  dont  Mme  Séguin  vous  a  enrichie  cet  hiver.  Que 
dirai-je  aussi  des  coiffures  et  chapeaux  si  pleins  de  distinction  de  Mme  Huguenet 
Le  Jay?  Les  faveurs  dont  le  monde  de  la  haute  élégance  entoure  cette  modiste  ha- 
bile sont  une  digne  récompense  de  ses  efforts,  et  Mme  Huguenet  Le  Jay  sera  cer- 
tainement une  des  prêtresses  les  plus  honorées  de  Longchamps. 

Palmire,  qui  a  dans  ce  moment  le  plus  joli  choix  d'organdis  et  d'étoffes  de 
foulards  qu'on  puisse  imaginer,  est  toujours,  pour  la  confection  des  robes,  ce 
qu'est  Barenne  pour  la  coiffure  ;  c'est  d'elle  qu'émanent  les  arrêts  destinés  à  régir 
nos  corsages,  nos  manches,  nos  jupes;  nulle  ne  se  décide  avant  d'avoir  consulté 
le  goût  et  les  modèles  de  Palmire.  Sachez  donc,  Madame,  pour  votre  gouverne, 
que  cette  célèbre  faiseuse  a  complètement  prohibé  les  volants,  et  qu'elle  ne  fait 
de  manches  plates  qu'aux  robes  d'étoffes  épaisses;  avec  les  robes  légères  on 
portera  les  gigots ,  les  manches  religieuses.  Pour  orner  les  robes,  la  passementerie 
ne  fut  jamais  plus  en  vogue;  on  pose  une  double  garniture  de  brandebourgs  des 
deux  côtés  du  jupon  et  du  corsage  des  redingotes  de  soie  et  de  crêpe  doublé.  On 
voit  aussi  beaucoup  de  redingotes  fermées  avec  des  nœuds  de  passementerie  ;  ces 
nœuds  sont  composés  de  quatre  petites  coques  qui  forment  rosette,  et  d'où  s'é- 
chappent deux  glands  à  franges. 

Les  jupons  se  portent  de  plus  en  plus  longs,  et  les  corsages  ne  sont  plus  for- 
cément à  pointe,  comme  cet  hiver;  on  les  fait  toujours  descendants  à  partir  du  des- 
sous du  bras,  mais  plutôt  en  s' arrondissant  que  faisant  la  pointe;  les  robes  de  soie 
garnies  de  dentelles  noires,  de  franges  ou  de  chicorée,  ont  toutes  le  mantelet  pareil. 

On  fait  de  délicieuses  robes  en  mousseline,  dont  les  manches  et  le  corsage  sont 
bouillonnes;  ces  corsages  formeront  de  charmants  canezous  pour  porter  cet  été 
avec  les  robes  de  soie,  ce  qui  sera  fort  à  la  mode.  On  portera  des  écharpes  très-va- 
poreuses en  gaze,  brodées,  brochées,  et  à  reflets;  d'autres  en  organdi,  brodées  au  cro- 
chet et  doublées  de  gaze  de  toutes  nuances;  d'autres  en  mousseline,  brodées,  ainsi 
que  des  châles  garnis  de  point  d'Alençon  ;  puis  des  écharpes  et  des  châles  en  ca- 
chemire blanc.  Delisle  nous  offre  en  ce  moment  une  magnifique  collection  de  ces 
derniers,  ainsi  qu'un  choix  immense  d'étoffes  de  printemps  en  soieries,  mousse- 
line laine,  mousseline  peinte,  brodée  ou  brochée.  Delisle  a  des  taffetas  délicieux 
pour  redingotes  du  matin  et  de  promenade,  à  petits  dessins;  des  carreaux,  des 
lignes,  d'une  délicatesse  toute  de  bon  goût;  des  moires  d'été,  des  popelines  unies 


LA    SYl.i'llIUt. 


-211 


et  brochées,  des  armures  de  toutes  sortes,  et  entre  autres  Varmurc  prairie,  brochée 
de  petites  ileurs  sur  un  fond  de  nuance  pale;  V oriental»,  sorte  de  levantine  à  re- 
flets changeants;  le  taffetas  d'Italie,  te  poult  de  suie  fleurdelisé,  le  jaspé  de  Smyrne , 
et  d'autres  nouveautés  toutes  plus  séduisantes  les  unes  que  les  autres.  La  lingerie 
prend  chaque  jour  un  nouvel  accroissement:  c'est  que  robes,  bonnets,  fichus, 
châles,  nianlelels,  tout  se  brode  aujourd'hui;  le  matin,  les  femmes  portent  des 
bonnets  en  dentelle  ornés  de  rubans;  la  nuit,  elles  les  portent  en  batiste  brodée 
garnis  de  valenciennes.  Les  pèlerines,  les  cols,  les  fichus,  se  font  en  tulle  en  mous- 
seline de  l'Inde,  en  batiste  de  Chine,  brodés  de  charmants  dessins.  Des'm«»/f«wr 
de  lus  en  batiste  brodée,  garnis  de  dentelles,  sont  de  la  plus  haute  élégance.  La 
lingerie  fournit  aussi  de  riches  robes  de  mariage,  soit  en  mousseline  brodée  ornée 
de  dentelles,  soit  tout  en  dentelle  avec  l'écharpe  pareille,  qui  sert  d'abord  de  coif- 
fure. On  fait  de  charmants  mouchoirs  en  linon  batiste,  brodés  en  laine  cachemire 
de  couleur.  Comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  les  entre-deux  de  dentelles  et  de  tulle 
brode  sont  fort  à  la  mode;  on  en  met  jusqu'à  huit  et  dix  rangs  qui  montent  au- 
dessus  du  genou.  Il  y  a  dans  ce  moment  de  jolis  bonnets  à  la  laitière,  dont  le  fond 
est  tout  petit  et  le  devant  formé  de  barbes  qui  se  relèvent  au  niveau  du  milieu  de  la 
joue  par  des  coques  de  rubans;  ce  bonnet,  qui  se  place  très  en  arrière,  ne  convient 
qu'aux  fort  jeunes  et  fort  jolies  femmes.  A  propos  de  lingerie,  je  ne  dois  pas  ou- 
blier un  objet  de  toiletle  qui  en  fait  aujourd'hui  une  partie  essentielle  :  ce  sont  les 
pantalons  brodés  et  garnis  de  dentelles  que  portent  toutes  les  femmes,  et  les  ta- 
bliers de  mousseline,  encadrés  d'une  broderie  en  guirlande  et  bordés  de' fines  den- 
telles; est-il  rien  de  plus  joli  sur  une  robe  de  soie!  Voyez  que  de  choses  et  com- 
bien vous  allez  louer  mon  activité,  Madame,  en  songeant  à  combien  de  spécialités 

il  a  fallu  m'adresser  pour  réunir  tous  ces  détails Je  ne  veux  point  me  parer 

des  plumes  du  paon  et  me  donner  un  mérite  que  je  n'ai  pas;  tout  ce  gros  bouquet 
pris  au  parterre  de  la  fashion ,  je  le  dois  à  la  maison  de  commission  Giroud-de- 
Gand,  où  j'ai  été  planter  ma  tente  pendant  deux  heures;  c'est  laque  j'ai  recueilli 
cette  ample  moisson,  car  là  est  le  rendez-vous  de  nos  meilleures  faiseuses  et  de  nos 
magasins  le  plus  en  renom  ;  et  n'y  ai-je  pas  trouvé  aussi  Paris,  notre  habile  coiffeur, 
qui  apportait  le  devis  d'une  coiffure  qu'on  voulait  exécuter  en  province!  car  la  mai- 
son Giroud-de-Gand  ne  recule  devant  aucune  difficulté  pour  complaire  à  sa  nom- 
breuse clientèle.  La  meilleure  preuve  que  je  puisse  encore  vous  donner ,  c'est  qu'elle 
vient  de  faire  une  commande  considérable  de  parures  et  de  bijoux  faux  au  Saphir 
Grâce  à  ce  magasin  en  renom,  et  dont  je  vous  parlerai  plus  en  détail  un  autre 
jour,  les  bijoux  faux  sont  devenus  une  spécialité  très-importante. 

Laissez-moi  vous  dire  quelques  mots,  Madame,  d'un  livre  qui  fait  grand  bruit 
dans  les  salons  et  qui  a  le  droit  d'en  faire.  Ida,  de  M.  le  vicomte  d'Arlincourt,  est 
une  œuvre  appelée  à  de  beaux  succès.  Les  femmes,  qui  aiment  tant  l'étrange,  trou- 
veront là  un  vif  aliment  à  leur  curiosité,  et  elles  auront  en  plus  le  charme  de  lire 
un  style  élégant  et  de  bonne  maison,  comme  on  n'en  lit  guère  de  notre  temps.  Ainsi 
qu'il  en  est  toujours  arrivé  à  chaque  apparition  d'un  nouveau  livre  du  noble  auteur, 
la  mode  s'est  emparée  de  son  titre,  et  déjà  les  Delisle,  les  Thiébaud-Guichard,  ont 
des  étoffes  et  des  écharpes  Ida.  Personne  n'a  oublié  la  vogue  de  la  nuance  Solitaire. 
Pour  finir,  je  vous  recommanderai  aussi  comme  un  délicieux  morceau  de  salon 
le  Trappiste,  mélodie  nouvelle  de  M.  Joseph  Vimeux  ,  dont  M.  Eugène  de  Lonlay  à 
composé  les  paroles. 

Baronne  Marie  de  l'E 


212 


LA  SYLPHIDE, 


ii-L. 


DERNIÈRE  SŒUR  GRISE  . 


PIIEMIKIIE    PARTIE. 


es  petites  localités  champêtres  semées  autour  de 
Paris  ont  joui,  de  tout  temps,  du  privilège  plus 
ou  moins  réel  d'offrir  des  résidences  économiques 
aux  familles  peu  aisées.  Quelques  années  avant  la 
révolution,  beaucoup  de  gentilshommes  qui  avaient 
perdu  leur  fortune,  ou  qui  n'en  avaient  jamais  eu, 
se  retiraient  à  Saint-Mandé,  joli  village  bâti  à  la 
lisière  du  bois  de  Vincennes,  et  se  prolongeant  du 
côté  deCharenton.  Si  Saint-Mandé  ne  présentait 
pas  alors,  comme  aujourd'hui ,  ces  jolis  groupes 
d'habitations  moitié  urbaines,  moitié  rurales, 
s' ouvrant  d'un  côté  sur  la  rue,  et  sur  des  rues  avec 
pavé,  réverbères  et  numéros,  de  l'autre  sur  le 
bois  de  Vincennes  ;  s'il  ne  possédait  pas  encore  une  avenue  d'une  beauté ,  d'une  ré- 
gularité, d'une  élégance  tout  à  fait  américaines,  digne  de  rivaliser  avec  quelque 
quartier  de  New- York  et  de  Philadelphie  ;  longues  rangées  de  maisons  élevées  der- 
rière une  longue  rangée  d'arbres,  arbres  odoriférants,  tilleuls  qui  embaument  le 

"  Il  n'est  permis  à  aucun  publicateur  de  reproduire  cette  nouvelle.  Étranger  à  toutes  les 
conventions  particulières  que  le  directeur  de  la  Sylphide  a  pu  passer  avec  les  journaux  de 
Paris  et  des  départements,  l'auteur,  sans  avoir  égard  à  ces  conventions,  poursuivra  devant  les 
tribunaux  les  reproducteurs,  bien  et  préalablement  avertis. 


LA   SYLPHIDE.  215 

ciel,  la  terre  et  l'air  vers  la  fin  du  printemps,  maisons  qui  ressemblent  à  de  petits 
palais;  si  Saint-Mandé  n'était  pas  si  joli,  il  était  beaucoup  plus  sauvage.  Le  bois  de 
Vincennesle  retenait  et  l'enveloppait  en  plus  d'un  endroit;  avant  d'y  arriver,  on  avait 
à  traverser  des  portions  assez  considérables  de  terrain  planté  de  chênes  et  d'ormes. 
L'hiver,  il  n'était  pas  prudent  de  se  laisser  attarder  loin  de  sa  maison,  si  l'on  ne  vou- 
lait donner  aucune  inquiétude  à  ses  enfants  et  à  ses  serviteurs.  Quoique  Vincennes 
élevât  toujours  au  milieu  de  la  brume  ses  tourelles  pleines  de  poudre,  son  donjon 
rempli  de  fusils,  on  parlait  souvent  d'assassinats  commis  aux  environs.  La  peur 
en  grossissait  le  nombre.  On  n'était  pas  fâché,  au  fond,  d'avoir  cette  peur  qui  rend 
si  doux ,  si  étroit ,  si  complet  le  bonheur  de  se  réunir  l'hiver  autour  de  la  cheminée , 
quand  on  est  sur  que  la  porte  de  la  maison  est  fermée ,  que  la  grille  l'est  aussi ,  et 
que  les  croisées  basses  sont  barricadées  comme  pour  soutenir  un  siège. 

Au  nombre  des  familles  peu  riches  retirées  à  Saint-Mandé  vers  1788,  deux  occu- 
paient le  même  enclos,  tout  à  fait  à  l'extrémité  du  bourg  tel  qu'il  est  bâti  main- 
tenant; c'est-à-dire  que  la  propriété  commune  aux  deux  familles  se  trouvait  alors  en 
plein  bois,  et  que  les  lièvres  du  roi  venaient,  en  compagnie  des  chevreuils,  brouter 
le  potager,  malgré  les  haies  et  les  fossés. 

Quoique  les  Cramayenne  et  les  Rétal  vécussent  pour  ainsi  dire  sous  la  même  clef, 
ils  n'en  occupaient  pas  moins  deux  terrains  différents,  deux  maisons  distinctes,  et 
les  deux  chefs  de  famille  savaient,  à  un  arbre  près,  ce  qui  appartenait  à  l'un  et  ce 
qui  était  le  bien  de  l'autre.  A  l'époque  des  moissons  ou  à  celle  des  vendanges  , 
les  enfants  du  comte  de  Cramayenne  et  ceux  du  marquis  de  Rétal  pouvaient  se  con- 
fondre dans  les  sillons;  toutefois  l'épi  et  la  grappe  allaient  sans  erreur  à  leur  des- 
tination distincte.  Réduits  à  vivre  de  leurs  revenus,  les  deux  établissements  avaient 
besoin  pourtant  de  s'associer  quelquefois  ;  mais  alors  c'était  dans  un  esprit  d'ordre 
et  d'économie.  Ainsi,  pour  garder  la  double  propriété,  ils  n'avaient  qu'un  chien, 
un  incommensurable  lévrier,  qui,  à  la  vérité,  pouvait  compter  pour  deux;  ils  n'avaient 
qu'un  four,  car  dans  beaucoup  de  familles  le  pain  se  faisait  à  la  maison,  à  cette 
époque  où  le  prix  du  blé  subissait  dans  les  campagnes  des  variations  si  monstrueuses, 
que  les  gens  sans  précaution  étaient  toujours  à  la  veille  d'une  famine;  la  même 
carriole  de  sapin  orange  servait  à  conduire  à  la  ville ,  à  tour  de  rôle ,  les  jours  de 
gala ,  tantôt  les  Rétal  et  tantôt  les  Cramayenne ,  et  ce  jour-là  on  enlevait  aux  pan- 
neaux les  armes  de  ceux-ci  pour  placer  les  armes  de  ceux-là.  Soumis  à  une  desti- 
nation complexe  ainsi  que  le  lévrier,  le  four  et  la  carriole,  un  même  domestique 
endossait  alternativement  la  livrée  verte  des  Cramayenne  et  la  livrée  bleue  des 
Rétal,  touchant  pour  cette  double  représentation  deux  gages,  dont  l'importance 
ne  se  mesurait  pas  à  l'activité  de  son  personnage.  D'autres  choses  plus  triviales,  s'il 
en  est  aux  yeux  des  gens  économes,  tombaient  dans  cette  communauté  qui  n'était 
pas ,  on  se  tromperait  si  on  le  croyait ,  abandonnée  à  l'arbitraire  de  la  générosité 
personnelle.  Tel  jour  on  salait  les  viandes  destinées  aux  provisions  d'hiver,  et  chacun 
apportait  en  nombre  égal  ses  quartiers  de  bœuf  et  ses  planches  de  lard;  à  la  fin  de 
l'automne  on  faisait  des  confitures  dans  un  même  bassin  de  cuivre  et  au  même  feu, 
et  les  trois  grandes  lessives  de  l'année  se  pratiquaient  aux  frais  des  deux  maisons. 
De  là  résultait  pour  elles  une  réduction  notable  dans  les  dépenses,  qu'elles  au- 
raient pu  rendre  encore  beaucoup  plus  légères  ,  si  elles  n'avaient  pas  été  arrêtées 
par  des  préjugés  dont  la  ténuité  nous  échappe.  Qui  sait  ce  que  les  Cramayenne  re- 
prochaient à  la  noblesse  des  Rétal?  qui  peut  direjusqu'à  quel  point  les  Rétal  estimaient 
la  haute  et  vieille  origine  que  les  Cramayenne  donnaient  à  leur  race?  On  ne  sait  pas , 
de  nos  jours,  la  valeur  de  toutes  ces  sourdes  antipathies  fondées  sur  des  causes  qui 
n'existent  plus,  si  ce  n'est  pour  quelques  milliers  de  personnes  perdues  au  milieu 
d'une  nation  peu  soucieuse  de  généalogie ,  de  blason  et  de  titres. 

Un  caractère  particulier  de  la  petite  noblesse  française ,  était  la  fécondité  ;  res- 


BCPFLKMEtrr, 


214  LA    SYLPHIDE. 

semblant  à  la  bourgeoisie  par  le  côté  des  vertus  privées,  elle  s'entourait  comme 
elle  de  beaucoup  d'enfants.  C'était  sa  joie,  mais  c'était  aussi  sa  charge.  Comment 
envisager,  sans  passer  la  main  dans  ses  cheveux,  tant  de  garçons  et  tant  de  tilles 
qu'il  faut  élever ,  instruire ,  doter ,  marier?  Marier  !  mot  grave ,  auquel  l'état  ne  sa- 
vait répondre,  pour  venir  en  aide  aux  sujets,  que  par  les  couvents  et  les  monastères. 
Affreuse  imprévoyance,  celle  de  laisser  croître  démesurément  une  population,  pour 
n'avoir  plus  d'autre  moyen  de  l'arrêter  que  de  l'emprisonner,  l'étouffer  ;  que  de 
tuer  une  fille  et  un  garçon  par  famille! 

Ni  la  famille  des  Cramayenne  ni  celle  des  Rétal  n'avaient  échappé  à  cette  espèce  de 
loi  commune.  Impossible  de  dire  au  juste  ce  qu'elles  comptaient  d'enfants;  quand, 
l'été,  les  deux  familles  étaient  réunies  sous  les  arbres,  au  milieu  de  la  campagne,  on 
en  voyait  poindre  de  tous  les  côtés,  et  de  tous  les  âges  de  la  jeunesse,  et  de  toutes  les 
nuances.  Ceux-ci  jouaient  dans  les  blés  avec  Fly  *,  le  lévrier  gigantesque  ;  plus  loin, 
d'autres  grimpaient  le  long  d'un  pommier ,  avec  leurs  grosses  têtes  blondes  dont 
les  cheveux  se  prenaient  aux  basses  branches  ;  d'autres  se  donnaient  le  plaisir  de 
se  traîner  dans  un  vieux  pannier ,  pour  faire  croire  à  leur  mère  que  ce  n'était  pas 
avec  le  fond  de  leurs  pantalons  qu'ils  ratissaient  la  terre;  ces  cris  dans  le  fond  d'un 
buisson ,  c'étaient  encore  des  enfants  qui  prétendaient  avoir  trouvé  un  nid  d'oiseaux, 
là  où,  en  vérité,  des  araignées  n'auraient  pas  voulu  s'inslaller,  tant  les  petits  démons 
y  venaient  souvent  s'ébattre.  Dieu  seul  pouvait  distinguer  dans  ce  pêle-mêle  de 
chapeaux  de  paille  froissés,  de  petites  chemises  blanches  en  lambeaux,  de  cein- 
tures déchirées ,  de  joues  brunies,  d'yeux  pétillants  de  santé ,  ce  qui  était  petite  fille 
et  ce  qui  était  petit  garçon. 

Parmi  ces  enfants ,  deux  venaient  de  perdre  ce  nom.  L'un  était  le  fils  du  comte  de 
Cramayenne,  l'autre  la  fille  du  marquis  de  Rétal.  Francis  était  venu  passer  son 
temps  de  vacances  à  Saint-Mandé ,  auprès  de  ses  parents ,  et  se  reposer  de  ses  tra- 
vaux classiques ,  plus  rudes  que  les  autres  années,  car  il  avait  eu  à  subir  ses  derniers 
examens  de  théologie  au  collège  d'Harcourt.  La  pâleur  de  ses  veilles  faisait  déjà  place 
à  une  vigoureuse  teinte  de  santé  au  milieu  de  la  belle  nature  d'automne.  Plus  de 
livres,  plus  de  leçons,  plus  de  fatigues  pendant  deux  grands  mois.  Les  seuls  vers 
qu'il  aimait  à  se  rappeler  étaient  ceux  de  Racine ,  et  ce  n'était  pas  sans  un  frisson 
heureux  qu'il  les  redisait  en  courant  dans  les  allées  de  Vincennes,  ou  mentalement, 
quand  il  était  assis  à  côté  de  Constance  de  Rétal ,  près  du  perron ,  sous  les  touffes 
de  chèvrefeuille  et  de  lierre  qui  tombaient  en  cascade ,  espèce  de  Niagara  de  verdure, 
du  vieux  mur  de  la  maison.  Le  jeune  Cramayenne  touchait  à  cette  heure  de  transfor- 
mation qui  s'opère  à  dix-huit  ans,  pour  l'âme  comme  pour  le  corps.  Ses  cheveux 
bruns,  que  l'usage  barbare  de  la  poudre  n'avait  pas  encore  salis  et  qu'il  ne  devait 
pas  souiller,  car  il  allait  se  faire  d'étranges  modes  dans  quelque  temps,  s'écartaient 
avec  douceur  sur  son  front  humble  par  l'étude  sévère  et  la  réflexion ,  mais  hardi  et 
fort  de  structure ,  annonçant  l'homme  tel  qu'il  serait  un  jour.  Cette  saillie  prononcée 
poussait  un  peu  ses  yeux  dans  le  fond  de  la  tête,  et  donnait  à  son  regard  la  défiance 
qui  n'était  pas  dans  son  caractère  ;  ses  lèvres  légèrement  ouvertes  exprimaient  la 
franchise  empreinte  d'ailleurs  sur  tout  son  visage,  qui  sortait ,  pour  ainsi  dire ,  de  sa 
coque  verte,  de  sa  première  enveloppe.  Tous  ses  traits  participaient  à  ce  travail 
d'éclosion  qui  se  manifeste  à  cet  âge  de  la  vie  par  un  renflement  sensible  à  l'arête 
des  os,  au  contour  des  muscles,  et  sous  le  tissu  même  de  la  peau.  Si  l'on  ne  pou- 
vait guère  assurer  que  Francis  de  Cramayenne  serait  un  jour  un  bel  homme  dans 
l'acception  du  mot ,  il  était  facile  pourtant  de  découvrir  en  lui  les  éléments  d'une 
nature  solide,  à  l'évasement  de  la  taille ,  à  l'arc  des  épaules,  et  à  certain  équilibre, 

'  Aucun  de  nos  lecteurs  n'ignore  sans  doute  que  le  mot  Fly  signifie  mouche  en  anglais,  et 
se  prononce  Fiai. 


LA   SYLPHIDE.  215 

sans  lequel  il  n'y  a  ni  grâce  ni  force  dans  le  corps.  On  jugeait  encore  que  son  déve- 
loppement n'était  pas  atteint,  aux  nœuds  qu'offraient  ses  doigts  à  l'endroit  des  arti- 
culations, et  à  la  grosseur  de  ses  genoux,  dernière  particularité  qui  ne  pouvait  guère 
échappera  l'attention  dans  un  siècle  où  l'on  ne  portait  pas  encore  ces  utiles  four- 
reaux qu'on  appelle  pantalons. 

Un  soir,  entre  autres,  Francis  et  Constance  rentraient  à  la  maison  après  une 
chaude  journée  passée  en  partie  dans  le  bois  de  Vicennes,  qui  n'était  pas  fré- 
quenté comme  aujourd'hui  par  tant  d'artilleurs  et  de  bonnes  d'enfants ,  deux  fléaux 
qui  se  suivent  et  ne  paraissent  jamais  l'un  sans  l'autre  ;  un  soir  donc  qu'ils  rentraient 
avec  leurs  pères,  leurs  mères,  leurs  frères,  leurs  sœurs,  toute  la  couvée ,  ils  se  lais- 
saient devancer,  peut-être  sans  le  vouloir,  peut-être  sans  en  être  fâchés  ni  l'un  ni 
l'autre.  Ils  restaient  toujours  un  peu  plus  en  arrière,  ne  perdant  point  de  vue,  ce- 
pendant, leurs  deux  familles  ,  ayant  constamment  la  bonne  volonté  de  les  joindre, 
mais  ne  le  faisant  pas  trop  vite,  à  cause  de  la  facilité  de  les  rallier  à  loisir,  puisqu'ils 
distinguaient  sans  peine,  quoique  la  distance  s'agrandit  devant  eux,  et  le  son  des 
voix  et  la  couleur  des  habits  entre  le  feuillage ,  quand  il  s'écartait. 

De  quoi  causaient-ils,  de  quoi  riaient-ils  tant  tous  les  deux?  Tout  simplement  de  la 
contrariété  que  leur  causait  la  piqûre  des  cousins ,  moucherons  incommodes,  qui  en 
automne  circulent  par  torrents  dans  le  bois  de  Yincennes  jusqu'à  ce  que  le  soleil  ait 
cessé  d'être  sur  l'horizon.  On  se  croirait  en  Afrique ,  et  le  cousin  s'y  croit  aussi ,  car  il 
bourdonne,  pique,  s'acharne,  dévore  comme  en  Afrique.  Constance  montrait  à 
Francis  ses  joues  marbrées  de  rougeur,  Francis  montrait  à  Constance  ses  mains  ; 
ils  se  plaignaient  ironiquement ,  se  frottaient  avec  des  herbes  qui  avaient  la  vertu 
de  n'en  avoir  aucune,  et  tous  ces  riens  charmants  allongeaient  le  chemin,  qu'ils 
reprenaient  en  agitant  à  droite  et  à  gauche  leurs  mouchoirs ,  afin  d'écarter  le  contact 
de  insectes  importuns. 

Pour  que  Constance  eût  moins  à  souffrir,  Francis  lui  proposa  de  lui  envelopper 
la  tête  dans  un  mouchoir  jusqu'à  la  sortie  du  bois.  Elle  y  consentit  en  riant,  et  avec 
le  foulard  de  soie  qu'elle  tenait  elle  voila  sa  tête  et  son  visage.  Deux  nœuds  flottants 
l'arrêtèrent  à  son  cou.  Elle  tendit  ensuite  la  main  à  Francis  pour  qu'il  la  conduisit. 

Une  de  ces  routes  en  équerre,  qui  égarent  si  souvent  le  promeneur  inexpérimenté, 
se  présenta  à  Francis,  et  il  la  prit,  quoiqu'il  n'ignorât  pas  qu'elle  fût  la  plus  dé- 
tournée et  par  conséquent  la  plus  longue. 

Il  avait  passé  le  bras  de  Constance  sous  le  sien. 

Si  Constance  eût  réfléchi  un  seul  instant,  elle  se  serait  aperçue  de  l'erreur,  car  au 
lieu  d'avoir  le  soleil  à  sa  droite,  elle  lui  tournait  le  dos  maintenant.  Peut-être  attribua- 
t-elle  l'obscurité  dont  elle  dut  être  frappée  au  voile  étendu  sur  ses  yeux.  Cependant 
le  temps  lui  paraissant  long,  et  calculant  qu'elle  était  fort  près  de  Saint-Mandé 
lorsque  Francis  s'était  chargé  de  la  conduire,  elle  s'arrêta,  dénoua  promptement  le 
mouchoir,  et  regarda  autour  d'elle  avec  anxiété.  «Où  sommes-nous!  s'écria-t-elle;vous 
vous  êtes  trompé  de  chemin.  »  Francis,  adossé  contre  un  arbre,  ne  répondait  pas;  il 
n'osait  parler  de  peur  de  mentir,  il  n'osait  regarder  Constance  de  peur  de  laisser 
voir  son  trouble. 

«Venez,  lui  dit-elle,  c'est  par  ici,  le  chemin. 

—  Je  le  sais  bien,  répliqua  Francis  en  la  suivant;  mais,  Constance,  j'avais  quelque 
chose  à  vous  dire.  » 

Comme  ils  n'étaient  pas  fort  loin  de  la  sortie  du  bois,  malgré  l'écart  qu'ils  avaient 
fait,  ils  arrivèrent  presqu'en  même  temps  que  leurs  familles  à  l'habitation  de  Saint- 
Mandé. 

La  nuit  qui  suivit  fut  d'une  sérénité  ravissante.  Constance  en  passa  une  grande 
partie  à  la  croisée  pour  découvrir,  à  la  lumière  si  douce  et  si  égale  de  la  lune ,  l'en- 
droit de  la  forêt  où  elle  et  Francis  s'étaient  égarés  dans  la  journée.  Les  heures  s'é- 


216  LA   SYLPHIDE. 

coulaient,  et  elle  ne  se  lassait  pas  d'attacher  son  regard  sur  un  bouquet  d'arbres  d'un 
vert  mélancolique.  C'est  sous  ces  arbres  qu'elle  avait  entendu  ces  mots  :  «  Constance, 
j'avais  quelque  chose  à  vous  dire.  » 

Constance  avait,  à  ce  doux  moment  de  sa  vie,  seize  ans,  âge  un  peu  trop  déprécié 
depuis  que  les  femmes  ont  indéfiniment  reculé  les  limites  des  tendres  erreurs.  On 
aurait  bien  dû,  cependant,  ne  pas  leur  sacrifier  entièrement  ce  qu'on  appelait,  avant 
cette  révolution  dont  tout  n'est  pas  à  blâmer,  l'âge  des  amours,  le  printemps  de  la 
vie,  expressions  surannées  sans  doute,  mais  s' appliquant  à  une  chose  qui  ne  vieillira 
jamais,  la  jeunesse.  Qu'y  a-t-il  de  plus  vieux  que  les  roses,  le  lis,  l'innocence,  le 
premier  amour,  le  premier  baiser?  Indulgence  donc  pour  tout  cela!  usons  de  géné- 
rosité envers  ces  vieilleries  auxquelles  nous  avons  cru,  et  auxquelles  on  croira  encore 
longtemps  après  nous.  C'est  un  tort  de  n'avoir  pas  tout  de  suite  trente  ans,  mais 
quel  grade  bien  mérité  ne  s'acquiert  pas  avec  les  années?  Les  grands  maréchaux 
du  sexe  ont  commencé  par  être  conscrits. 

Constance  avait  seize  ans  ;  on  aurait ,  à  coup  sûr,  trouvé  mieux  pour  représenter 
l'époque  fleurie  à  laquelle  elle  touchait,  car  elle  n'était  ni  frêle,  ni  blonde,  ni  déli- 
cate. Sa  taille,  cependant,  était  flexible,  son  cou  dégagé  portait  une  tète  du  plus 
beau  type  créole.  Sur  ses  lèvres  épaisses,  et  renversées  comme  les  bords  roses  et 
veloutés  d'un  champignon  des  bois,  se  peignait  l'éclair  bleuâtre  d'un  duvet  gracieuse- 
ment viril  :  ni  aquilin  ni  relevé,  son  nez  un  peu  fort  avait  de  l'épatement  des  races 
du  Nord.  Là  où  elle  était  belle  et  digne  d'exercer  la  plume  de  l'écrivain,  c'était  à  la 
partie  supérieure  du  visage;  quand  son  regard  doux  lançait  une  étincelle  lumineuse, 
il  en  restait  longtemps  le  souvenir  dans  la  mémoire.  Le  blanc  de  ses  yeux  était  doré 
par  on  ne  sait  quel  mélange  du  sang  qui  se  remarque  chez  quelques  femmes  ordi- 
nairement douées  d'une  grande  beauté.  Ses  cheveux  étaient  d'un  noir  qu'il  ne  faut 
comparer  à  rien,  car  chaque  belle  chevelure  noire  ou  blonde  a  son  ondulation,  son 
velouté,  son  caractère,  qui  ne  se  reproduisent  jamais  sur  une  autre  tête.  Le  teint  de 
Constance  n'était  pas  beau ,  excepté  pourtant  pour  les  peintres.  11  était  chaud,  brun,  et 
parfois  d'un  sombre  métallique,  quand  quelque  peine  troublait  sa  santé,  bonne 
mais  inégale.  Elle  avait  de  fort  jolies  mains;  rien  n'était  charmant,  tout  le  monde 
en  convenait ,  comme  de  la  voir  occupée  à  croiser  le  grand  cachemire  blanc  de  sa 
mère,  lorsque  l'hiver  elle  s'en  enveloppait  auprès  de  la  cheminée. 

Mme  de  Rétal,  qui  n'avait  pris  ce  nom  qu'en  devenant  la  femme  de  M.  de  Rétal , 
son  second  mari,  ne  portait  aucun  attachement  à  sa  fille  ainée ,  Constance,  son  uni- 
que enfant  du  premier  lit.  Deux  causes ,  l'une  assez  romanesque,  l'autre  fondée  sur 
l'intérêt,  produisaient  chez  elle  cet  éloignement.  Constance  avait  été  mise  en  nour- 
rice fort  loin  de  Paris,  dans  un  hameau  de  la  Picardie,  où  sa  mère  n'était  allée  la 
voir  qu'au  bout  de  deux  ans  et  demi  et  par  suite  d'une  circonstance  tragique.  Le  feu 
ayant,  une  nuit  d'hiver,  dévoré  le  hameau,  la  nourrice  et  une  petite  tille  qu'elle  avait 
du  même  âge  que  l'enfant  de  Mme  de  Rétal  périrent  étouffées  dans  les  flammes.  Quand 
Mme  de  Rétal,  avertie  du  malheur  par  le  curé  de  l'endroit,  se  fut  rendue  dans  la 
chaumière  à  demi  consumée,  elle  n'y  trouva  qu'une  femme  étrangère,  berçant  un 
enfant  brûlé  au  visage  et  aux  mains,  presque  défiguré.  Cette  petite  fille  était-elle 
bien  la  sienne?  n'était-elle  pas  celle  de  la  nourrice?  tel  fut  le  doute  soudain  dont 
elle  fut  saisie  en  ne  rencontrant  auprès  d'elle,  au  milieu  des  cendres,  aucune  per- 
sonne en  position  de  lui  dire  la  vérité  sur  ce  point.  Les  gens  consultés  par  elle 
avaient  toujours  entendu  la  nourrice  donner  le  même  nom  d'amitié  à  l'une  et  à  l'au- 
tre enfant;  son  mari,  d'ailleurs,  était  sidur,si  sauvage,  qu'ils  osaient  rarement  venir 
la  voir.  En  emportant  sa  fille  avec  elle ,  Mme  de  Rétal  resta  dans  la  même  obscurité. 
Une  bonne  mère  n'aurait  pas  connu  cette  anxiété,  car  elle  ne  serait  jamais  demeurée 
deux  ans  et  demi  sans  aller  voir  son  enfant. 

Elevée  au  couvent,  Constance  éprouva,  en  recevant  une  éducation  étroite  et  soh- 


LA   SYLPHIDE.  217 

taire,  les  premiers  effets  de  l'indifférence  maternelle.  D'autres  chagrins  lui  étaient 
réservés.  Mme  de  Rétal  devait  sa  position  nouvelle  à  son  second  mari.  S'il  n'était 
pas  riche,  il  possédait  du  moins  une  aisance  suffisante,  et  les  enfants  qu'elle  avait 
de  lui  fondaient  des  espérances  certaines  sur  les  parents  de  sa  branche.  Les  frères 
de  M.  de  Rétal ,  tous  riches,  presque  tous  célibataires,  ne  comptaient  d'autres  héri- 
tiers que  leurs  neveux.  Il  ne  s'agissait  que  d'attendre  avec  patience  la  mort  de  ces 
oncles  opulents;  jusque  là,  on  vivait  modestement  à  la  campagne.  Ainsi,  tous  les 
enfants  de  Mme  de  Rétal,  excepté  Constance,  ne  craignaient  rien  de  l'avenir. 
Constance  seule,  quoique  l'aînée  de  la  famille,  n'avait  pour  espoir  que  le  mariage; 
mais  qui  voulait,  à  cette  époque  ambitieuse ,  d'une  fille  pauvre?  qui  serait  allé  la 
chercher,  pour  ainsi  dire,  au  milieu  des  bois? 

Toutes  ces  considérations  mettaient  fort  à  l'aise  Mme  de  Rétal  pour  faire  à  sa 
fille  la  confidence  qu'elle  lui  ménageait  depuis  des  années.  Le  moment  lui  parutenfin 
arrivé  d'ouvrir  cet  entretien  sérieux.  Un  matin  elle  appela  Constance  et  s'enferma 
avec  elle. 

Peu  de  jours  avant  cette  entrevue,  Francis  avait  appris  les  intentions  de  son  père 
sur  lui.  Destiné  par  sa  naissance  et  par  son  titre  d'ainé  à  embrasser  la  profession  des 
armes,  il  irait  en  étudier  les  éléments  à  l'école  militaire  de  Bapaume;  au  bout  de 
deux  ans  il  entrerait  au  service  du  roi  dans  quelque  régiment.  Cette  détermination  ne 
blessait  en  rien  les  goûts  du  jeune  Cramayenne.  D'un  esprit  méditatif  il  entrevoyait 
déjà  l'arme  à  laquelle  il  se  vouerait  de  préférence  :  c'était  le  génie,  beau  côté  de  la 
guerre,  sa  face  la  plus  intelligente.  Il  serait  de  ceux  qui  ouvrent  aux  armées  des  rou- 
tes à  travers  les  rochers,  jettent  en  une  nuit  sur  un  fleuve  rapide  des  ponts  que  n'é- 
crasent ni  les  chevaux  ni  les  canons,  et  qui  disent  à  une  minute  près  le  moment  où 
s'écrouleront  les  murs  d'une  forteresse  perdue  dans  les  nuages.  Us  sont  le  cerveau 
de  l'armée;  ils  triomphent,  et  leurs  doigts  ne  sont  jamais  tachés  que  par  l'encre. 
Dès  que  son  père  lui  eut  révélé  ses  intentions,  Francis  n'eut  plus  d'autre  pensée 
que  d'en  faire  part  à  Constance.  Ne  serait-ce  pas,  pensait-il,  l'occasion  que  je  cher- 
che depuis  deux  mois ,  le  motif  bien  simple  et  bien  naturel  de  lui  dire  combien  je 
vis  dans  l'espoir  de  demander  un  jour  sa  main ,  si  véritablement  elle  m'aime?  Il  dou- 
tait qu'elle  l'aimât!  Rien  ne  lui  donnait  cette  conviction.  Et  pourtant  elle  évitait,  de- 
puis l'après-midi  passée  avec  lui  au  bois  de  Vincennes,  toute  promenade  loin  de  la 
maison;  elle  refusait  constamment  de  l'accompagner  sur  l'épinette  quand  il  exécu- 
tait sur  la  flûte  quelque  morceau  de  la  musique  alors  si  à  la  mode  du  célèbre  che- 
valier Gluck  ;  elle  s'était  aperçue  qu'elle  tremblait  en  l'accompagnant,  et  qu'il  pas- 
sait toujours  quelques  notes  dans  les  endroits  pathétiques. 

Constance  avait  mis  toutefois  de  côté  cette  réserve  excessive  depuis  son  entretien 
secret  avec  sa  mère.  Pour  peu  que  Francis  eût  cherché  à  la  retenir  près  de  lui  dans 
les  rares  occasions  où  leurs  parents  les  laissaient  seul  à  seul,  elle  y  aurait  mainte- 
nant consenti  volontiers.  Sa  position  était  changée  :  auparavant  elle  ne  pouvait  que 
s'exposer  à  entendre  de  la  bouche  d'un  jeune  homme  des  paroles  dont  elle  pressen- 
tait tacitement  et  avec  une  intelligente  pudeur  la  signification;  à  présent  elle  appor- 
tait elle-même  le  prétexte  d'une  entrevue  nécessaire,  décisive.  Francis  l'écouterait,  et 
Francis  n'aurait  ni  le  temps  ni  la  volonté  de  penser  à  lui ,  en  recevant  la  confi- 
dence que  Constance  cherchait  à  lui  faire,  loin  de  la  maison,  loin  des  oreilles  indis- 
crètes des  enfants,  si  terribles  à  toutes  les  époques,  loin  des  yeux  des  domestiques,  si 
vertueux  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  dénoncer.  Mais,  quelque  envie  qu'ils  eussent 
l'un  et  l'autre  de  se  rencontrer  quelque  part  dans  l'ombre,  ils  ne  parvenaient  pas  à  se 
trouver  dix  minutes  ensemble ,  et  cependant  s'écoulait  la  dernière  semaine  qu'ils 
devaient  encore  passer  à  Saint-Mandé  avant  de  rentrer,  elle  au  couvent  des  Sœurs- 
Grises  de  la  rue  du  Temple,  lui,  avant  de  partir  pour  l'école  militaire  de  Bapaume, 
où  décidément  il  se  rendait. 


218  LA   SYLPIIIDE. 

Tout  conspirait  contre  eux.  Un  jour  les  gros  orages  d'automne  rendaient  impra- 
ticable le  petit  sentier  sablonneux  tracé  entre  les  deux  propriétés.  Le  lendemain , 
c'était  la  visite  d'un  ami  de  Paris,  qui  dévorait  les  heures  où  une  famille  avait  l'ha- 
bitude de  se  rendre  chez  l'autre  :  nouvelle  journée  perdue.  Si ,  le  surlendemain ,  les 
Cramayenne  et  les  RétaJ  avaient  arrêté  de  dîner  ensemble,  le  diner  empiétait  tant  sur 
la  nuit,  qu'en  se  levant  de  table  on  allait  se  coucher.  Enfin  la  semaine  était  sur  le  point 
de  finir  sans  que  le  hasard  eût  favorisé  une  seule  fois  ces  deux  enfants  si  tourmentés 
tous  les  deux  de  se  dire,  l'un  le  secret  de  sa  peine,  l'autre  celui  de  son  bonheur. 

Il  ne  leur  restait  plus  pour  se  voir  que  la  soirée  du  dimanche  au  lundi. 

Léon  Gozlan. 

La  suite  à  îa  prochaine  livraison. 


3* 


TROISIÈME   ARTICLE. 
MM.  LEULLIER,  LÉPAULLE,  COURT. 


.\  L  serait  difficile  de  décrire  l'impression  que  produit  le  beau  tableau  de  M.  Lcul- 
jj  1  ier,  représentant  l'héroïsme  de  l'équipage  du  Vengeur.  Quelle  animation  sur  celte 
,  toile!  quels  épisodes  pathétiques!  que  ces  figures  sont  guerrières,  que  ce  dés- 
rdre  est  beau!  Je  ne  sais  quel  sentiment  d'enttiousiasme  s'empare  de  vous  en 
'"présence  de  ce  grand  spectacle,  devant  cette  noble  apothéose  de  la  valeur.  Or, 
Cloutes  les  fois  qu'une  œuvre  de  l'art  saisit  ainsi  et  transporte  soudainement  l'âme, 
st  une  preuve  certaine  qu'elle  est  faite  de  main  de  maître  :  ne  cherchez  rien  de 
plus.  Ne  vous  semble-t-il  pas  entendre  les  paroles  immortelles  du  capitaine  Lucas: 
«  Equipage  du  Vengeur,  ne  vous  rendez  pas;  rappelez-vous  que  l'honneur  de  la  ma- 
rine française  n'a  plus  d'autres  représentants  que  vous!  »  Voyez  comme  tous  ces  héros 
semblent  animés  de  cette  pensée.  Le  vaisseau  est  rasé,  sa  mâture  abattue,  ses  flancs  cri- 
blés- il  s'enfonce,  il  va  disparaître Toutes  les  voix  s'élèvent  soudain Est-ce  un  cri 

de  merci?  Non,  c'est  un  hymne  de  gloire 

Pour  rendre  une  pareille  scène,  il  ne  fallait  pas  moins  que  la  puissance  et  l'imagination 
de  M.  Leullier;  car,  pour  aborder  de  pareils  sujets,  il  faut  posséder  les  facultés  les  plus  pré- 
cieuses de  l'artiste.  Toutes  les  difficultés  étaient  ici  réunies  :  l'action  la  plus  animée,  la  passion 
la  plus  exaltée,  la  douleur  la  plus  déchirante ,  les  positions  les  plus  diverses.  Par  conséquent 
il  a  fallu,  pour  que  l'artiste  réalisât  une  pareille  donnée,  qu'il  possédât  à  la  fois  et  le  dessin 
du  mouvement  et  le  talent  de  l'ordonnance ,  et  le  génie  de  l'expression. 

Que,  dans  quelques  détails,  la  critique  puisse  trouver  à  redire,  c'est  ce  que  nous  ne  con- 
testons pas;  mais  comme  dans  le  sujet  qui  nous  occupe  c'est  surtout  par  l'effet  de  l'ensemble 
qu'il  faut  juger  du  mérite  de  l'œuvre,  nous  nous  bornerons  à  donner  des  éloges  à  M.  Leul- 
lier, laissant  à  d'autres  le  soin  de  faire  l'analyse  détaillée  de  la  belle  peinture  dont  nous  ve- 
nons de  donner  la  synthèse. 

Un  autre  artiste  bien  remarquable  aussi,  et  qui,  cette  année,  nous  a  dispensé  généreuse- 
ment ses  dons,  c'est  M.  Lépaulle,  dont  les  toiles  sont  recherchées  avec  une  avidité  qu'ex- 
plique si  légitimement  le  mérite  de  ce  peintre.  Le  salon  est  riche  de  neuf  de  ses  tableaux,  et 
comme  ces  neuf  tableaux  sont  très-remarquables  à  des  titres  divers,  nous  ne  pouvons  faire 
autrement  que  de  les  citer  ici  réunis,  afin  d'appeler  l'attention  de  ceux  qui  auraient  pu  en 
laisser  échapper  quelques-uns,  et  surtout  afin  de  signaler  le  bon  grain  là  où  se  trouve  tant 
d'ivraie.  M.  Lépaulle  a  donc  exposé  :  une  Scène  du  Déluge,  une  Tète  de  Christ,  une  Bacchante 
surprise  par  un  Satyre,  la  Rêveuse  italienne,  une  Novice,  une  Odalisque,  le  portrait  de 
Mme  de  Stoltz  dans  le  quatrième  acte  de  la  Favorite,  le  portrait  de  Mme  de et  celui  de 


LA   SYLPHIDE. 


•219 


M-  C Dirc  1ue  M-  Lépai'De  dessine  très-bien,  qu'il  a  une  touche  vigoureuse,  et  que  sou 

coloris  est  brillant,  c'est  répéter  ce  qui  est  dans  toutes  les  bouches;  mais  comme  on  ne  doit 
pas  se  lasser  de  redire  les  vérités  les  plus  rebattues,  surtout  lorsqu'il  y  a  justice  à  le  faire 
nous  joignons  ici  notre  voix  à  celle  de  tout  le  monde. 

Après  avoir  signalé  les  compositions  de  M.  Lépaulle,  il  est  peut-être  dangereux  pour 
M.  Court  que  je  vienne  parler  de  lui.  -  Auprès  d'un  lustre  une  chandelle  est  bien  terne; 
pourtant,  comme  le  vrai  mérite  reconnaît  les  supériorités  et  se  range  modestement  à  la  place 
qui  lui  convient,  M.  Court  ne  nous  en  voudra  pas  de  ce  rapprochement.  Celui  de  ses  portraits 
que  j  ai  admiré  le  plus  profondément,  c'est  celui  du  roi  de  Danemark  pendant  la  cérémonie 
du  couronnement;  quand  je  dis  le  portrait  du  roi ,  je  me  trompe ,  c'est  le  roi  et  la  reine  que 
M.  Court  nous  a  représentés.  Le  roi  porte  des  culottes  dorées  du  plus  bel  effet  (le  souvenir 
de  ces  culottes  me  poursuit  à  outrance  )  ;  il  est  rasé  de  frais,  sa  couronne  est  dans  le  plus 
parlait  équilibre.  On  voit  que  nous  ne  sommes  pas  en  pays  parlementaire;  il  a  de  l'or  sur 
toutes  les  coutures  de  son  pourpoint  ou  de  sa  veste,  je  ne  sais  lequel  des  deux;  il  a,  de  plus 
deux  adorables  chiens  de  faïence  à  ses  pieds;  enlin,  il  est  entouré  de  toutes  les  magnificences 
possibles.  -  Heureux  roi ,  d'avoir  eu  un  tel  peintre  pour  reproduire  si  noblement  les  pompes 
oe  la  grandeur  et  de  la  majesté  d'un  monarque!  heureux  peintre  d'avoir  reproduit  un  tel  roi! 

Loris  Berger. 


©Sis®sï3<tpa  an?  <aa.àsjï)  a&Dsj^a, 


Mme  J.Thorn.  —  Le  ministre  de  Toscane.  —  M.  Le  Couppey. 
Athalin.  —  Soirée  musicale  du  comte  de  Tressan. 


Le  général 


octes  les  grandes  soirées,  tous  les  bals  aristo- 
c  ratiques  sont  maintenant  remis  à  l'année  pro- 
chaine. Le  monde  ne  se  retrouve  plus  qu'aux 
sermons  de  Notre-Dame,  de  Saint-Sulpice  ou 
de  Sainl-Roch,  dans  les  salons  de  vente  ou  d'ex- 
>  position  au  profit  des  indigents;  nous  touchons 
/yi  la  semaine  sainte,  et  ce  n'est  plus  qu'après 
K  Pâques  que  recommenceront  les  matinées  mu- 
sicales, et  qu'auront  lieu   quelques  déjeuners 
^  dansants.  On  se  souvient  sans  doute  de  l'effet 
=  qu'ont  produit,  au  printemps  dernier,   les  dé- 
jeuners dansants  de  l'ambassade  d'Autriche.  — 
En  attendant,  il  est  juste  de   dire    que  nous 
avons    encore    quelques  réunions    musicales 
On   parle  beaucoup  de  celles  de  Mme  J.  Thorn,  qui  a  reçu  jeudi  pour  la  dernière  fois.  - 
Le  lundi  précédent ,  il  y  avait  eu  chez  M.  le  ministre  de  Toscane  une  matinée  artistique     où 
1  on  a  eu  le  plaisir  d'entendre  la  femme  du  ministre ,  qui  a  la  plus  belle  voix  du  monde    et 
d  autres  chanteurs  qui  jouissent  d'une  réputation  brillante.  -  Mardi,  un  de  nos  jeunes  pro- 
fesseurs du  Conservatoire  ,  M.  Le  Couppey,  avait  réuni  dans  ses  salons  la  plus  brillante  société 
du  faubourg  Samt-Germain.  -  Massol ,  Marié,  Dérivis  et  Mlle  Julian,  ont  fait  les  honneurs 
de  cette  soirée  avec  tout  le  talent  que  chacun  se  plaît  à  leur  reconnaître.  On  a  surtout 
beaucoup  applaudi  Loyse  de  Xonlfort,  scène  lyrique  de  M.  Bazin  ,  exécutée  pour  la  dernière 
fois  avant  son  départ  pour  l'Italie.  Jamais  cette  œuvre  si  remarquable  n'a  été  chantée  avec 
plus  de  verve    d  ensemble  et  de  perfection.  _  Disons  aussi  que  jamais  Mlle  Julian  n'a  été  plus 
gracieuse  et  plus  jolie.  -  On  a  entendu  sur  le  piano  Mlle  A.  D. . .  ,  une  des  meilleures  élèves 
de  M.  Le  Couppey.-  En  un  mot,  cette  réunion  musicale  a  fait  sensation  dans  le  monde  élégant 
Mercredi,  le  général  Athalin  a  réuni  quelques  amis  dans  les  splendides  appartements  qu'il 
occupe  aux  Tuileries.  On  s'est  livré,  chez  le  baron  Athalin,  à  ces  causeries  aimables  dont  la 
tradition  se  perd  de  plus  en  plus.-  Mais  assurément  une  des  plus  belles  fêtes  de  cet  hiver 


220  LA    SYLPHIDE. 

qui  s'achève,  a  été  la  soirée  musicale  donnée  par  le  comte  de  Tressan,  le  25  mars,  et  qui  s'est 
terminée  d'une  façon  très-philanthropique,  par  le  tirage  d'une  loterie  au  bénéfice  des  inondés 
du  Midi.  Les  quatre-vingts  lots  offerts  par  la  hante  aristocratie  parisienne  formaient  une  expo- 
sition aussi  variée  que  somptueuse.  La  jeune  et  jolie  comtesse  de  Tressan,  vêtue  de  blanc,  s'é- 
tait chargée  de  la  vente  des  billets,  et  exerçait  son  commerce  avec  une  grâce  sans  égale.  Le 
tirage  a  provoqué,  comme  toujours,  de  grandes  surprises  et  de  nombreuses  hilarités;  un  lot 
qui  ne  brillait  guère  et  qui  ne  tenait  pas  beaucoup  de  place,  excitait  cependant  de  nombreux 
désirs  :  c'était  tout  simplement  un  petit  bon  de  M.  Lépaulle,  au  moyen  duquel  le  gagnant  avait 
le  droit  de  choisir  un  tableau  dans  l'atelier  du  spirituel  peintre.  11  y  avait  aussi  une  magnifique 
poupée,  dont  plus  d'une  giande  personne  aurait  voulu  faire  son  joujou,  et  un  volume  de  la 
Sylphide  richement  relié  en  velours  et  rehaussé  d'arabesques  d'or,  qui  est  tombé  en  de  char- 
mantes mains. 

Pour  ce  qui  est  du  concert,  il  a  été  très-bien  conduit;  Mlle  de  Richemont,  qui  a  une  fort 
belle  voix,  a  chanté  un  duo  avec  M.  de  Choisy,  qui  a  fait  presque  autant  de  plaisir  qu'elle.  Le 
grand  air  de  Turquato  Tasso ,  parfaitement  chanté  par  Mlle  Elian  Barthélémy,  a  valu  à  la 
jeune  et  habile  artiste  des  bravos  universels. —  Que  dirai-je  des  toilettes?  Qu'elles  étaient  aussi 
bien  choisies  que  la  société  dans  les  salons  de  M.  de  Tressan.  On  remarquait  Mlles  Louise  de 
Choisy,  et  Bosson,  Mme  Lasalle,  et  la  comtesse  de  Pons,  qui  a  eu  le  bonheur  de  gagner  la 
grande  poupée;  Mlle  de  Tressan,  dont  nous  avons  admiré  de  charmantes  toiles  que  signe- 
raientnos premiers  peintres;  Mme  de  Ligny,  qui  avait  une  coiffure  composée  de  fleurs  bleues 
et  d'argent;  une  autre  dame  dont  les  cheveux  étaient  retenus  par  de  riches  agrafes  de  dia- 
mants; Mme  de  Gatinne  et  la  belle  Mme  d'Aubigny,  dont  la  toilette  rose  était  surchargée  de 
dentelles.  Par  malheur  les  soirées  du  comte  de  Tressan  vont  finir  comme  tontes  les  autres. 

Comte  Alfred  de  R*"\ 


La  représentation  de  Don  Juan  a  eu  lieu  à  l'Opéra  plus  tôt  que  nous  ne  l'espérions  :  il  a  fallu 
pour  cela  que  Mme  Gras-Dorus  fît  des  prodiges  d'étude  comme  elle  fait  des  prodiges  de  voix; 
mais  tous  les  miracles  sont  faciles  à  cette  excellente  cantatrice.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  reprise 
du  chef-d'œuvre  de  Mozart  n'a  pas  été  heureuse.  On  s'attendait  à  une  solennité  artistique, 
et  l'on  a  eu  le  triste  spectacle  d'un  scandale  :  Baroilhet,  subitement  indisposé ,  avait  presque 
perdu  la  voix  au  premier  acte;  avant  de  commencer  le  second,  on  est  venu,  au  nom  du 
chanteur,  réclamer  l'indulgence  du  public,  et  alors,  chose  incroyable!  des  sifflets  se  sont  fait 
entendre.. Nous  ne  chercherons  pas  les  causes  d'une  défaveur  aussi  imprévue,  d'une  manifes- 
tation aussi  brutale,  envers  un  artiste  qui  a  assez  de  talent  pour  pouvoir  se  passer  d'indul- 
gence; jusqu'à  nouvel  ordre  nous  ne  verrons,  dans  les  sifflets  dont  Baroilhet  a  été  victime, 
que  les  résultats  d'une  cabale  qui  est  une  honte  pour  l'Opéra,  et  non  pour  le  chanteur.  Il  est 
juste  d'ajouter  cependant  que  la  faiblesse  accidentelle  de  Baroilhet  se  compliquait  de  la  dé- 
solante médiocrité  d'une  partie  de  son  entourage  :  Mlle  Nau  perd  sa  voix,  si  elle  ne  l'a  pas 
entièrement  perdue;  Mlle  Heinefetter  est  loin  de  réaliser  les  espérances  que  son  début  avait 
fait  concevoir.  Quant  à  Mme  Dorus,  elle  a  été,  comme  toujours,  parfaite;  et  Dérivis,  dans  le 
rôle  de  Leporello ,  a  obtenu  un  véritable  succès. 

Les  Italiens  sont  partis,  et  Mlle  Mars  a  dit  adieu  au  public  le  31  mars;  nous  verrons  bien  si 
cet  adieu  est  définitif.  Hier  tout  était  terminé  avec  Mlle  Rachel,  aujourd'hui  tout  est  de  nou- 
veau rompu;  il  est  question  de  Londres,  de  frais  de  table,  comme  pour  un  général  en  chef 
ou  un  ambassadeur.  Jeux  d'enfants  et  de  vieillards  que  tout  cela!  La  Comédie-Française,  qui 
depuis  vingt  ans  se  démantibule,  tomberait  en  ruine  demain,  si,  à  l'heure  qu'il  est,  et  du 
même  coup,  Mlle  Mars  et  Mlle  Rachel  lui  tournaient  le  dos;  il  faut  que  l'une  des  deux ,  au 
moins,  reste,  et  ni  l'une  ni  l'outre,  peut-être,  ne  l'abandonneront. 


LA  SYLPHIDE 


DIRECTION  .  1  ,CITE     DES     ITALIENS 


LA    SYLPHIDE. 


221 


STEEPLE  CHASE    DE    LA   CROIX   DK    ISEHNi. 


faut  que  je  vous  dise  deux  mots,  Madame,  de  la  course 
au  clocher  qui  a  défrayé  toutes  les  conversations  du  beau 
monde  pendant  près  d'une  semaine;  il  n'était  question 
que  de  la  Croix  de  Berny,  de  Verrières,  de  genUemen-riders, 
ce  qui  signifie,  je  crois ,  gentilshommes-cavaliers.  Comme 
toujours,  l'élite  de  la  fashion  parisienne  avait  émigré 
Lvers  les  régions  aristocratiques  du  turf.  Bien  des  chutes 
|ont  eu  lieu  ,  bien  des  discussions  en  ont  été  la  suite  ,  et  il 
*a  fallu  que  l'aréopage  suprême  du  Jockey'*  club  rendit  un 
jugement  de  Salomon  en  faveur  de  M.  le  baron  Lecoul- 
tenx.  Mais  enfin,  ceci  n'est  point  notre  affaire;  c'est  de 
modes  que  j'ai  à  vous  entretenir,  et  la  mode,  était  fort  bien  représentée,  vendredi  delà 
semaine  dernière,  à  la  Croix  de  Berny.  Il  y  avait  d'abord  les  jolies  nouveautés  de  Le- 
monnier-Pelvey ,  dont  nous  connaissons  depuis  longtemps  le  talent  gracieux.  Le- 
monnier-Pelvey  a  des  capotes  charmantes  en  crêpe,  en  poult  de  soie  de  nuances 
de  couleur,  glacées  de  blanc,  ornées  de  guirlandes  de  rubans  avec  des  feuillages 
en  velours ,  ou  de  charmantes  grappes  de  Heurs.  Il  emploie  beaucoup  de  paille  de 
riz  ;  ces  pailles  seront  fort  en  vogue  cet  été.  —  Mme  Dasse  avait  aussi  à  ces  courses 
de  délicieuses  choses ,  et,  entre  autres,  une  adorable  capote  avec  vedette,  ornée  de 
fleurs  toutes  remplies  de  rosée.  Mme  Dasse  a  su  tirer  un  très-grand  parti  des  pailles 
à  jours ,  sur  lesquelles  elle  pose  un  petit  bouquet  de  plumes  tout  à  fait  sur  le 
côté.  Une  très-grande  et  très-haute  nouveauté  qu'on  a  pu  encore  remarquer  çà  et 
là  à  la  Croix  de  Berny ,  ce  sont  les  tissus  de  soie  pour  chapeaux  diaphanes  ,  dont 
Chosson  est  l'inventeur  ;  ces  tissus  feront  des  chapeaux  d'une  élégance  et  d'une  dis- 
tinction extrêmes;  le  dépôt  est  établi  chez  MM.  Thuvée,  rue  de  Choiseul. 

19 


±22  LA   SYLrHIDE. 

Je  suis  heureuse  de  voir  le  succès  par  moi  prédit  à  Mme  Leclère  se  justifier  de 
jour  en  jour.  J'ai  vu  chez  elle  une  capote  toute  en  dentelle,  avec  une  couronne  de 
Muets,  qui  était  la  plus  jolie  chose  du  monde.  Les  étoffes  sont  charmantes  cette 
année  de  dessins  et  de  nuances,  et  chez  Richard-Potier  le  choix  en  est  varié  à  l'infini 
et  du  meilleur  goût.  Cette  maison,  comme  vous  le  savez,  a  le  double  avantage  de 
fournir  les  étoffes  et  de  les  faire  confectionner  pour  robes  dans  les  formes  les  plus 
nouvelles.  La  maison  Giroud-de-Gand  expédiait  dernièrement  à  Florence,  de  la 
façon  Richard-Potier,  une  robe  en  satin  violet  garnie  de  trois  grands  volants  en 
dentelle  noire  haute  d'un  tiers;  une  dentelle  pareille  garnissait  le  tour  du  corsage. 
Mlle  de  Moismont  a  supprimé  les  volants  dans  ses  façons  de  robes,  et  elle  fera  les 
manches  demi  collantes,  ce  qui,  à  mon  avis,  est  beaucoup  plus  joli  que  les  man- 
ches collantes  et  sied  plus  généralement.  J'ai  vu  portée  par  une  femme  très-dis- 
tinguée, et  sortant  des  ateliers  de  Mlle  de  Moismont,  une  robe  en  tarlatanne,  ornée 
d'une  petite  chicorée  formant  tablier,  qui  était  d'un  délicieux  effet.  Les  personnes 
en  deuil  et  demi-deuil  s'occupent  aussi  de  leurs  toilettes  d'été,  et,  pour  être  sûres 
d'avoir  toujours  une  mise  de  bon  goût,  s'adressent  aux  magasins  du  Sablier,  où  les 
étoffes  grises,  noires,  les  écharpes  unies,  garnies  de  dentelle,  et  même  les  modes, 
bonnets,  chapeaux,  capotes,  sont  d'une  haute  distinction.  Les  robes  noires  ou  grises 
se  portent  même  hors  du  deuil.  Dufrène  a  le  choix  le  plus  séduisant  de  légères 
étoffes  de  printemps  dans  ces  deux  nuances,  dont  les  tissus  et  la  disposition  ne 
laissent  rien  à  désirer.  — Quoique  les  châles  de  soie,  les  écharpes,  soient  en  grande 
vogue,  rien  ne  pourra  détrôner  les  cachemires,  objet  de  véritable  luxe  s'il  en  fut 
jamais.  Rosset  m'a  toujours  semblé,  pour  cette  spécialité,  réunir  les  plus  grands 
avantages;  faisant  fabriquer  lui-même,  il  est  fort  agréable  pour  les  femmes  de  voir 
comment  se  forment  ces  magnifiques  dessins,  comment  ces  couleurs  si  vives,  si 
brillantes,  se  fondent  et  s'unissent  entre  elles;  de  voir  faire  son  chàle  enfin,  et  d'ai- 
der même  de  ses  conseils  féminins  l'habileté  du  fabricant.  Ne  vous  ai-je  pas  déjà 
dit  que  l'on  porterait  un  grand  nombre  de  manches  courtes?  eh  bien,  à  cet  effet, 
vous  ne  sauriez  croire  toutes  les  jolies  inventions  pour  mitaines  qu'a  conçues  Mayer, 
le  gantier  à  la  mode  :  ses  mitaines  de  peau  de  couleurs  auront  toute  l'élégance  de 
ses  gants  de  cet  hiver,  et  nos  belles  Parisiennes  se  rendront  en  foule  dans  ses  ma- 
gasins de  la  rue  de  la  Paix,  comme  elles  se  rendent  aujourd'hui  à  ceux  du  passage 
Choiseul ,  que  Mayer  va  quitter  pour  le  fashionable  quartier  du  haut  commerce.  —  Il 
y  a  longtemps  que  je  ne  vous  ai  parlé  des  magasins  de  la  Barbe  d'Or  :  ce  n'est  pas 
cependant  que  cette  maison  fasse  défaut  à  sa  bonne  renommée ,  car  à  cette  époque , 
comme  à  toutes  celles  de  transition  dans  les  modes,  elle  sait  renouveler  ses  ap- 
provisionnements de  nouveautés  en  soieries  avec  un  bon  goût  qui  ne  se  dément 
jamais.  Les  soirées  s'éteignent,  les  toilettes  pâlissent,  et  bientôt  tout  le  luxe  éblouis- 
sant que  nous  avons  eu  cet  hiver  se  transformera  en  légères  mousselines,  en  fleurs 
des  champs ,  et  il  faudra  saisir  la  mode  au  loin ,  fuyant  sous  les  grands  arbres,  dans 
les  allées  obscures  d'un  parc  sinueux;  heureusement  les  beaux  salons  de  Tortoni 
nous  restent,  et  c'est  là  que  se  réuniront,  le  soir,  pour  prendre  des  glaces,  les  femmes 
qui  donnent  la  mode  et  les  hommes  qui  l'exposent.  —  Je  finirai,  Madame,  par  une 
bonne  nouvelle:  M.  de  Villemessant,  toujours  en  quête  de  ce  qui  peut  plaire  à  ses 
abonnés,  vous  envoie  aujourd'hui ,  à  vous  ainsi  qu'à  tous  ses  souscripteurs,  le  Roi 
de  Thulé,  mélodie  qui  obtient  le  plus  grand  succès  dans  les  salons  :  les  paroles  sont 
de  notre  collaborateur  M.  Pitre-Chevalier  ;  la  musique  a  été  composée  par  un  homme 
du  monde,  qui  a  beaucoup  de  peine  à  dissimuler  son  talent  sous  le  nom  de  Jean 
Micbaôli. 

Baronne  Marie  m.  L'E 


\    sM.I'llllll 


2.^1 


im-kmi  m  sœliî  grise. 


DEUXIÈME    IMRIIK   ' 


^Mt    i:  fondation,  lorsqu'il  taisait 

\,"'H  allaient  pas  à  pas,  après  le 

m:v' '  —  la  révolution  a  proscrit  u 


B  fondation,  lorsqu'il  faisait  beau  l'été,  les  deux  familles 
souper,  car  on  soupait  alors, 

un  repas  qui  n'est  plus  revenu 
—  de  Saint-Mandé  à  Vincennes  à  travers  le  bois,  et  l'on 
s'arrêtait  chezM.  le  gouverneur  du  château,  non  pas  dans 
le  fort  même,  c'eût  été  contre  l'ordonnance  qui  régit  la 
matière,  mais  dans  un  petit  pavillon  extérieur  où  il  invi- 
gstail  ses  voisins,  qui  étaient  un  peu  ses  sujets,  à  prendre 

des  rafraîchissements, 
chacun  à  par!,  fondaient  un  grand  espoir  sur  celle  prome- 
nade nocturne  à  l'air  libre. 

Les  deux  familles  réunies  soupèrent  comme  de  coutume  dans  la  salle  verte,  pièce 
d'été  dont  les  croisées  s'alignaient  sur  la  cour,  cette  cour  assombrie  et  rafraîchie  par 
de  si  beaux  lierres;  mais  après  le  café,  luxe  qui  commençait  à  devenir  une  des  né- 
cessités de  la  petite  noblesse,  sans  être  encore  passé  dans  les  mœurs  bourgeoises,  au 
lieu  de  se  lever  et  de  donner  le  signal  de  départ  pour  la  promenade  à  Vincennes ,  le 
marquis  de  Rétal— c'est  chez  lui  qu'on  avait  soupe— proposa  au  comle  deCramaycnne 
une  partie  de  dames.  Une  partie  de  dames!  Les  deux  jeunes  gens  frémirent.  Tout  le 
monde  savait,  mais  eux  seuls  savaient  mieux  que  tout  le  monde  ce  que  signifiait 
eettc  terrible  proposition.  Une  partie  de  dames  voulait  dire  huit,  douze,  vingt  parties 
de  dames  ;  cela  ne  représentait  pas  une  heure  de  martyre — car  on  va  voir  que  c'était 
un  martyre  pour  les  assistants— , mais  la  moitié,  quelquefois  les  trois  quarts  de  la 
nuit. 

On  apporta  le  damier;  on  le  plaça  à  l'endroit  où  était  la  table,  et  à  peu  de  dis- 
tance de  la  croisée,  qui  resta  ouverte  ;  quatre  flambeaux  furent  posés  sur  la  table.  U 
était  sept  heures  environ.  Il  n'existait  pas  de  rivalité  plus  acharnée  que  celle  de  ces 
deux  hommes  lorsqu'ils  étaient  face  à  face  devant  un  damier  ;  ils  ne  se  connaissaient 
plus;  leur  ancienne  amitié,  leur  intimité  de  voisinage,  disparaissaient  et  faisaient 
place  à  tout  un  système  de  diplomatie,  qui  commençait  par  des  politesses  infinies  et 
finissait  par  des  coups  de  canon. Evidemment  plus  fort  au  jeu  de  dames  que  son  anta- 
goniste, et  d'un  naturel  plus  conciliant,  M.  de  Cramayenne  avait  un  étrange  duel  à 
soutenir  contre  le  marquis  de  Rétal  dès  que  ces  sortes  de  rencontres  s' engageaient. 
Suppléant  à  l'habileté  qui  lui  manquait  par  de  la  fanfaronnade  et  de  la  colère, 
M.  de  Rétal,  qui  comptait  toujours  sur  une  revanche  éclatante,  mais  toujours  en  re- 
lard, comme  toutes  les  revanches  éclatantes,  voulait,  exigeait  que  les  deux  familles, 
trop  convaincues  de  son  infériorité,  fussent  témoins  de  son  triomphe.  Jusqu'aux  en- 
fants, jusqu'aux  malheureux  enfants,  étaient  obligés  d'assister  au  triomphe  de 
M.  de  Rétal ,  et  d'entrer  dans  la  joie  de  son  succès.  Malheur  à  qui  bâillait ,  malheur 
à  qui  parlait  tout  bas  !  malheur  à  qui  faisait  le  mouvement  de  se  lever  pour  sortir  ! 
C'était  ce  que  dans  la  famille  on  nommait  le  quart  d'heure  de  Néron. 
On  s'assit  donc  autour  de  la  table  qui  fermait  le  cercle .  et  laissait,  entre  elle  et  le 


Voir  plus  haut  .  pag.   -212. 


224  LA  SYLPHIDE. 

mur  de  la  croisée,  un  intervalle  de  la  largeur  de  quelques  pieds.  Là  venait  se  coucher 
Fly,  le  lévrier,  à  qui  la  facilité  était  ainsi  ménagée  de  sauter  par  la  croisée  quand  la 
partie  l'ennuyait.  Parmi  ces  pauvres  victimes  d'une  inquisition  dioclétienne,  combien 
n'auraient  pas  voulu,  en  pareille  circonstance,  être  Fly! 

La  partie  commença;  on  lit  silence. 

Les  deux  jeunes  gens  se  regardèrent  et  soupirèrent  avec  leurs  yeux. 

Quelque  effrayé  que  fût  M.  de  Cramayenne  des  conséquences  d'une  partie  perdue 
sur  l'esprit  de  M.  de  Rétal,  sa  terreur  n'allait  jamais  pourtant  jusqu'à  la  lui  faire 
gagner  volontairement.  Il  tremblait,  mais  il  gagnait;  aussi  gagna-t-il  au  bout 
d'une  demi-heure  la  première  partie;  mais  il  fut  universellement  convenu  qu'il  ne 
devait  sa  victoire  qu'à  la  clarté  importune  d'une  bougie  placée  trop  près  des  yeux 
de  M.  de  Rétal,  dont  le  sourire  ironique  n'annonçait  rien  de  bon. 

Au  milieu  de  la  troisième  partie,  M.  de  Cramayenne  annonça  un  coup  de  quatre. 

«  Un  coup  de  quatre  !  s'écria  M.  de  Rélal  en  fermant  les  poings. 

—  Oui ,  monsieur  le  marquis ,  un  coup  de  quatre. 

—  Mais  je  ne  le  vois  pas. 

—  Il  est  pourtant  aussi  visible  qu'inévitable. 

—  Inévitable ,  dites-vous  !  » 

La  ligure  de  M.  de  Rétal  exprima  une  telle  indignation,  que  les  deux  familles  trem- 
blèrent de  terreur.  L'ouragan  s'élargissait. 

«  En  effet,  se  reprit-il ,  vous  m'en  prenez  quatre.  Quatre  pions!  c'est  à  ne  pas  y 
croire!  »  Et  il  donna  un  si  violent  coup  de  pied  à  Fly,  qui  dormait  sous  la  table,  que 
le  chien,  interrompu  dans  son  sommeil,  poussa  un  sourd  gémissement. 

Ici  il  est  de  rigueur  de  rappeler  que  toutes  les  fois  que  M.  de  Rétal  était  en  mau- 
vaise humeur  de  jeu,  il  entamait  sur  le  compte  de  l'infortuné  lévrier  une  de  ces  ré- 
criminations qui  aggravaient  d'une  façon  désastreuse  la  partie  de  dames.  Si  l'on  n'a 
pas  oublié  que  le  pauvre  animal  appartenait  par  moitié  égale  à  la  famille  Cramayenne 
et  à  la  famille  Rétal,  on  comprendra  la  signification  des  propos  tenus  sur  son  compte 
par  l'un  de  ses  maîtres  parlant  à  l'autre.  Après  le  terrible  coup  de  quatre,  le  mar- 
quis de  Rétal  dit  d'abord  en  murmurant  : 

«  Je  ne  sais  pas  de  quoi  vous  nourrissez  ce  chien  ,  mais  il  devient  chaque  jour  de 
plus  en  plus  hargneux. 

—  Il  me  semble,  reprit  le  comte  de  Cramayenne,  sans  détourner  son  attention  du 
damier,  que  nous  le  nourrissons  en  commun. 

—  Mais  il  y  a  nourrir  et  nourrir,  monsieur  le  comte. 

—  Monsieur  le  marquis,  vous  ne  lui  donnez  pas  des  truffes,  que  je  sache. 

—  C'est  possible,  repartit  le  joueur  malheureux,  mais  je  ne  l'engraisse  pas  non 
plus  avec  des  coups  de  bâton.  Mais  vous  allez  en  dame  !  mais  vous  êtes  en  dame! 
quoi  !  en  dame  !  »  Et  Fly  reçut  un  second  coup  de  pied,  et  il  poussa  un  second  gémis- 
sement encore  plus  profond. 

Constance  avait  laissé  tomber  son  éventail  ;  Francis  se  levait  pour  le  ramasser. 
«  Monsieur  le  comte,  dites  à  votre  fils  qu'il  renvoie  à  un  autre  jour  ses  procédés  ga- 
lants envers  ma  fille;  ceci  peut  compromettre  une  partie  à  tout  jamais.  »  Francis, 
à  demi  levé,  se  rassit;  Constance  laissa  son  éventail  à  terre.  Pauvres  enfants! 

«  J'ai  gagné,  dit  tranquillement  M.  de  Cramayenne  ;  et  de  trois! 

—  Vous,  gagné!  je  vous  en  défie  !  Cela  est  vrai  comme  il  est  vrai  que  Fly  est  bien 
vu  chez  vous.  Ce  chien  est  une  victime  :  vos  enfants  l'irritent,  vos  domestiques  le 
battent;  on  me  l'assassine;  cependant  ce  chien  vous  garde,  vous  protège,  vous 
défend.  » 

Cette  énumôration  de  louanges  données  au  lévrier  par  M.  de  Rétal,  duquel  il 
avait  déjà  reçu  deux  coups  de  pied,  voulait  dire  tout  simplement  que  le  marquis 
avait  perdu  sa  partie. 


LA    SYLPHIDE.  oo;; 

La  quatrième  commença. 

<•  Je  vous  cède  deux  pions,  dit  en  l'entamant  le  comte  de  Cramayenfie.  »  Quels 
mots  il  avait  prononcés  !  quelles  offres  il  avait  faites  ! 

Il  s'attira  cette  réplique  :  «  Vous  me  cédez  deux  pions!  c'est  généreux .  c'esl  beau 
monsieur  le  comte,  c'est  du  Louis  XIV...  Deux  pions!  le  succès  vous  donne  ce  droil 
cet  avantage...Deuxpions!sansdoutevousêtesdeforceàcela;maisienelesprendrai 
point,  parce  qu'au  tond  vous  voulez  m'humilier devant  ma  femme,  mes  enfants  et 
mes  domestiques.  Je  n'accepte  point  cette  honte.  Vous  m'en  offrez  d'eux  .  j,  vous  en 
offre  quatre,  moi!  oui,  quatre!  Savez-vous  pourquoi  vous  gagnez?  par  l'unique  avan- 
tage que  vous  avez  sur  moi  de  profiter  de  mes  erreurs,  tandis  que  je  terme  les 
veux  sur  les   vôtres. 

—  Monsieur  le  marquis,  répondit  le  comte  de  Cramayenne,  le  gain  au  jeu  découle 
de  la  prudence  qu'on  a  et  de  celle  que  n'a  pas  l'adversaire.  » 

Lejea  recommença.  Soit  que  le  comte  de  Cramayenne  eût  cette  fois  manque  de 
son  habileté  ordinaire,  soit  qu'il  eût  pris  le  généreux  parti,  mais  c'était  peu  pro- 
bable, de  laisser  croire  un  instant  à  son  antagoniste  qu'il  aurait  enfui  une  revanche. 
il  lui  fournit  l'occasion  de  sortir  vainqueur  de  la  quatrième  lutte.  Le  marquis  s'en 
aperçut  avec  une  joie  d'ivresse.  Il  s'arrêta,  il  voulait  humer  lentement  son  bon- 
heur... Un  de  ses  plus  jeunes  enfants  ayant  exprimé  dans  ce  moment  suprême,  par 
un  bâillement  prolongé,  l'intérêt  qu'il  portait  à  la  chose,  «Qu'on  l'étouffé!»  s'écria 
M.  de  Rétal.  «  A  vous,  monsieur  le  comte,  »  reprit-il. 

Décidément  la  fortune  revenait  à  lui.  Le  jeu  de  son  adversaire  s'éparpillait,  tandis 
que  pour  le  sien  il  s'ouvrait  de  tous  côtés  des  perspectives  superbes;  non-seulemenl 
il  devait  gagner,  mais  gagner  sans  perdre  la  moitié  de  ses  pions,  comme  un  maître 
gagne  un  écolier.  La  pitié  lui  venait  déjà. 

Il- poussa  un  pion,  et  il  dit  timidement:  «  J'ai  été  trop  vite,  monsieur  de  Cra- 
mayenne, en  vous  accusant  seul  du  mauvais  naturel  du  lévrier;  j'aurais  pu  étendre 
le  reproche  plus  loin;  je  sais  chez  moi  des  personnes  qui  n'ont  pas  toujours  poui 

cet  animal  toutes  les  attentions  désirables...  Je  vous  prends  deux  pions ^près 

tout ,  les  chiens  se  gâtent  aussi  par  les  trop  bons  traitements  dont  ils  sont  l'objet... 
Je  vous  prends  encore  celui-ci...  Vous  ne  passez  pas  personnellement  pour  le  haïr: 
d'ailleurs,  il  est  à  vous  comme  à  moi...  Je  vous  souffle  celui-ci.  Fly,  il  est  juste  aussi 
«nre,  n'a  pas  que  des  défauts;  s'il  mérite  parfois  le  reproche  d'être  hargneux, 
il  ne  dort  jamais  la  nuit;  c'est  une  bonne  sentinelle  que  Fly...  En  dame  !...  » 

A  force  d'entendre  répéter  son  nom,  Fly,  dont  le  sommeil, "pour  des  causes  déjà 
dites,  n'avait  pas  suivi  un  cours  très-régulier,  se  lève  tout  à  coup,  saute  sur  le 
bord  de  la  croisée,  se  retourne,  et  pose  ses  deux  longues  pattes  velues  sur  le  da- 
mier. La  mêlée  fut  horrible  ;  pas  un  pion  ne  garda  sa  place.  M.  de  Rétal  n'est  plus 
un  homme,  il  ne  se  connaît  plus;  il  saisit  le  lévrier  par  les  deux  oreilles,  et,  sourd 
aux  aboiements  tantôt  menaçants,  tantôt  plaintifs,  qu'il  excite,  on  dirait  qu'en  ce 
moment  il  veut  faire  deux  parts  de  l'animal,  sur  lequel  il  n'a  réellement  que  la 
moitié  d'un  droit  de  propriété.  Personne  n'osait  apaiser  ce  nouveau  gladiateur  ;  cha- 
cun redoutait  d'approcher  du  groupe  criant  et  aboyant. 

Ce  fut  dans  ce  moment  bouffon,  comme  presque  tous  ceux  où  se  décident  les  plus 
graves  événements  de  la  vie,  que  Constance,  prenant  la  main  de  Francis,  lui  dit 
tout  bas:  «  Demain  je  rentre  au  couvent,  et  c'est  pour  ne  jamais  plus  en  sortir. 

Dans  un  an  je  prendrai  le  voile;  je  serai  sœur-grise Promettez-moi  d'être  là 

le  jour  où  je  prononcerai  des  vœux  éternels.  —  Constance,  j'y  serai.  » 
Fly  n'avait  dévoré  que  la  moitié  de  la  culotte  du  marquis  de  Rétal. 
Tandis  que  la  carriole  affectée  au  service  des  deux  maisons  de  Saint-Mandé  ra- 
menait Constance  de  Rétal  au  couvent  de  la  rue  du  Temple,  M.  de  Cramayenne  et 
son  fils  montaient,  à  Paris,  dans  la  diligence  d'Amis,  ville  principale  d'où  ils  se 


220  LA  SYLPHIDE. 

rendraient  ensuite  à  Bapaume.  Alin  de  dégager  Francis  des  sombres  pensées  où  il 
le  voyait  plongé,  M.  de  Cramayenne  lui  montrait,  lorsqu'ils  s'arrêtaient  aux  loca- 
lités intermédiaires,  et  l'on  s'arrêtait  souvent  à  cette  époque  peu  renommée  pour 
la  facilité  des  voyages,  l'agitation  universelle  des  gens,  tous